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Compétence des juridictions françaises pour des propos diffamatoires ou injurieux publiés sur un site web et visant une personne résidant sur le territoire national

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Lorsque dans notre News Presse & Réseaux sociaux du 8 novembre 2023 nous écrivions que le champ politique était riche de contentieux en droit de la presse, nous n’exagérions pas.

Voici, en effet, une nouvelle affaire sur laquelle la Chambre criminelle de la Cour de cassation vient de se prononcer dans un arrêt du 7 novembre 2023[1] ; aboutissement d’une procédure initiée par un homme politique, alors conseiller régional, qui avait déposé plainte avec constitution de partie civile « des chefs de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public, d’injure publique envers un citoyen chargé d’un mandat public et d’injure publique commises à raison de l’orientation sexuelle » en raison de propos publiés sur un site internet.

Renvoyé par le juge d’instruction devant le tribunal correctionnel, le Président et directeur de la publication dudit site a été relaxé du chef de diffamation publique mais « déclaré coupable des autres chefs de prévention ». En appel, la partie civile s’est vue débouter de l’ensemble de ses demandes au motif que les juridictions françaises étaient incompétentes.

Les juges d’appel ont estimé, alors même que l’enquête policière avait conclu à la commission de l’infraction en France, que, d’une part, les investigations n’avaient pas permis « de déterminer de façon précise le lieu d’émission », d’autre part, « le seul fait que les propos aient été accessibles depuis le territoire français ne caractérise pas un acte de publication sur ce territoire rendant le juge français compétent pour en connaître ».

Statuant au visa de l’article 113-2-1 du Code pénal[2], la Chambre criminelle a censuré l’arrêt d’appel et juge que la Cour a méconnu le texte précité dès lors que :

  • en premier lieu, « il est constant que M. … réside en France, de sorte que les infractions poursuivies étaient réputées commises en France» ;
  • en second lieu, « c’est en contradiction avec leur décision d’incompétence que les juges se sont ensuite prononcés sur la responsabilité pénale du prévenu».

L’arrêt d’appel est par ailleurs censuré à un autre titre au motif que si la Cour d’appel a, « à juste titre », écarté le « le régime de responsabilité de plein droit prévu par l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, qui ne s’applique que lorsque le service de communication au public par voie électronique est fourni depuis la France, les juges ont retenu qu’il n’était pas établi que M. … soit le directeur de publication du site internet et ont écarté sa responsabilité de ce chef. », les juges ne pouvaient s’abstenir de rechercher si le prévenu avait contribué, d’une autre manière, à la diffusion sur le territoire français des propos qui visaient l’auteur du pourvoi :

« En prononçant ainsi, alors qu’il appartenait à la cour d’appel de rechercher, en appréciant le mode de participation du prévenu aux faits poursuivis dans les termes du droit commun, s’il avait contribué personnellement à la diffusion en France, sur un site internet édité à l’étranger, des propos litigieux, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision. »

Ce faisant, la Chambre criminelle rappelle sa conception extensive de la compétence des juridictions françaises pour des propos visant des personnes résidant en France, et ce quand bien même le support de publication serait édité à l’étranger.

[1] Cass. Crim., 7 novembre 2023, n° 22-86.349.

[2] Article 113-2-1 du Code pénal : « Tout crime ou tout délit réalisé au moyen d’un réseau de communication électronique, lorsqu’il est tenté ou commis au préjudice d’une personne physique résidant sur le territoire de la République ou d’une personne morale dont le siège se situe sur le territoire de la République, est réputé commis sur le territoire de la République. »

Nouvel exemple du contrôle des limites de la liberté d’expression dans le débat politique

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Les rivalités politiques charrient souvent leur lot de propos polémiques et, inévitablement, sont à l’origine de nombreux contentieux[1] dans lesquels les juges s’interrogent sur les limites de la liberté d’expression.

L’affaire ayant donné lieu à un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, rendu le 17 octobre 2023[2], nous en donne un nouvel exemple.

A la suite de la publication sur la page Facebook d’une commune d’un communiqué de presse intitulé « emplois suspects : le maire de … demande des comptes à l’ancien maire » par lequel son maire nouvellement élu mentionnait avoir écrit à son prédécesseur « pour obtenir des éclaircissements sur plusieurs cas suspects d’emplois de complaisance », ledit prédécesseur a fait citer son successeur « du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public ».

L’auteur du communiqué litigieux a d’abord été relaxé par le tribunal correctionnel, puis l’ancien maire ayant relevé appel du jugement, a formé un pourvoi contre l’arrêt du 10 novembre 2022 par lequel la Cour d’appel de Paris « a dit qu’il a commis une faute civile et s’est déclarée incompétente pour statuer sur l’action civile ».

Rendue au visa de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, la décision de la Chambre criminelle rappelle les particularités de l’appréciation des limites admissibles de la liberté d’expression dans le débat politique et l’objet du contrôle du caractère suffisant de la base factuelle supposée soutenir les propos incriminés.

