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Responsabilité des politiques pour les propos tenus par des tiers sur leur compte Facebook

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Le droit de la presse veille à ce qu’il soit toujours possible de déterminer une personne responsable pénalement pour les infractions commises sur un média ou un réseau social.

C’est ainsi que l’article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle dispose que :

« Au cas où l’une des infractions prévues par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, le directeur de la publication ou, dans le cas prévu au deuxième alinéa de l’article 93-2 de la présente loi, le codirecteur de la publication sera poursuivi comme auteur principal, lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public.

A défaut, l’auteur, et à défaut de l’auteur, le producteur sera poursuivi comme auteur principal. »

 

  1. la notion de producteur et son régime de responsabilité pénale …

 

En ce sens, dispose de la qualité de « producteur » au sens de l’article 93-3 précité, le titulaire d’une page d’un réseau social sur laquelle des commentaires peuvent être publiés.

La Cour de cassation, tirant les conséquences d’une décision rendue par le Conseil constitutionnel[1] , a défini dans un arrêt du 31 janvier 2012[2] le régime juridique de la responsabilité pénale du producteur :

« Il se déduit de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 modifiée, interprété selon la réserve émise par le Conseil constitutionnel dans sa décision QPC No 2011-64 du 16 septembre 2011, que la responsabilité pénale du producteur d’un site de communication en ligne, mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, n’est engagée, à raison du contenu de ces messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne ou que, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment où il en a eu connaissance.

Encourt dès lors l’annulation l’arrêt qui déclare le créateur d’un forum de discussion en ligne coupable de diffamation, à raison du message émis sur cet espace de contributions personnelles par un utilisateur du site, sans rechercher si, en sa qualité de producteur au sens du texte susvisé, il avait eu connaissance, préalablement à sa mise en ligne, du contenu de ce message ou si, dans le cas contraire, il s’était abstenu d’agir avec promptitude pour le retirer dès qu’il en avait eu connaissance[3] ; (…) »

 

  1. … appliqués à un homme politique n’ayant pas promptement retiré des commentaires illicites publiés sur sa page Facebook

Dans son arrêt de Grande Chambre du 15 mai 2023[4], la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) s’est prononcée sur la question de savoir si la condamnation, en sa qualité de « producteur », d’un responsable politique pour ne pas avoir promptement supprimé des commentaires à caractère islamophobe, publiés, en période de campagne électorale, sur le « mur » de sa page Facebook, était ou non contraire à l’article 10 de la Convention.

Comme elle en a désormais l’habitude, et ainsi qu’elle en avait fait de même dans son arrêt de chambre rendu le 2 septembre 2021, la CEDH s’est demandée si l’ingérence qu’a constitué la condamnation pénale du requérant dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression est ou non conforme à la Convention.

Plus précisément, la Cour rappelle que pour être conforme une telle « ingérence doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique »[5].

Aussi, l’existence d’un ou plusieurs buts légitimes ne faisant pas débat pour la Cour[6], ce sont davantage, d’abord, la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi » au sens de la jurisprudence de la CEDH, c’est-à-dire si elle était suffisamment « prévisible », ensuite, celle de la nécessité d’une telle ingérence dans une société démocratique, qui se posaient en l’espèce.

 

  1. … ne viole pas les dispositions de l’article 10 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales
  • une ingérence prévue par la loi :

Au soutien de la requête était notamment avancé le fait que le requérant a été « condamné en sa qualité de « producteur », au sens du droit français, sans qu’aucune notification lui demandant de retirer les propos litigieux ne lui ait été adressée. Il soutient que sa connaissance tant des commentaires que de leur caractère illicite n’a pas été démontrée. »[7].

Le requérant soutenait également, outre le fait que la notion de « producteur » n’était pas définie par la loi s’agissant des réseaux sociaux, que :

« l’application de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et sa condamnation en qualité de producteur n’étaient pas prévisibles et que le principe de sécurité juridique imposerait une mise en demeure préalable au producteur »[8]

La Cour n’a pas suivi la thèse du requérant et ce malgré le caractère inédit de la question de la responsabilité « du titulaire d’un compte Facebook, en l’espèce un homme politique en campagne électorale, en raison de propos diffusés sur son mur, en particulier dans un contexte politique et en période électorale » ; lequel caractère ne constituant, en soi, pas « une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi ».

En effet, le cadre juridique interne défini tant par la Cour de Cassation que par le Conseil constitutionnel (cf. supra) est suffisamment précis pour que le régime juridique de partage de responsabilité institué par loi, et interprété par les juridictions internes, puisse ne pas être considéré comme « arbitraire ou manifestement déraisonnable ».

C’est la raison pour laquelle la Grande Chambre juge que « l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 était formulé avec une précision suffisante, au sens de l’article 10 de la Convention, pour permettre au requérant de régler sa conduite dans les circonstances de l’espèce. ».

D’ailleurs, la Cour relève que « le requérant, alors qu’il était assisté d’un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, n’a pas soulevé cette question dans le cadre de son pourvoi en cassation, ce qui révèle qu’il n’entendait pas contester devant les juges internes la qualité du fondement légal des poursuites dont il faisait l’objet. »[9].

  • une ingérence nécessaire dans une société démocratique :

Pour répondre à cette question, la Grande Chambre examine l’affaire au regard des principes dégagés dans sa décision « Delfi AS c. Estonie » [10] :

Le contexte des commentaires : sur ce point, même si « Dans le contexte d’une compétition électorale, la vivacité des propos est plus tolérable qu’en d’autres circonstances (Desjardin c. France, n° 22567/03, 48, 22 novembre 2007, et Brasilier c. France, n° 71343/01, § 42, 11 avril 2006) », la Cour relève que « L’impact d’un discours raciste et xénophobe devient alors plus grand et plus dommageable »[11].

La Cour s’attache donc à examiner « le contenu des propos litigieux, à la lumière notamment des motifs retenus par les juridictions internes » et, alors qu’ « il n’existe pas de définition universelle du « discours de haine » », et estime que « les commentaires litigieux publiés par S.B. et L.R. sur le mur du compte Facebook du requérant étaient clairement illicites » ; peu important que « ces commentaires correspondent, comme le prétend le requérant, au programme politique de son parti »[12].

