Brèves juridiques

Des propos jetant le discrédit sur une entreprise ne constituent pas une forme de dénigrement s’ils n’excèdent pas les limites de la liberté d’expression

By 20 septembre 2023 No Comments

Quelle est la frontière entre une critique, certes virulente, d’une offre de services par une entreprise, et le dénigrement pouvant justifier qu’un juge ordonne le retrait des propos litigieux ?

Telle est la question à laquelle la Cour d’appel de Paris a répondu, saisie de l’appel à l’encontre d’un jugement rendu selon la procédure accélérée au fond en application de l’article 6 I-2 et 8 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN).

Pour rappel :

  • l’article 6, I-2° dispose que :

« Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible.

L’alinéa précédent ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle de la personne visée audit alinéa. »

  • l’article 6, I-8° dispose que :

« Le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut prescrire à toute personne susceptible d’y contribuer toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne.

Il détermine les personnes ou catégories de personnes auxquelles une demande peut être adressée par l’autorité administrative dans les conditions prévues à l’article 6-3. »

Dans la présente affaire, une société avait démarché des entreprises afin de procéder à des formalités d’affichage par une lettre comportant, outre un prix et des modalités de paiement, des mentions telles que « Affichage obligatoire » et évoquant « des sanctions pénales » ; le fait que cette démarche était facultative et proposée par un organisme privé n’apparaissant qu’en petit format.

Des internautes ont critiqué le démarchage effectué par cette société sur une plateforme de signalement de pratiques douteuses dans des discussions comportant notamment les termes « arnaque », « méthodes frauduleuses », « gangsters » ou encore des invitations à « signaler cette arnaque à la DGCCRF ».

La société critiquée a demandé, sur le fondement de l’article 6, I-8° précité de la LCEN le retrait desdites discussions accessibles aux adresses URL identifiées dans son assignation.

Dans un arrêt du 7 septembre 2023, la Cour d’appel de Paris est venue confirmer le jugement de première instance par lequel le Président du Tribunal judiciaire de Paris a rejeté les demandes de l’entreprise cible des critiques mises en ligne sur la plateforme susmentionnée, aux termes d’un contrôle dont elle rappelle le principe :

« Même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective, la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit ou un service constitue un acte de dénigrement, pouvant donner lieu réparation, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, la divulgation relevant alors du droit de libre critique sous réserve que soient respectées les limites admissibles de la liberté d’expression. »

En l’espèce, la Cour relève notamment que :

  • il existe un risque, pour les entreprises démarchées, de confondre la société en cause avec un organisme officiel de démarches légales ;
  • le caractère d’intérêt général du sujet « s’agissant de l’information des entreprises quant à l’action d’une société X venant les démarcher » ;
  • la « base factuelle des propos apparaît sérieuse, une confusion pouvant naître dans l’esprit d’entrepreneurs peu informés, ce d’autant que l’intimée rappelle que les formalités d’affichage ne sont pas nécessairement obligatoires pour les autoentrepreneurs et les indépendants sans salariés» ;
  • si « les propos visés sont empreints d’une certaine virulence, ils n’apparaissent pas dépasser la libre critique et les limites admissibles de la liberté d’expression, étant observé que l’emploi du terme “arnaque” ne renvoie pas, comme l’a indiqué le premier juge, à une infraction pénale d’escroquerie, mais plus à l’acception la plus large du terme, à savoir un engagement n’apportant pas le gain attendu et faisant naître une déception chez l’utilisateur du service» ;
  • qu’il en va « de même des mentions relatives aux “pratiques frauduleuses” ou “déloyales”, à des “faux”, à des “gangsters”, ou encore des propos relatifs à une société visant à soutirer de l’argent ou faisant état d’un nécessaire signalement à la DGCCRF, tous ces termes, employés par des personnes s’estimant avoir été victimes d’agissements douteux, étant à replacer dans la libre critique d’internautes, déçus par le service, évoquant leurs expériences personnelles et cherchant à aviser les autres personnes pouvant être contactées par X » ;
  • en outre, la société appelante n’a pas fait usage des outils de la plateforme de signalement « pour répondre aux commentaires et apporter la contradiction, de nature à relativiser les critiques ainsi émises».

Pour toutes ces raisons, la Cour d’appel de Paris juge que le dénigrement allégué « ne dépassant pas les limites admissibles de la liberté d’expression, il n’y a donc pas lieu d’ordonner de mesures de retrait, qu’il s’agisse des discussions dans leur entièreté ou même de l’emploi de certains termes par les internautes. ».

Cette décision est d’importance pour les plateformes de signalement en ligne de pratiques dites douteuses qui voient leur raison d’être protégée dès lors que leurs utilisateurs s’astreignent à exercer leur droit de libre critique dans les limites admissibles de la liberté d’expression telles qu’elles sont rappelées par la Cour d’appel de Paris.