Pour la Haute juridiction, la Cour d’appel a méconnu l’article 10 précité.

En effet :

  • d’abord, alors que la Chambre criminelle confirme le « caractère attentatoire à l’honneur et à la considération» des propos du nouveau maire à l’égard de son prédécesseur, elle relève que si la Cour d’appel a eu raison d’énoncer dans son arrêt que « les propos litigieux s’inscrivent dans un débat d’intérêt général portant sur la gestion de la municipalité de … et ont été tenus dans le cadre polémique politique opposant le nouveau maire à son prédécesseur », elle ne pouvait juger que le prévenu n’a produit aucun élément susceptible d’étayer ses propos et, partant, que la base factuelle sur laquelle ils reposaient « est particulièrement faible » ;

La Cour de cassation juge au contraire que :

« le propos incriminé repose sur une factuelle suffisante dès lors que M. … a produit des pièces démontrant avoir procédé, pendant plusieurs mois, à des vérifications internes avant de solliciter des explications à son prédécesseur ».

  • ensuite, outre l’insuffisance de la base factuelle, les juges d’appel ont estimé que le nouveau maire a tenu des propos excédant les limites admissibles de la liberté expression au motif supplémentaire qu’ « en employant les termes « demande des comptes », « emplois suspects » et « emplois de complaisance », le prévenu a manqué de prudence et de mesure dans l’expression».

Tel n’est pas l’avis de la Chambre criminelle qui insiste non seulement sur le cadre dans lequel les propos ont été tenus mais aussi sur la qualité de leur auteur :

« le propos de M. …. n’a pas dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression d’un opposant politique, non professionnel de l’information, dans le contexte de possibles infractions pénales commises par l’ancien maire auquel il a succédé ».

Ce faisant, la Chambre criminelle confirme, outre son contrôle des pièces fournies pour démontrer l’existence d’une base factuelle suffisante, la particularité du discours politique et notamment des joutes entre opposants politiques.

 

[1] Voir notre News Droit de la Presse & Réseaux sociaux du 5 juillet 2023 relative aux Responsabilité des politiques pour les propos tenus par des tiers sur leur compte Facebook.

[2] Cass. Crim., 17 octobre 2023, n° 22-87.470.

Rappel des conditions de l’excuse de bonne foi, appréciation particulière du ton employé par un journaliste engagé réfugié politique et absence de faute civile dès lors que l’imprécision des propos litigieux ne permet pas de dire si la partie civile était visée comme auteur ou victime d’une infraction pénale

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Dans un arrêt du 17 octobre 2023 (Cass. Crim., 17 octobre 2023, n° 22-87.544), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par le directeur adjoint d’une banque étrangère et par ladite banque contre l’arrêt d’appel ayant confirmé la relaxe d’un journaliste contre lequel une plainte avec constitution de partie civile avait été déposée pour diffamation publique envers un particulier.

Pour accorder le bénéfice de l’excuse de bonne foi au prévenu, qui avait notamment évoqué un « scandale de détournement de fonds » au cœur duquel serait cette banque détenue par deux banques d’Etat et intervenant à l’étranger, ainsi que l’audition de son « patron » pendant « plus de 17 heures par la police française », la Cour d’appel de Paris a fait application des critères classiques (inscription des propos dans un débat d’intérêt général, existence d’une base factuelle suffisante au regard de l’analyse faite par les juges de première instance) et a ajouté :

« qu’aucune animosité personnelle n’anime le prévenu, journaliste engagé[1], qui a été emprisonné en … pour de précédents articles critiques et qui bénéficie aujourd’hui de la qualité de réfugié politique en France. Ils en déduisent que celui-ci doit bénéficier d’une protection accrue de sa liberté d’expression, de sorte qu’une plus grande liberté de ton doit lui être reconnue, dès lors qu’il est en mesure de justifier d’un minimum de base factuelle. »

Cette précision des juges d’appel sur la nécessaire protection supérieure dont doit bénéficier un « journaliste engagé », « réfugié politique en France », témoigne de la détermination des juridictions françaises de garantir la liberté d’expression de personnes qui en sont privées dans leur pays d’origine, à la condition toutefois, et naturellement, qu’elles soient en capacité d’étayer un minimum leurs affirmations. La qualité de journaliste engagé et de réfugié politique ne doit pas constituer un blanc-seing permettant un exercice dévoyé de la liberté d’expression.

Ici, la Cour de cassation juge que la Cour d’appel a justifié sa décision et rappelle une distinction importante dans l’analyse qui doit être faite de la bonne foi, à savoir que « l’existence d’une base factuelle suffisante ne saurait être subordonnée à la preuve de la vérité des faits ».

L’arrêt ici commenté retient également notre attention en tant que la Haute juridiction confirme le rejet en appel des demandes des parties civiles au motif que les propos litigieux « ne sont pas suffisamment précis pour déterminer si la société … est visée comme auteur d’une infraction pénale ou comme victime ».