Le contexte politique et la responsabilité particulière du requérant en raison de propos publiés par des tiers : dans la mesure où, à la différence de l’arrêt Delfi précité, le compte Facebook du requérant « ne saurait être assimilé à un « grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales »», la Cour considère que :

« les spécificités de la présente affaire conduisent la Cour à aborder cette question au regard des « devoirs et responsabilités », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, qui incombent aux personnalités politiques lorsqu’elles décident d’utiliser les réseaux sociaux à des fins politiques, notamment à des fins électorales, en ouvrant des forums accessibles au public sur Internet afin de recueillir leurs réactions et leurs commentaires. »[13]

Or, même si le requérant ne disposait pas d’un système de filtrage des commentaires publiés sur son mur, la CEDH considère que cela ne saurait l’exonérer de toute responsabilité :

« le fait de décharger les producteurs de toute responsabilité risquerait de faciliter ou d’encourager les abus et des dérives, qu’il s’agisse des discours de haine et des appels à la violence, mais également des manipulations, des mensonges ou encore de la désinformation. »[14]

Aussi, « tout en rappelant avoir conclu que le contenu des commentaires publiés sur le mur du compte Facebook du requérant était clairement illicite », et après avoir précisé qu’au regard du « contexte local difficile » et compte tenu de leur « dimension politique avérée », les juridictions internes étaient les mieux placées pour apprécier les faits, la Grande Chambre :

« souscrit ainsi pleinement à la conclusion de la chambre selon laquelle le langage employé en l’espèce incitait clairement à l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, ce qui ne peut être camouflé ou minimisé par le contexte électoral ou la volonté d’évoquer des problèmes locaux[15] »

Les mesures appliquées par le requérant : si la Cour note « qu’aucune disposition n’imposait la mise en place d’un filtrage préalable des messages et qu’il n’existait pas de possibilité pratique d’opérer une modération a priori sur Facebook», il demeure que le requérant – même si ce choix n’était pas en lui-même critiquable – ne pouvait ignorer que rendre publics les commentaires publiés sur son mur, au regard du contexte local tendu, était « lourd de conséquence ».

Il ne saurait, en effet, exister un droit à l’impunité.

Aussi, quand bien même le requérant a appelé ses « amis » à ne pas tenir de propos illicites sur sa page, la Cour relève qu’il s’est abstenu de supprimer les commentaires litigieux alors même que leur nombre (15), déterminé devant la Cour, n’empêchait pas le requérant d’exercer une surveillance ou un contrôle effectif de ces écrits.

La Grande Chambre :

« fait d’ailleurs sien le constat de la chambre selon lequel le requérant a publié ce message d’avertissement sans supprimer les commentaires litigieux ni même, surtout, prendre la peine de vérifier ou de faire vérifier le contenu des commentaires alors accessibles au public (voir le paragraphe 97 de l’arrêt de la chambre). L’absence d’un tel contrôle minimal apparaît d’autant plus inexplicable que, dès le lendemain, le requérant avait été alerté par S.B. de l’intervention de Leila T. (paragraphe 22 ci-dessus) et qu’il était ainsi effectivement informé des problèmes susceptibles d’être soulevés par les autres commentaires. »

La Cour estime donc pertinent d’opérer ici un contrôle de proportionnalité prenant en considération le « niveau de responsabilité susceptible de peser sur la personne visée » ; un particulier ayant « moins d’obligations qu’une personne ayant un mandat d’élu local et candidate à de telles fonctions, laquelle aura à son tour moins d’impératifs qu’une personnalité politique d’envergure nationale, pour qui les exigences seront nécessairement plus importantes, en raison tant du poids et de la portée de ses paroles que de sa capacité à accéder aux ressources adaptées, permettant d’intervenir efficacement sur les plateformes de médias sociaux (voir, mutatis mutandis, Mesić c. Croatie, no 19362/18, § 104, 5 mai 2022, et Melike, précitée, § 51). »

La possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que le requérant :

Sur ce point, la Cour note que les faits reprochés aux auteurs des propos étaient distincts de ceux pour lesquels le requérant était poursuivi. La Grande Chambre adopte par ailleurs le raisonnement de l’arrêt de chambre aux termes duquel il avait été conclu que le requérant n’a « pas été poursuivi en lieu et place de S.B. et L.R., également condamnés par ailleurs »[16].

Les conséquences de la procédure interne pour le requérant : alors que la Cour, d’une part, admet qu’une condamnation pénale peut avoir des effets négatifs sur la liberté d’expression dès lors qu’elle est susceptible d’en dissuader l’exercice, d’autre part, note l’existence d’un mouvement de dépénalisation de la diffamation dans certains Etats, la CEDH constate toutefois qu’un tel mouvement ne concerne pas les discours de haine. Une condamnation n’entraine d’ailleurs pas nécessairement de conséquences autres que les peines prononcées. Tel est bien le cas ici pour le requérant d’après la Cour :

« Or, en l’espèce, la Cour relève qu’à l’époque des faits le requérant encourait jusqu’à un an d’emprisonnement et 45 000 EUR d’amende (paragraphe 35 ci-dessus). Il a cependant été condamné au seul paiement d’une amende de 4 000 EUR en première instance, montant ramené à 3 000 EUR par la cour d’appel, ainsi qu’au versement d’une somme de 1 000 EUR à Leila T. au titre de ses frais et dépens (paragraphe 30 ci‑dessus). En outre, comme la chambre l’a observé à juste titre, cette condamnation n’a pas entraîné d’autres conséquences pour le requérant (voir le paragraphe 103 de son arrêt). La Cour note en particulier que le requérant n’allègue pas avoir dû changer de comportement par la suite ni que sa condamnation eût un quelconque effet dissuasif sur l’usage de son droit à la liberté d’expression, ou encore des conséquences négatives pour son parcours politique ultérieur et dans ses relations avec les électeurs. Au demeurant, elle constate que sa condamnation par le tribunal correctionnel, confirmée par la cour d’appel de Nîmes le 18 octobre 2013, ne l’a pas empêché d’être élu maire de la ville de Beaucaire en 2014 et de continuer à exercer des responsabilités au nom de son parti politique (voir paragraphe 13 ci-dessus). »

 

*

L’examen in concreto de l’affaire a permis à la Cour de juger que les condamnations prononcées par les juridictions internes constituent une ingérence nécessaire dans une société démocratique et de conclure à l’absence de violation de l’article 10.