La Chambre criminelle considère, en effet, que :

« 17. En premier lieu, elle a souverainement analysé les éléments extrinsèques susceptibles d’éclairer le sens et la portée des propos poursuivis tels qu’ils pouvaient être compris par les personnes susceptibles d’en prendre connaissance.

  1. En second lieu, elle a, au terme de cette analyse, exactement retenu que ces propos n’étaient pas suffisamment précis pour déterminer que la société BIA était visée en tant qu’auteur des faits dénoncés et non comme victime.»

En effet, si la banque, partie civile dans la présente espèce, était citée comme « au cœur d’un scandale de détournement de fonds », il était possible pour certains lecteurs de comprendre qu’elle était décrite par le journaliste comme l’auteur d’une infraction pénale, pour d’autres, comme une victime de ces faits.

La Chambre criminelle rappelle donc que pour faire droit aux demandes des parties civiles, il ne doit pas exister de doute quant à la « qualité » qui leur est prêtée par l’auteur des propos.

[1] Mis en gras par nos soins.

L’accessibilité au public français par internet de propos diffamatoires ne suffit pas à rendre compétentes les juridictions françaises

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Le fait que des propos considérés comme diffamatoires par la partie civile soient accessibles, via internet, depuis la France, suffit-il à rendre compétentes les juridictions françaises ?

Telle est la question à laquelle la Chambre criminelle de la Cour de cassation a eu à répondre[1] dans un arrêt du 5 septembre 2023 (Cass. Crim., n° 22-84.537), saisie d’un pourvoi formé par un ancien Président de la République d’Albanie et des membres de sa famille, de nationalité et de résidence albanaises, contre un arrêt de la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris ayant confirmé l’ordonnance par laquelle un juge d’instruction s’était déclaré incompétent « pour informer sur leur plainte du chef de diffamation publique envers un particulier ».

En l’espèce, la plainte avec constitution de partie civile, déposée le 28 juillet 2021 entre les mains du Doyen des juges d’instruction du Tribunal judiciaire de Paris, visait le « secrétaire d’Etat américain, du chef de diffamation publique envers un particulier en raison de la publication, le 19 mai précédent, sur le site internet du département d’Etat américain, d’un communiqué de presse en anglais contenant des propos jugés diffamatoires ». Le même secrétaire d’Etat américain avait également publié le même jour des propos similaires sur son compte Twitter.

Les demandeurs au pourvoi critiquaient le raisonnement de la Chambre de l’instruction aux termes duquel celle-ci avait jugé qu’il n’existait pas d’élément de rattachement au territoire français susceptible de fonder la compétence de ses juridictions.  Ils estimaient notamment que les propos du Secrétaire d’Etat américain diffusés par internet étaient destinés, même non exclusivement, au public français, dès lors qu’ils avaient « été relayés en langue française par un article du Figaro et deux articles du Courrier des Balkans, et que 7 personnes résidant en France, dont deux albanais naturalisés français, en aient eu connaissance ».

La Chambre criminelle n’a accueilli aucun des moyens soulevés[2] et a confirmé la décision objet du pourvoi qui reprenait une jurisprudence désormais bien établie[3] selon laquelle :

« s’agissant de propos diffusés par internet, le critère d’accessibilité aux propos litigieux depuis le territoire français ne peut suffire à lui seul à caractériser un acte de publication sur ce territoire, rendant le juge français compétent pour en connaître.

    1. Les juges en déduisent qu’il doit être recherché si les propos poursuivis peuvent être rattachés au territoire de la République, c’est-à-dire s’ils sont destinés au public français.»

Dans la présente affaire, aucun élément n’était susceptible de démontrer que les propos litigieux étaient destinés, ne seraient-ce que pour partie, au public français et, partant, de fonder la compétence des juridictions françaises.

En effet, qu’il s’agisse de la langue dans laquelle les propos ont été initialement publiés (l’anglais), du sujet abordé (la vie politique albanaise), de la nationalité ou du lieu de résidence des plaignants, rien ne permettait de considérer que le public français était « destinataire » et ce malgré la traduction du communiqué et du tweet du Secrétaire d’Etat américain dans le Figaro.

Au surplus, la Chambre criminelle précise que :

« En se déterminant ainsi, la chambre de l’instruction n’a méconnu aucun des textes visés au moyen pour les motifs qui suivent.

    1. En premier lieu, en l’absence de tout critère rattachant au territoire de la République les propos incriminés, la circonstance que ceux-ci, du fait de leur diffusion sur le réseau internet, aient été accessibles depuis ledit territoire ne caractérisait pas, à elle seule, un acte de publication sur ce territoire rendant le juge français compétent pour en connaître.
    1. En second lieu, les plaignants auraient pu poursuivre les organes de presse ayant repris en France les propos dénoncés.
    1. Ainsi, le moyen doit être écarté.»