Cette décision, déjà intéressante par la qualité de responsable politique du requérant, l’est également par le signal qu’elle envoie aux auteurs de discours de haine que les droits garantis par la Convention ne sauraient protéger d’éventuelles condamnations pénales.

On soulignera également l’importance, dans cette analyse in concreto de la nécessité de l’ingérence, de l’appréciation portée par les juges nationaux sur les faits. Ainsi que le rappelle la Cour :

« elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, qui jouissent au demeurant d’une marge d’appréciation, à laquelle le préambule de la Convention se réfère expressément à la suite de l’entrée en vigueur du Protocole no 15 le 1er août 2021, mais de vérifier la compatibilité avec les exigences de l’article 10 des décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation, et ce en appréciant l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire. »[17]

 

 

[1] Cons. Const., 16 septembre 2011, n° 2011-164 QPC.

[2] Cass. Crim., 31 janvier 20212, n° 10-80.010 ; voir également Cass. Crim., 30 octobre 2012, n° 10-88.825).

[3] Souligné par nos soins.

[4] CEDH, Grande Chambre, 15 mai 2023, Sanchez c. France, n° 45581/15.

[5] §123.

[6] §143.

[7] § 88.

[8] §132.

[9] §141.

[10] N° 64569/09, CEDH 2015.

[11] §153.

[12] §178.

[13] §180.

[14] §185.

[15] Mis en gras et souligné par nos soins.

[16] §203.

[17] §198.

Réparation pour des écrits diffamatoires produits devant les tribunaux : application exclusive des dispositions spéciales de l’article 41 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse

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Dans son arrêt du 8 juin 2023[1], la 2ème chambre civile de la Cour de cassation, apporte un éclairage sur le fondement juridique applicable à une condamnation pécuniaire pour des écrits prétendument diffamatoires produits devant les tribunaux.

Dans cette affaire, une banque avait « fait pratiquer, en vertu d’un acte de prêt notarié en date du 11 juin 2007, une saisie-attribution sur le compte bancaire de Mme [R] et de son époux M. [A]. ».

Les époux, qui avaient alors saisi le juge de l’exécution, ont été déboutés de leurs demandes et ont vu la saisie-attribution validée.

Plus encore, le juge de l’exécution « les a condamnés à payer à la banque une certaine somme à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ».

La Cour d’appel d’Orléans ayant confirmé la décision du juge de l’exécution, un pourvoi a été formé devant la Cour de cassation, laquelle a censuré l’arrêt d’appel à un double titre et renvoyé les parties devant la Cour d’appel de Paris.

  1. L’absence d’impartialité de la Cour d’appel

Parmi les moyens soulevés au soutien du pourvoi figurait une violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales aux termes duquel, rappelle la 2ème chambre civile, « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial ».

La composante du droit au procès équitable ici sanctionnée par la Haute juridiction est celle relative à l’exigence d’impartialité du juge.

Après avoir rappelé les différentes démarches[2] permettant d’apprécier le respect de cette exigence et la jurisprudence de la CEDH, la Cour de cassation relève que la présentation des thèse des parties, dans les motifs de l’arrêt d’appel, traduit un manque d’impartialité qui se manifeste, d’un côté, par une approche neutre des arguments de la banque, de l’autre par une analyse de ceux des débiteurs « étant ponctuée d’expressions révélant une appréciation subjective de leur cause et traduisant des jugements de valeur ».

La 2ème chambre civile considère qu’ « une telle présentation [est] de nature à faire peser un doute légitime sur l’impartialité de la juridiction » et juge que la Cour d’appel a violé l’article 6 § 1 précité.

  1. Une condamnation à des dommages et intérêts pour des écrits figurant dans les conclusions des appelants ne peut être prononcée que sur le fondement de l’article 41 de la loi sur la liberté de la presse

La Cour de cassation aurait pu s’arrêter là mais, relevant d’office un second moyen, va se prononcer sur la question de savoir « si une partie appelante peut être condamnée à des dommages-intérêts sur les fondements de l’article 559 précité et 1240 du code civil à raison du contenu de ses écritures produites devant la cour d’appel. ».

Cette question intéresse le droit de la presse dès lors qu’elle porte sur la problématique de l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre d’une procédure judiciaire.

Aussi, c’est au regard des dispositions de l’article 6 § 1 mais également de l’article 10 § 1 de la Convention que la Cour de cassation s’est prononcée ; celle-ci rappelant :

  • d’abord, que « Selon la Cour européenne des droits de l’homme, de manière générale, la condamnation à des dommages-intérêts constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression et pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (Paturel c. France, arrêt du 22 mars 2006, n° 54968/00, § 24)» ;

 

  • ensuite, que « la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’« égalité des armes » et d’autres considérations d’équité militent en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties, et de critiques très larges de la part de l’avocat de la défense en vue de garantir le libre exercice de sa profession et le droit de son client à un procès équitable. ([E] c. Finlande, arrêt du 21 mars 2002, n° 31611/96, § 49). »

De la jurisprudence européenne, la Cour de cassation déduit que « les articles 6 et 10 de la CEDH s’opposent, au regard des impératifs de libre exercice des droits de la défense et de droit à un procès équitable, à ce qu’une partie appelante d’un jugement soit condamnée, sur le fondement des articles 559 du code de procédure civile et 1240 du code civil, à des dommages-intérêts à raison d’un passage ou d’un extrait de ses écritures remises à la cour d’appel. ».

La 2ème Chambre civile affirme alors que seules les dispositions prévues à l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 peuvent fonder une condamnation à indemnisation à raison des écrits produits devant les tribunaux et de leur caractère prétendument diffamatoire, à condition que les passages litigieux soient étrangers à l’instance judiciaire.