La Chambre criminelle applique ici sa propre jurisprudence et fait preuve de bon sens en exigeant un véritable rattachement au territoire français pour que les juridictions de celui-ci retiennent leur compétence. A défaut, tout propos diffamatoire publié sur internet serait, par son simple accès depuis la France, susceptible de ressortir de la compétence desdites juridictions. Chacun peut convenir que la situation ainsi créée serait ingérable.

[1] Cass. Crim., 5 septembre 2023, 22-84.537.

[2] Moyens qui visaient « les articles 113-2 et 113-2-1 du code pénal, 29, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 591 et 593 du code de procédure pénale ».

[3] Cass. Crim., 12 juillet 2016, n° 15-86.645.

Diffamation et exception de nullité de l’assignation : l’allégation de propos diffamatoires implique que l’action engagée par la victime soit fondée sur les dispositions applicables de la loi sur la liberté de la presse

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Specialia generalibus derogant : les lois spéciales dérogent aux lois générales.

Cet adage bien connu des étudiants en droit trouve particulièrement à s’appliquer en matière d’actions engagées par une personne s’estimant victime de propos diffamatoires.

Dans un arrêt du 13 septembre 2023[1], la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a eu à se prononcer sur un pourvoi formé contre un arrêt aux termes duquel les juges d’appel avaient rejeté l’exception de nullité d’une assignation visant expressément les articles 9 et 9-1 du code civil, 835 du code de procédure civile et 15 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Dans cette affaire, un enseignant qui venait d’être désigné principal d’un collège avait vu sa nomination critiquée en ces termes par un syndicat : « chef maltraitant recasé : stop au pas de vague » et « un chef maltraitant au collège des (…) ».

L’enseignant avait alors assigné en référé le syndicat pour obtenir le retrait des propos publiés par le syndicat ; lequel avait alors soulevé une exception de nullité de l’acte d’assignation.

Pour la rejeter, les juges d’appel ont estimé que l’assignation :

« vise expressément les articles 9 et 9-1 du code civil, 835 du code de procédure civile et 15 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qu’il s’agit d’une action tendant à obtenir, en référé, la cessation d’un trouble manifestement illicite à la vie privée, à la présomption d’innocence et à la liberté de travailler et qu’il n’y est à aucun moment fait référence à la loi du 29 juillet 1881 pour obtenir réparation de faits diffamatoires. »

Dit autrement, on comprend que la Cour d’appel a considéré que dès lors que la loi sur la presse n’était pas visée dans l’assignation, il ne s’agissait pas d’une action ayant pour objet la réparation de propos diffamatoires mais la cessation d’un trouble manifestement illicite au sens de l’article 835 du code de procédure civile. Le droit commun s’appliquait selon elle et l’assignation n’était pas nulle au motif qu’elle ne faisait pas mention de la loi spéciale, celle sur la liberté de la presse.

La 1ère Chambre civile censure l’arrêt d’appel au visa des articles 29 et 53 de la loi du 29 juillet 1881 dont elle rappelle que :

« Aux termes du premier de ces textes, toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation et, selon le second, la citation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé, et indiquer le texte de loi applicable à la poursuite. »

En l’espèce, la Haute juridiction juge que la Cour d’appel aurait dû accueillir l’exception de nullité dès lors que, dans son arrêt, elle relevait bien que l’enseignant en cause avait exposé être victime d’allégations diffamatoires :

« En statuant ainsi, alors qu’elle avait préalablement relevé que M. [D] exposait être victime dans les communiqués des 6 et 13 novembre 2020 d’allégations diffamatoires et que ces communiqués le présentaient comme un chef d’établissement maltraitant, la cour d’appel, qui n’a pas tiré conséquences légales de ces constatations, a violé les articles susvisés. »

En d’autres termes, dès lors que les allégations étaient présentées comme diffamatoires, l’action de la personne qui estime en être victime doit être fondée sur les dispositions pertinentes de la loi sur la liberté de la presse.

L’assignation qui, dans une telle hypothèse, ne vise pas expressément ladite loi est donc nulle.

 

 

[1] Cass. Civ. 1ère, 13 septembre 2023, n° 22-20.947.

Les restrictions prévues par la loi sur la liberté de la presse et le code de procédure pénale à la recevabilité des constitutions de partie civile en matière de délit de provocation publique à la haine, à la discrimination ou à la violence en raison de la religion, ne portent pas atteinte au principe d’égalité devant la loi pénale.

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Par un arrêt du 5 septembre 2023[1], la Chambre criminelle de la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée par l’auteur d’un pourvoi formé contre une décision par laquelle la Cour d’appel de Paris a déclaré irrecevable sa constitution de partie civile.

La QPC présentée à la Haute juridiction par mémoire spécial était double dès lors qu’elle portait sur les restrictions apportées par la loi sur la liberté de la presse et le code de procédure pénale à la recevabilité de la constitution de partie civile d’une victime, non nommément visée, soit d’injure publique, soit de provocation publique à la haine, à la discrimination, en raison de sa religion :

« La question prioritaire de constitutionnalité est ainsi rédigée :

« Les dispositions combinées des articles 33 alinéa 3, 24 alinéa 7, 47, 48 et 48-1 alinéas 1 et 2, de la loi du 29 juillet 1881, 2, 2-1 alinéa 1 et 2 et 3 du code de procédure pénale, qui excluent la possibilité pour la victime, attaquée à raison de sa religion, de se constituer partie civile des chefs d’injure publique, lorsqu’elle n’est pas nommément visée, ou de provocation publique à la haine, à la discrimination ou à la violence, à raison de son appartenance à une religion, en réservant cette possibilité aux associations habilitées ou au ministère public, sont-elles contraires au droit de toute personne à un procès équitable, au droit à un recours effectif et à l’équilibre des droits des parties ainsi qu’au principe d’égalité devant la loi tels qu’ils sont garantis par les articles 1er, 4, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? ». »

S’agissant de la première infraction objet de la QPC, à savoir celle d’injure publique à raison de la religion, le refus de la renvoyer au Conseil constitutionnel était attendu dès lors que les sages de la rue de Montpensier se sont déjà prononcés et qu’aucun changement de circonstances n’est susceptible de conduire à les faire changer d’avis :

« Dans sa décision n° 2013-350 QPC en date du 25 octobre 2013, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution l’article 47 et le dernier alinéa de l’article 48, à l’exception du 1°, de la loi du 29 juillet 1881 précitée notamment en ce qu’ils sont « relatifs aux pouvoirs respectifs du ministère public et de la victime en matière de mise en œuvre de l’action publique ».

    1. Depuis cette décision, aucun changement des circonstances, au sens de l’article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, n’est intervenu. »

S’agissant de la seconde infraction, la provocation publique, la Chambre criminelle s’est livrée à son contrôle classique des conditions de transmission d’une QPC au Conseil constitutionnel.

En l’espèce, si les dispositions critiquées par l’auteur du pourvoi n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution, il demeure que la QPC en cause ne présente pas un caractère sérieux.

En effet, la Chambre criminelle estime que le principe d’égalité devant la loi pénale n’est pas méconnu dès lors qu’une personne non individuellement visée par les faits de provocation ne se trouve pas dans la même situation qu’une association dont l’objet est de défendre les intérêts collectifs d’un groupe de personne visé par une telle infraction :

« La question posée ne présente pas un caractère sérieux.

    1. En effet, l’application combinée des dispositions précitées ne porte pas atteinte au principe d’égalité devant la loi pénale, lequel ne fait pas obstacle à ce que le législateur prévoie des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales.
    1. Or, la personne physique qui n’a pas été visée individuellement par les faits de provocation visés à l’article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse n’est pas dans une situation identique à celle d’une association dont l’objet est de défendre les intérêts collectifs d’un groupe de personnes pouvant avoir été visé par cette infraction.
    2. En réservant au ministère public et à certaines associations la possibilité de mettre en mouvement l’action publique du chef de provocation à la discrimination, à la haine, à la violence à raison de la religion, le législateur a entendu, eu égard à la liberté de la presse et au droit à la liberté d’expression, limiter le risque de poursuites pénales abusives exercées par un membre du groupe visé à raison de son appartenance religieuse, groupe qu’il ne peut prétendre représenter en exerçant tous les droits reconnus à la partie civile au seul motif qu’il professerait la religion considérée.»

Pour la Chambre criminelle, les dispositions objet de la QPC permettent donc d’atteindre un équilibre qu’elle juge conforme à la Constitution.

[1] Cass. Crim., 5 septembre 2023, n° 23-81.316.

Des propos jetant le discrédit sur une entreprise ne constituent pas une forme de dénigrement s’ils n’excèdent pas les limites de la liberté d’expression

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Quelle est la frontière entre une critique, certes virulente, d’une offre de services par une entreprise, et le dénigrement pouvant justifier qu’un juge ordonne le retrait des propos litigieux ?

Telle est la question à laquelle la Cour d’appel de Paris a répondu, saisie de l’appel à l’encontre d’un jugement rendu selon la procédure accélérée au fond en application de l’article 6 I-2 et 8 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN).

Pour rappel :

  • l’article 6, I-2° dispose que :

« Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible.

L’alinéa précédent ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle de la personne visée audit alinéa. »

  • l’article 6, I-8° dispose que :

« Le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut prescrire à toute personne susceptible d’y contribuer toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne.

Il détermine les personnes ou catégories de personnes auxquelles une demande peut être adressée par l’autorité administrative dans les conditions prévues à l’article 6-3. »

Dans la présente affaire, une société avait démarché des entreprises afin de procéder à des formalités d’affichage par une lettre comportant, outre un prix et des modalités de paiement, des mentions telles que « Affichage obligatoire » et évoquant « des sanctions pénales » ; le fait que cette démarche était facultative et proposée par un organisme privé n’apparaissant qu’en petit format.