La Cour d’appel n’ayant été saisie d’aucune demande fondée sur l’article 41[3] de la loi sur la liberté de la presse, la Cour de cassation juge que « les appelants ne pouvaient être condamnés à des dommages-intérêts sur le fondement des dispositions des articles 1240 du code civil et 559 du code de procédure civile, à raison d’un passage ou d’un extrait de leurs conclusions devant la cour d’appel, fussent-ils de nature à heurter et choquer, la cour d’appel a violé les textes et principes susvisés. ».

Cette décision nous rappelle que le droit de la presse a vocation à s’appliquer, quelle que soit la matière, dès lors qu’est en jeu la liberté d’expression et la sanction d’un éventuel abus dans son exercice dans le cadre d’un procès.

[1] Cass., Civ. 2ème, 8 juin 2023, n° 19-25.101.

[2] Démarche subjective, d’une part, dont la mise en œuvre est souvent difficile dès lors qu’il s’agit de déterminer « ce que tel juge pensait en son for intérieur ou quel était son intérêt dans une affaire particulière », démarche objective, d’autre part ; la frontière entre les deux n’étant pas hermétique « car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective) mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective). (CEDH, Kyprianou c/ Chypre [GC], arrêt du 15 décembre 2005, n° 73797/01, n° 119) ».

[3] « Ne donneront ouverture à aucune action les discours tenus dans le sein de l’Assemblée nationale ou du Sénat ainsi que les rapports ou toute autre pièce imprimée par ordre de l’une de ces deux assemblées. / Ne donnera lieu à aucune action le compte rendu des séances publiques des assemblées visées à l’alinéa ci-dessus fait de bonne foi dans les journaux. / Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage ni les propos tenus ou les écrits produits devant une commission d’enquête créée, en leur sein, par l’Assemblée nationale ou le Sénat, par la personne tenue d’y déposer, sauf s’ils sont étrangers à l’objet de l’enquête, ni le compte rendu fidèle des réunions publiques de cette commission fait de bonne foi. / Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux. / Pourront néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêts. / Pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. »

Action en diffamation et injure publiques : du risque d’extinction de l’action publique par la prescription avant l’engagement des poursuites

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La prescription est à la mode !

Après l’alignement du délai de prescription d’une action en insertion forcée d’un droit de réponse sur celui trimestriel de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la Cour de cassation s’est de nouveau livrée à un rappel des règles de prescription, cette fois-ci dans le cadre d’une action en diffamation et injure publiques.

Dans son arrêt du 10 mai 2023[1], la Chambre criminelle a, tout en remettant en cause les motifs retenus par la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, rejeté le pourvoi formé contre un arrêt du 17 septembre 2021 aux termes duquel avait été constatée l’extinction de l’action publique par la prescription.

  1. La prescription de l’action publique ne peut être opposée à une partie civile se trouvant dans l’impossibilité d’agir

Pour « déclarer éteinte par la prescription l’action engagée » par le demandeur, la Chambre de l’instruction avait considéré qu’aucun obstacle de droit n’avait empêché la partie civile d’agir entre la transmission du dossier à ladite Chambre et sa remise au parquet général puis à l’avocat général pour réquisitions.

La Chambre criminelle, si elle rejette in fine le pourvoi, n’a pas validé la motivation de la Cour d’appel :

« 14. Pour déclarer éteinte par la prescription l’action engagée par M. [O], l’arrêt attaqué énonce que le dossier transmis à la chambre de l’instruction le 3 décembre 2020 a été remis au parquet général le 9 juin 2021 et pour réquisitions à l’avocat général, le lendemain.

 15. Les juges en déduisent qu’en application des dispositions de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et faute d’obstacle de droit mettant la partie poursuivante dans l’impossibilité d’agir, les faits sont prescrits.

 16. C’est à tort que les juges se sont prononcés par les motifs qui précèdent, dès lors que la partie civile, qui n’est recevable à présenter une demande d’acte qu’après l’ouverture de l’information, se trouvait, alors, dans l’impossibilité d’agir.»

Cependant, la Cour de cassation ne censure pas l’arrêt de la Chambre de l’instruction dès lors que la Haute juridiction était en mesure « de s’assurer, par l’examen des pièces dont elle a le contrôle » que l’action publique était éteinte par prescription bien avant la procédure d’appel.

  1. Le rappel du régime de l’interruption de la prescription avant l’engagement des poursuites : seules les réquisitions aux fins d’enquête articulant et qualifiant les faits dont elles sont l’objet sont interruptives de prescription

Ce qu’expose ici la Chambre criminelle est connu, mais les justiciables ignorent souvent qu’une demande d’aide juridictionnelle ou le dépôt d’une plainte simple ne sont pas des actes interruptifs de prescription.

Aussi, la Cour de cassation juge, dans le cas d’espèce, que :

« la publication litigieuse des 2 et 3 décembre 2018 a fait courir la prescription de trois mois, laquelle n’a été interrompue ni par la demande d’aide juridictionnelle du 7 décembre 2018 ni par la décision relative à celle-ci du 31 janvier 2019 ni par la plainte simple de M. [O] du 15 février suivant.

18. En effet, aux termes des dispositions de l’article 65 précité, avant l’engagement des poursuites, seules les réquisitions aux fins d’enquête articulant et qualifiant les faits dont elles sont l’objet sont interruptives de prescription.

19. La prescription était donc acquise les 2 et 3 mars 2019, soit antérieurement à la plainte avec constitution de partie civile de M. [O], du 29 novembre suivant.»

La tendance actuelle à faire reposer définitivement la responsabilité de l’interruption de la prescription sur la partie civile pose la sérieuse question des outils mis à sa disposition pour ce faire.

La Chambre criminelle vient rappeler le critère de « l’impossibilité d’agir » de la partie civile qui doit guider les juridictions sur l’appréciation de la prescription.

 

[1] Cass. Crim., 10 mai 2023, n° 21-86.348.

Action en diffamation : la CEDH valide le rôle actif de la partie civile pour interrompre la prescription

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Alors que la Chambre criminelle de la Cour de cassation a récemment confirmé l’alignement du délai de prescription de l’action en insertion forcée d’un droit de réponse sur celui trimestriel de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) s’est à son tour prononcée sur les règles de prescription d’une action en diffamation.

Dans son arrêt « Diémert » du 30 mars 2023[1], la CEDH a examiné la compatibilité avec l’article 6 de la Convention de la règle selon laquelle il revient à la partie civile de veiller à ce que la prescription n’intervienne pas en cours de procédure.

En l’espèce, alors qu’une relaxe avait été prononcée en première instance, le requérant avait interjeté appel des dispositions civiles du jugement. La Cour d’appel de Papeete étudia une première fois l’affaire lors de son audience du 9 octobre 2014 – à laquelle l’ensemble des parties étaient présentes – et renvoya l’affaire, à la demande du prévenu, à une audience fixée le 12 février 2015 ; renvoi auquel la juridiction procéda par simple mention au dossier.

Le 10 mars 2016, la Cour d’appel jugea l’appel recevable mais constata la prescription de l’action civile du requérant au motif que plus de trois mois s’étaient écoulés entre la première audience du 9 octobre 2014 et celle du 12 février 2015.

  1. La position de la Cour de cassation : des règles de prescription compatibles avec les articles 6 et 13 de la Convention

Le 28 mars 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi au soutien duquel le demandeur invoquait une violation des article 6§1 (droit au procès équitable) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention au motif que :

« Attendu qu’en se déterminant ainsi, la cour d’appel a justifié sa décision, dès lors qu’il appartient à la partie civile de surveiller le déroulement de la procédure et d’accomplir les diligences utiles pour poursuivre l’action qu’elle a engagée, au besoin en faisant citer elle-même le prévenu à l’une des audiences de la juridiction, avant l’expiration du délai de prescription, et que cette obligation n’est pas incompatible avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme quand, comme en l’espèce, il n’existe pour elle aucun obstacle de droit ou de fait la mettant dans l’impossibilité d’agir ; (…) »

Ce faisant, la Cour de cassation a rappelé une jurisprudence constante qui « fait peser » sur la partie civile la charge de surveiller la procédure et, plus particulièrement, de s’assurer que la prescription n’est pas acquise, « au besoin en faisant elle-même citer le prévenu ».

 

En effet, ainsi que le rappelle la CEDH, la Cour de cassation considère que « le seul fait d’introduire l’instance ne suffit pas à suspendre la prescription, mais ne fait que l’interrompre » ; la prescription n’étant suspendue « au profit de la partie poursuivante » que « lorsqu’un obstacle de droit ou de fait la met dans l’impossibilité d’agir (Cass. Crim., 17 décembre 2013, n° 12-86.393) »[2].

La Cour de Strasbourg n’oublie pas de préciser qu’une décision de renvoi ou un renvoi à l’audience peut constituer un acte interruptif de procédure :

« la décision de renvoi de l’examen d’une l’affaire à une audience ultérieure prononcée par un jugement ou un arrêt, en présence du ministère public, constitue un acte interruptif de prescription (Cass. crim., 21 mars 1995, no 93-81.531, Bull. crim. no 116, et 9 octobre 2007, pourvoi no 07-81.786, Bull. crim. no 239). La Cour de cassation reconnaît également le caractère interruptif d’un renvoi ordonné à l’audience, mais non formalisé par une décision, à la double condition qu’il ait été prononcé contradictoirement et qu’il ait été constaté sur les notes d’audience (Cass. crim., 28 novembre 2006, nos 01-87.169 et 05-85.085, Bull. crim. no 298). »

  1. Les règles de prescription françaises traduisent un rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction qu’elles causent au droit à l’accès à un tribunal et les buts qu’elles visent

Devant la CEDH, le requérant a fait valoir que « l’interprétation de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 est excessivement formaliste » et relaie une opinion souvent entendue à l’encontre de la prescription trimestrielle en matière de diffamation, à savoir que « la prescription ne devrait plus être opposée au justiciable ayant saisi la juridiction compétente en temps utile »[3].

A cette remarque que d’aucuns jugeraient de bon sens, le Gouvernement français a opposé les buts poursuivis par cette disposition qui « tend à garantir la sécurité juridique et à protéger la liberté d’expression »[4].

Au terme de son contrôle de la proportionnalité de la mesure[5], la Cour estime que « le requérant n’a pas eu à supporter une charge procédure excessive ».

Ce raisonnement peut être discuté et nul doute que l’arrêt « Diémert » apportera aux opposants aux règles de prescription de quoi alimenter le débat.

En effet, si nul ne conteste dans cette affaire le caractère prévisible de l’obligation pesant sur le requérant de surveiller le déroulement de la procédure pour éviter la prescription de son action, il convient de relever, en l’espèce et comme le fait la Cour, que l’acquisition de la prescription découle, au moins pour partie, d’une négligence de la Cour d’appel de Papette qui :

« à l’audience du 9 octobre 2014, (…) a reporté l’examen de l’affaire à plus de trois mois, c’est-à-dire au-delà de l’échéance du délai de prescription (paragraphe 18 above). Aux yeux de la Cour, la cour d’appel ne pouvait ignorer qu’une telle décision entraînerait la prescription. Elle estime donc que la date fixée n’était pas une « date utile » au sens du droit interne, et que l’audiencement de l’affaire procède d’un dysfonctionnement du service public de la justice. »

Certes, ainsi que la Cour le constate :

  • en premier lieu, le « requérant a été assisté par un avocat spécialisé en droit pénal devant la cour d’appel et qu’il est lui-même un professionnel du droit»[6],

 

  • en deuxième lieu, l’avocat n’a ni formulé d’observations sur la demande de renvoi présentée par le prévenu, ni interpelé « la juridiction sur le problème lié à la fixation par les juges d’une date d’audience entraînant prescription »,

 

  • en troisième et dernier lieu, le requérant avait tout loisir pour faire citer le prévenu dès lors qu’il a eu connaissance de la date de renvoi dès l’audience du 9 octobre 2014,

mais, tout de même, le fait le requérant ne pouvait ignorer la jurisprudence de la Cour de cassation et que rien ne l’empêchait de faire citer le prévenu à une audience « utile » afin d’interrompre à nouveau la prescription, doit-il priver de conséquence procédurale la « négligence » de la Cour d’appel ?