Des internautes ont critiqué le démarchage effectué par cette société sur une plateforme de signalement de pratiques douteuses dans des discussions comportant notamment les termes « arnaque », « méthodes frauduleuses », « gangsters » ou encore des invitations à « signaler cette arnaque à la DGCCRF ».

La société critiquée a demandé, sur le fondement de l’article 6, I-8° précité de la LCEN le retrait desdites discussions accessibles aux adresses URL identifiées dans son assignation.

Dans un arrêt du 7 septembre 2023, la Cour d’appel de Paris est venue confirmer le jugement de première instance par lequel le Président du Tribunal judiciaire de Paris a rejeté les demandes de l’entreprise cible des critiques mises en ligne sur la plateforme susmentionnée, aux termes d’un contrôle dont elle rappelle le principe :

« Même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective, la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit ou un service constitue un acte de dénigrement, pouvant donner lieu réparation, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, la divulgation relevant alors du droit de libre critique sous réserve que soient respectées les limites admissibles de la liberté d’expression. »

En l’espèce, la Cour relève notamment que :

  • il existe un risque, pour les entreprises démarchées, de confondre la société en cause avec un organisme officiel de démarches légales ;
  • le caractère d’intérêt général du sujet « s’agissant de l’information des entreprises quant à l’action d’une société X venant les démarcher » ;
  • la « base factuelle des propos apparaît sérieuse, une confusion pouvant naître dans l’esprit d’entrepreneurs peu informés, ce d’autant que l’intimée rappelle que les formalités d’affichage ne sont pas nécessairement obligatoires pour les autoentrepreneurs et les indépendants sans salariés» ;
  • si « les propos visés sont empreints d’une certaine virulence, ils n’apparaissent pas dépasser la libre critique et les limites admissibles de la liberté d’expression, étant observé que l’emploi du terme “arnaque” ne renvoie pas, comme l’a indiqué le premier juge, à une infraction pénale d’escroquerie, mais plus à l’acception la plus large du terme, à savoir un engagement n’apportant pas le gain attendu et faisant naître une déception chez l’utilisateur du service» ;
  • qu’il en va « de même des mentions relatives aux “pratiques frauduleuses” ou “déloyales”, à des “faux”, à des “gangsters”, ou encore des propos relatifs à une société visant à soutirer de l’argent ou faisant état d’un nécessaire signalement à la DGCCRF, tous ces termes, employés par des personnes s’estimant avoir été victimes d’agissements douteux, étant à replacer dans la libre critique d’internautes, déçus par le service, évoquant leurs expériences personnelles et cherchant à aviser les autres personnes pouvant être contactées par X » ;
  • en outre, la société appelante n’a pas fait usage des outils de la plateforme de signalement « pour répondre aux commentaires et apporter la contradiction, de nature à relativiser les critiques ainsi émises».

Pour toutes ces raisons, la Cour d’appel de Paris juge que le dénigrement allégué « ne dépassant pas les limites admissibles de la liberté d’expression, il n’y a donc pas lieu d’ordonner de mesures de retrait, qu’il s’agisse des discussions dans leur entièreté ou même de l’emploi de certains termes par les internautes. ».

Cette décision est d’importance pour les plateformes de signalement en ligne de pratiques dites douteuses qui voient leur raison d’être protégée dès lors que leurs utilisateurs s’astreignent à exercer leur droit de libre critique dans les limites admissibles de la liberté d’expression telles qu’elles sont rappelées par la Cour d’appel de Paris.

 

Diffamation publique et contrôle du bénéfice de la bonne foi

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Pour échapper à une condamnation pour diffamation, les prévenus demandent souvent que leur soit accordé le bénéfice de la bonne foi.

Il y a un an, jour pour jour, nous avions d’ailleurs évoqué, dans une de nos News Droit de la Presse et des Réseaux sociaux, un arrêt de la Chambre criminelle[1] aux termes duquel la Cour de cassation avait rappelé que les juges du fond devaient analyser précisément les pièces produites non seulement au titre d’une offre de preuve mais également celles fournies pour justifier l’exception de bonne foi.

En cette rentrée 2023, la Chambre criminelle s’est de nouveau penchée sur les conditions et critères d’appréciation de la bonne foi et, dans un arrêt du 5 septembre 2023[2], est même venue en rappeler la méthode.

Plus précisément, la Haute juridiction vient préciser non seulement l’ordre des différentes étapes du contrôle opéré par les juges du fond mais également les conditions permettant auxdits juges d’apprécier moins strictement deux des quatre critères de la bonne foi : l’absence d’animosité personnelle et la prudence/mesure dans l’expression.

La méthode à suivre est ainsi définie par la Chambre criminelle :

« En effet, lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient au juge de rechercher, en premier lieu, en application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, notions qui recouvrent celles de légitimité du but de l’information et d’enquête sérieuse, afin, en second lieu, si ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement les critères de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence et mesure dans l’expression. »

Espérons que cette possibilité d’appréciation moins stricte de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence ou mesure dans l’expression ne soit pas comprise comme un « permis de diffamer » !