C’est en tous les cas la position de la CEDH pour qui « la cour d’appel de Papeete et le requérant ont tous deux contribué à l’acquisition de la prescription »[7].

Aussi, en jugeant « qu’en constatant la prescription de l’action du requérant en cours d’instance d’appel, les juridictions internes n’ont ni porté une atteinte disproportionnée au droit d’accès à un tribunal du requérant, ni porté atteinte à la substance même de ce droit. », la Cour considère qu’ « il n’y a pas violation de l’article 6 § 1 de la Convention. »[8].

La CEDH confirme ainsi et même conforte la jurisprudence de la Cour de cassation : quand bien même une juridiction aurait participé à l’acquisition de la prescription en ne fixant pas une date d’audience utile, la responsabilité de la surveillance de la procédure pèse sur le requérant à qui il revient d’accomplir tous les actes interruptifs de prescription qui pourraient s’avérer nécessaires.

Et donc en creux, l’avocat du requérant se voit rappeler son devoir de vigilance et d’extrême concentration lors de la fixation du calendrier procédural.

De quoi lester les robes noires en matière de responsabilité professionnelle…

[1] CEDH, 30 mars 2023, Diémert c. France, req. n° 71244/17.

[2] Cf. §§ 20 et 21.

[3] § 31.

[4] § 32.

[5] La CEH rappelle (cf. § 34) que :

« Les principes applicables à l’examen des restrictions d’accès à un degré supérieur de juridiction ont été résumés par la Cour dans l’affaire Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, §§ 80-86, 5 avril 2018). Lorsqu’elle statue sur la proportionnalité de telles restrictions, la Cour se montre particulièrement attentive à trois critères, à savoir i) la prévisibilité de la restriction, ii) le point de savoir qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure (Zubac, précité, §§ 90-95, et Willems et Gorjon c. Belgique, nos 74209/16 et 3 autres, §§ 80 et 87-88, 21 septembre 2021 ; voir, également, Barbier c. France, no 76093/01, §§ 27-32, 17 janvier 2006) et iii) la question de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un « formalisme excessif » (Zubac, précité, §§ 96-99, et Walchli c. France, no 35787/03, §§ 29-36, 26 juillet 2007). Par ailleurs, pour apprécier si les exigences de l’article 6 § 1 ont été respectées à hauteur d’appel ou de cassation, la Cour tient compte de la mesure dans laquelle l’affaire a été examinée par les juridictions inférieures, du point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulève des questions concernant l’équité, et du rôle de la juridiction concernée (Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, §§ 45-49, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Zubac, précité, § 84). »

[6] Le requérant est un magistrat de l’ordre administratif.

[7] Cf. § 44.

[8] Cf. § 49.

Twitter doit révéler les moyens qu’il dédie à la modération sur sa plateforme

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Le 20 janvier 2022[1], la Cour d’appel de Paris a confirmé une ordonnance[2] du 6 juillet 2021 par laquelle le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris avait enjoint à la société Twitter International Company[3] (ci-après Twitter) de communiquer à différentes associations (ci-après les associations) de lutte contre le racisme et l’antisémitisme :

« dans un délai de deux mois à compter de la signification de la présente décision, sur la période écoulée entre la date de délivrance de l’assignation soit le 18 mai 2020 et celle du prononcé de la présente ordonnance :

  • tout document administratif, contractuel, technique, ou commercial relatif aux moyens matériels et humains mis en œuvre dans le cadre du service Twitter pour lutter contre la diffusion des infractions d’apologie de crimes contre l’humanité, l’incitation à la haine raciale, à la haine à l’égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle, l’incitation à la violence, notamment l’incitation aux violences sexuelles et sexistes, ainsi que des atteintes à la dignité humaine ;
  • le nombre, la localisation, la nationalité, la langue des personnes affectées au traitement des signalements provenant des utilisateurs de la plate-forme française de ses services de communication au public en ligne ;
  • le nombre de signalements provenant des utilisateurs de la plate-forme française de ses services, en matière d’apologie des crimes contre l’humanité et d’incitation à la haine raciale, les critères et le nombre des retraits subséquents ;

 

  • le nombre d’informations transmises aux autorités publiques compétentes, en particulier au parquet, en application de l’article 6.-I. 7 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) au titre de l’apologie des crimes contre l’humanité et de l’incitation à la haine raciale ;»

Twitter a formé un pourvoi devant la Cour de Cassation.

Considérant que Twitter n’avait pas exécuté l’arrêt d’appel, les associations ont, sur le fondement de l’article 1009-1 du code de procédure civile[4], demandé la radiation du pourvoi.

Par une ordonnance du 23 mars 2023[5], la Cour de cassation a fait droit à la demande des associations au motif que Twitter :

« ne saurait s’exonérer de son obligation d’exécution de l’arrêt au seul motif que le pourvoi porterait notamment sur la détermination du périmètre de l’obligation de communication et que l’exécution de la condamnation aurait pour conséquence de vider le pourvoi de sens, dès lors que, s’agissant des informations communiquées entrant sans contestation dans le périmètre de l’obligation légale, il peut être constaté leur insuffisance au regard des exigences de l’arrêt. »

Au terme d’un examen précis des pièces produites par Twitter au regard de la nature des documents et données que la société devait fournir en exécution de l’arrêt d’appel, la Cour de cassation a ainsi pu constater « l’insuffisance des informations communiquées » et, sans qu’il puisse « être valablement allégué par la société Twitter International Unlimited Company une atteinte à son droit d’accès au juge », radier l’affaire.

On devrait donc prochainement en apprendre beaucoup sur les moyens dédiés par Twitter pour la modération de sa plateforme.

[1] Cour d’appel de Paris, 20 janvier 2022, n° 21/14325.

[2] Tribunal judiciaire de Paris, 6 juillet 2021, N° 20/53181, ordonnance rendue sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile.

[3] Dénommée désormais Twitter International Unlimited Company.

[4] Article 1009-1 du Code de procédure civile :

« Hors les matières où le pourvoi empêche l’exécution de la décision attaquée, le premier président ou son délégué décide, à la demande du défendeur et après avoir recueilli l’avis du procureur général et les observations des parties, la radiation d’une affaire lorsque le demandeur ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée de pourvoi, à moins qu’il ne lui apparaisse que l’exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives ou que le demandeur est dans l’impossibilité d’exécuter la décision. / La demande du défendeur doit, à peine d’irrecevabilité prononcée d’office, être présentée avant l’expiration des délais prescrits aux articles 982 et 991. / La demande de radiation interrompt les délais impartis au défendeur par les articles 982, 991 et 1010. /La décision de radiation n’emporte pas suspension des délais impartis au demandeur au pourvoi par les articles 978 et 989. / Elle interdit l’examen des pourvois principaux et incidents. »

[5] Cour de cassation, Première présidence (ordonnance), 23 mars 2023, n° 22-13.600, décision non publiée.

Action en insertion forcée d’un droit de réponse : attention au délai de prescription trimestrielle

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Le litige entre la société coopérative à capital variable, EMRYS La Carte, et l’association UFC Que Choisir vient de connaître son épilogue avec l’arrêt de la Première Chambre civile de la Cour de cassation du 29 mars 2023[1].

Editrice du magazine Que choisir argent, UFC Que Choisir avait refusé de publier un droit de réponse à un article traitant des cartes et programmes de fidélité développés par EMRYS.

L’intérêt de cette affaire ne se trouve pas tant dans le refus de la haute juridiction, dans une précédente décision du 13 juillet 2022, de ne pas renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité[2], que dans le rappel du régime de prescription applicable en matière de droit de réponse : la Cour de cassation confirme l’alignement du délai de l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881 sur celui de l’article 65 de la même loi.

La demanderesse au pourvoi invoquait :

  • d’abord, le fait que le délai de prescription trimestrielle, prévu à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ne pouvait être appliqué qu’à l’exercice d’une « action » publique ou civile et non à celui d’un « droit », à savoir celui de réponse défini à l’article 13 de cette même loi.

La Haute juridiction écarte logiquement ce moyen dès lors que la sanction d’un refus d’insertion de droit de réponse nécessite, naturellement, l’engagement d’une « action » en justice :

« c’est à bon droit que la cour d’appel a énoncé que l’action en justice afin de faire sanctionner le refus d’insertion d’un droit de réponse est soumise au délai de prescription de trois mois prévu à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. »

  • ensuite, un « formalisme excessif» de la Cour d’appel de Toulouse qui se serait bornée « à considérer que cette action était soumise à la prescription trimestrielle sans se prononcer sur l’existence d’un calendrier de procédure et la volonté persistante du demandeur de maintenir son action ».

Ici encore, on voit mal comment la Cour de cassation aurait pu accueillir le moyen qu’elle juge d’ailleurs inopérant.

En effet, calendrier de procédure ou pas, il revient au « demandeur à l’action en insertion forcée d’un droit de réponse de s’assurer de l’accomplissement dans les délais requis des actes nécessaires à l’interruption de la prescription trimestrielle ».

La Première Chambre civile saisit ce moyen pour rappeler, comme elle l’avait fait pour motiver son refus de renvoyer la QPC susmentionnée, qu’en prévoyant un délai de prescription trimestrielle, le législateur a cherché à protéger la liberté d’expression tout en garantissant un recours effectif :

« L’existence d’un court délai de prescription édicté par l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 a pour objet de garantir la liberté d’expression et ne prive pas le demandeur à l’action en insertion forcée de tout recours effectif, dès lors qu’il a la faculté d’interrompre la prescription par tout acte régulier de procédure manifestant son intention de continuer l’action. Ces règles sont suffisamment claires et accessibles pour permettre aux parties d’agir en conséquence (CEDH, ordonnance du 29 avril 2008, n° 24562/03 ; CEDH, ordonnance du 17 juin 2008, n° 39141/04). »

  • La demanderesse au pourvoi avait, enfin, soulevé devant la Cour d’appel de Toulouse que « le message RPVA de l’avocat des intimés déposé à la cour le 11 juin 2021 serait de nature à interrompre la prescription, en ce qu’il y est sollicité le renvoi de l’affaire pour permettre à l’avocat plaidant de prendre connaissance et répliquer aux conclusions de l’appelante déposées le 10 juin 2021». Pour la société EMRY, la Cour d’appel aurait dû « examiner si la fixation du calendrier de la procédure ne constituait pas un empêchement d’agir prévu par la loi ou la convention et, partant, un motif valable de suspension de la prescription ». Dans le même sens, les juges d’appel n’auraient pas légalement justifié leur décision « en jugeant irrecevable l’action exercée en insertion forcée du demandeur sans se prononcer sur l’attitude déloyale du défendeur, seul à l’origine de la prescription opportunément soulevée par lui ».

La Cour de cassation juge que :

« 10. La cour d’appel a, d’abord, énoncé à bon droit qu’un message RPVA adressé par l’avocat des défendeurs à l’action dans lequel ceux-ci sollicitent le renvoi de l’affaire pour permettre de répliquer aux conclusions du demandeur n’est pas de nature à interrompre la prescription trimestrielle.

      1. Ayant constaté, ensuite, qu’aucun acte régulier de procédure manifestant son intention de poursuivre l’action n’avait été effectué entre le 10 juin et le 25 septembre 2021 par la société demanderesse à l’action en insertion forcée, elle en exactement déduit, sans être tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, que la prescription était acquise. »

Dit autrement, et on le comprend fort bien, c’est sur le demandeur que pèse la responsabilité de veiller à l’interruption de la prescription trimestrielle et ce par un acte autrement plus formel qu’un message RPVA, qui plus est lorsqu’il n’en est pas l’auteur.

Vigilance donc, toujours et encore, à accomplir les actes requis pour interrompre la prescription en matière de presse.