[1] Cass. Crim., 13 septembre 2022, n° 21-81.661.

[2] Cass. Crim., 5 septembre 2023, n° 22-84.763.

Compétence de la Chambre de l’instruction pour réserver les actions publique et civile relatives aux propos prétendus diffamatoires contenus dans un mémoire de la partie civile

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Dans une précédente News Droit de la Presse & des Réseaux sociaux, nous avions évoqué la question de l’application exclusive des dispositions spéciales de l’article 41 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, s’agissant de la réparation susceptible d’être obtenue pour des écrits diffamatoires produits devant les tribunaux.

Au visa des articles 6§1 et 10§1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation avait en effet rappelé, dans son arrêt du 8 juin 2023, que seules les dispositions précitées de la loi sur la liberté de la presse peuvent fonder une condamnation à indemnisation en raison des écrits diffamatoires contenus dans les écritures des parties.

L’arrêt du 23 août 2023[1], la Chambre criminelle de la Cour de cassation nous permet de compléter notre analyse.

Saisie d’un pourvoi formé à l’encontre d’un arrêt par lequel la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Versailles a infirmé une ordonnance de non-lieu et renvoyé les prévenus devant le Tribunal correctionnel, la Haute juridiction judiciaire a cassé et annulé ledit arrêt mais uniquement sur des dispositions bien spécifiques.

En effet, si la Chambre criminelle juge qu’aucun des moyens soulevés devant elle n’est susceptible de « permettre l’admission du pourvoi au sens de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale », elle censure l’arrêt de la Chambre de l’instruction en tant que celui-ci a déclaré « irrecevable la demande de Mme [X] tendant à voir réserver les actions publique et civile relatives aux propos prétendus diffamatoires contenus dans le mémoire d’une partie produit devant elle », au motif que « la chambre de l’instruction n’a pas compétence pour en connaître ».

Plus précisément :

  • après avoir rappelé qu’il résulte de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 :

« que les discours prononcés et les écrits produits devant les juridictions ne peuvent donner lieu à aucune action en diffamation » et que « Si cette règle reçoit exception dans le cas où les faits prétendus diffamatoires sont étrangers à la cause, c’est à la condition, lorsqu’ils concernent l’une des parties, que l’action ait été réservée par la juridiction devant laquelle les propos ont été tenus ou les écrits produits. »,

  • la Chambre criminelle juge que « si la chambre de l’instruction n’a pas compétence pour connaître des actions publique et civile relatives aux propos prétendus diffamatoires contenus dans le mémoire d’une partie produit devant elle, cette juridiction a, en revanche, compétence pour réserver de telles actions.»

Si les articles 6§1 et 10§1 de la Convention ont guidé la Cour de cassation dans son arrêt précité du 8 juin 2023, il n’est pas interdit de penser que les juges de la Chambre criminelle, même s’ils n’ont pas rendu leur décision à son visa, avaient en tête l’article 13 de la même Convention – garantissant le droit à un recours effectif – , lorsqu’ils ont interprété les dispositions de l’article 41 de la loi sur la liberté de la presse.

[1] Cass. Crim., 23 août 2023, n° 23-83.480.

Violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en raison de la publication dans la presse, par le ministère public, de la photographie et de certaines données personnelles d’une personne objet d’une enquête pour fraude

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En matière de presse, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) ne se préoccupe pas seulement du contrôle de la proportionnalité des ingérences dans l’exercice des droits consacrés par l’article 10 de la Convention.

Dans un arrêt rendu le 20 juin 2023[1], la Cour a étudié la question de la violation de l’article 8 de la Convention, qui consacre le droit à la vie privée, à la suite d’une publication dans la presse, par le ministère public, d’une photographie et de certaines données personnelles concernant une personne objet d’une enquête pour des fraudes commises lors de transactions immobilières.

La requérante soulevait notamment le moyen selon lequel la publication de sa photographie, avec l’indication de l’infraction reprochée, à côté de celle de ses co-accusés poursuivis pour des infractions plus sévèrement réprimées, ne permettait pas de distinguer sa situation de la leur.

De la même manière que pour le contrôle exercé par la Cour au regard de l’article 10 de la Convention, la CEDH devait s’assurer que l’ingérence causée, par la publication dans la presse, au droit à la vie privée, était non seulement prévue par la loi mais également qu’elle poursuivait un but légitime.

S’agissant de la divulgation de données personnelles au cours d’une procédure pénale, ces deux exigences étaient satisfaites, mais qu’en était-il de la proportionnalité d’une telle ingérence dès lors qu’une mise en accusation ne fait pas disparaître la protection garantie à une « personne ordinaire » au titre de l’article 8 de la Convention ?

Pour statuer, la Cour relève :

  • d’abord, que la requérante n’a pas été avertie préalablement à la publication débattue devant elle :

« En particulier, la requérante n’a pas été informée officiellement de la publication de sa photographie et de ses données personnelles, que ce soit avant ou après la publication, mais elle en a été informée accidentellement par l’intermédiaire de ses amis. La Cour conteste cet aspect du droit interne. En particulier, elle a déjà conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans des affaires où les photographies d’accusés avaient été communiquées à la presse sans leur consentement alors qu’il n’y avait pas de base pour cela en droit interne (Sciacca, précité, § 30) ou que l’ingérence n’était pas justifiée (Khuzhin et autres, précité, § 117). Bien qu’une obligation juridiquement contraignante d’obtenir le consentement d’un accusé avant la publication de sa photographie et des accusations portées contre lui puisse aller à l’encontre du but de la loi, la Cour estime néanmoins que la requérante aurait dû au moins être informée avant la diffusion de sa photographie et des détails des accusations pénales en cours, car le fait de faire l’objet d’une procédure pénale ne réduisait pas la portée de la protection plus large de sa vie privée dont elle jouissait en tant que  » personne ordinaire  » (Sciacca, précité, § 29). »[2]

  • ensuite, qu’elle ne disposait pas de la possibilité de contester la décision du ministère public :

« 58.  En outre, la requérante n’avait pas le droit de faire appel de l’ordonnance du procureur ordonnant la publication de sa photographie et de ses données personnelles. La loi prévoyait que, pour certaines catégories d’infractions, l’ordonnance entrerait immédiatement en vigueur et serait approuvée par le procureur de la cour d’appel, mais sans préciser les critères de cette approbation (voir paragraphe 17 ci-dessus). Même si l’article 8 de la Convention ne contient pas d’exigences procédurales explicites, il est important pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition que le processus décisionnel pertinent soit équitable et respecte dûment les intérêts qu’il protège. Un tel processus peut nécessiter l’existence d’un cadre procédural efficace permettant à un requérant de faire valoir ses droits au titre de l’article 8 dans des conditions d’équité (voir Ciubotaru c. Moldova, no 27138/04, § 51, 27 avril 2010). Or, dans les circonstances de la présente affaire, la requérante n’a eu la possibilité ni d’être entendue avant que la décision ne soit prise, ni de demander un réexamen et de faire valoir ses arguments après que la décision a été prise. »

  • enfin, ainsi que la requérante l’invoquait à l’appui de sa saisine de la Cour, que le traitement indifférencié de sa situation au regard de celle de ses co-accusés, poursuivis pour des infractions plus graves, est de nature à porter atteinte au respect de la vie privée dès lors que la publication dans la presse ne reflétait pas fidèlement la réalité.

En effet, dès lors que les données personnelles divulguées concernent des accusations pénales, une protection renforcée desdites données doit être mise en œuvre.

On notera d’ailleurs que ce n’est pas tant l’ordonnance du procureur relative à la publication des données personnelles – même si elle a nécessairement contribué à l’ingérence objet du contrôle de proportionnalité – qui, en l’espèce, posait le plus problème au regard des garanties apportées par l’article 8 de la Convention, mais le communiqué de la police qui en était l’exécution :

« 59.  Enfin, la Cour prend note de l’argument de la requérante selon lequel elle n’a été inculpée que du délit d’adhésion à une organisation criminelle prévu à l’article 187 § 5 du code pénal et non de la forme plus grave de ce délit prévue à l’article 187 § 1 du code pénal. Alors que l’ordonnance du procureur décrivait avec suffisamment de clarté les infractions exactes dont la requérante était accusée, le communiqué de la police en exécution de l’ordonnance du procureur ne faisait aucune distinction entre les accusés, se contentant d’indiquer qu’ils avaient été accusés des infractions  » selon le cas « . L’annonce de la police a ensuite été publiée dans les médias. À cet égard, la Cour considère que le traitement de données à caractère personnel relatives à des accusations pénales appelle une protection renforcée en raison de la sensibilité particulière des données en cause (voir l’arrêt du 22 juin 2021 de la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) dans l’affaire Latvijas Republikas Saeima (points de pénalité), C-439/19, EU:C:2021:504). Il est donc de la plus haute importance que, lorsque des données sensibles sont publiées dans le cadre d’une procédure pénale en cours ou d’une enquête sur des infractions pénales, ces données reflètent fidèlement la situation et les accusations portées contre une personne accusée, en tenant également compte du respect de la présomption d’innocence. »

La Cour conclut donc au caractère disproportionné de l’ingérence :

« 60.  Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée causée par l’ordonnance du procureur et l’annonce de la police n’était pas suffisamment justifiée dans les circonstances particulières de l’affaire et, nonobstant la marge d’appréciation du juge national en la matière, était disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention. »

[1] CEDH, 20 juin 2023, Margari c. Grèce, n° 3670516

[2] Traduction libre ; l’arrêt n’est à ce jour disponible qu’en langue anglaise.