[1] Cass. Civ. 1ère, 29 mars 2023, n° 22-10.875

[2] Ne présentait pas de caractère sérieux la question prioritaire de constitutionnalité suivante :

« Les dispositions des articles 12 et 13 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881, combinées à celles de l’article 65 alinéa 1er de la même loi, en ce qu’elles prévoient que l’action en insertion forcée d’un droit de réponse est soumise à la prescription trimestrielle prévue pour l’exercice d’une action (civile ou publique) résultant d’un crime, d’un délit ou d’une contravention prévus par la loi sur la presse, portent-elles atteinte au droit d’accès à un juge, au droit à un recours effectif et à l’équilibre des droits des parties tels qu’ils sont garantis par les articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? »

Suite (et fin ?) : pas de renvoi au Conseil constitutionnel de la QPC sur l’article 60-1-2 du Code de procédure pénale

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Comment identifier les auteurs du délit de diffamation publique envers un particulier alors que l’infraction a été commise « de manière anonyme et/ou sous pseudonyme, par le biais d’un moyen de communication en ligne » ?

Une question qui nous préoccupe depuis quelques temps déjà mais que le Conseil constitutionnel n’aura pas à trancher.

Cette préoccupation était née à la suite de l’adoption du nouvel article 60-1-2 du Code de procédure pénale ; lequel limite, rappelle la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 14 mars 2023, « la possibilité de requérir les données techniques permettant d’identifier la source de la connexion ou celles relatives aux équipements terminaux utilisés, mentionnées au 3° du II bis de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques, aux procédures portant sur un délit puni d’au moins un an d’emprisonnement commis par l’utilisation d’un réseau de communications électroniques. ». Une limitation importante, donc, au droit au juge pour les victimes d’infractions de presse.

Saisie par la Cour d’appel de Versailles[1] d’une demande de renvoi au Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur les dispositions de l’article 60-1-2 précité, la Chambre criminelle a jugé que la QPC ne présentait pas un caractère sérieux et ne pouvait, dès lors, être transmise aux sages de la rue de Montpensier.

La motivation retenue par la Chambre criminelle permet de faire un ultime (?) rappel des données susceptibles d’être obtenues ou requises afin de tenter d’identifier le ou les auteurs de propos diffamatoires :

  • en premier lieu, la Chambre criminelle juge qu’en limitant « aux procédures portant sur un délit puni d’au moins un an d’emprisonnement» la possibilité de requérir des données techniques, le législateur a entendu « renforcer les garanties répondant aux exigences constitutionnelles, compte tenu du caractère attentatoire à la vie privée de telles mesures, en tenant compte de la gravité de l’infraction recherchée et des circonstances de sa commission ».

Il est donc désormais clair qu’en matière de diffamation publique envers un particulier, délit qui expose son ou ses auteurs à une seule peine d’amende, il n’est plus possible de requérir les données techniques[2] afin d’identifier ce ou ces derniers.

  • en revanche, et en second lieu, « l’article 60-1-2 précité ne fait pas obstacle à ce que le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire par lui commis requière des opérateurs de communications électroniques, fournisseurs d’accès à internet et hébergeurs, la remise des données relatives à l’identité civile de l’utilisateur ou de celles fournies par celui-ci au moment de la création du compte. De telles informations peuvent donc être sollicitées par une victime de diffamation publique commis sur un réseau de communication électronique, infraction punie d’une peine d’amende.»

Il demeure donc possible d’obtenir les données d’identité civile[3], afin d’engager une procédure pénale qui ne serait pas vouée à l’échec.

Pour le reste, le défaut de caractère sérieux de la QPC est constaté en raison de l’absence :

  • d’abord, d’atteinte au droit à un recours effectif ou au droit à obtenir réparation, dans la mesure où rien n’empêche « la victime de mettre en mouvement l’action publique devant la juridiction d’instruction ou, le cas échéant, directement devant la juridiction de jugement » ;

 

  • ensuite, d’atteinte au principe d’égalité devant la loi pénale dès lors qu’ « en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu limiter les ingérences dans le droit au respect de la vie privée, eu égard au caractère particulièrement attentatoire de ces réquisitions, en fonction de la gravité des infractions poursuivies, sans instaurer de discrimination injustifiée entre les victimes. ».

Doit-on, en définitive, être rassuré par la motivation retenue par la Chambre criminelle ? Sans doute un peu.

Toutefois, on aimerait, pour être certain de l’efficacité des seules données d’identité civile dans la recherche des auteurs de délits punis d’une seule peine d’amende, telles que la diffamation publique, avoir un peu de recul.

A voir donc en pratique.

[1] CA Versailles, 6 décembre 2022.

[2] Dont on a indiqué la nature précise dans une précédente news. Ainsi qu’en dispose le IV de l’article R.10-13 du code des postes et communications électroniques :

« IV.-Les données techniques permettant d’identifier la source de la connexion ou celles relatives aux équipements terminaux utilisés, mentionnées au 3° du II bis de l’article L. 34-1, que les opérateurs de communications électroniques sont tenus de conserver, sont :

1° L’adresse IP attribuée à la source de la connexion et le port associé ;

2° Le numéro d’identifiant de l’utilisateur ;

3° Le numéro d’identification du terminal ;

4° Le numéro de téléphone à l’origine de la communication. »

[3] Voir notre précédente news concernant la possibilité d’obtenir les données d’identification dans le cadre d’une procédure en référé fondé sur l’article 145 du Code de procédure civile (ordonnance du Président du Tribunal judiciaire de Paris ; affaire dans laquelle les actions envisagées concernaient de possibles faits de dénigrement et de cyberharcèlement).

Santé publique, dénigrement et liberté d’expression : nouvel épisode de la saga YUCA

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Pour avoir attribué une note de 9/100 et classé « mauvais », un produit contenant comme additif du nitrite de sodium (E250), le tribunal de commerce d’Aix-en-Provence a dit, par jugement du 13 septembre 2021, que la SAS YUCA[1] « a exercé, et exerce, une pratique commerciale déloyale et trompeuse au préjudice » de son fabricant et, partant, a considéré que YUCA « a commis, et commet, des actes de dénigrement » à son encontre.

La société YUCA ayant interjeté appel, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a, par un arrêt du 8 décembre 2022[2], infirmé le jugement de première instance « dans l’intégralité de ses dispositions ».

Au soutien de ses demandes en appel, outre la requalification des faits en diffamation et, partant, de l’action en une procédure visant à réparer une atteinte à l’honneur et à la considération[3], la société appelante estimait notamment, au fond, qu’il devait être fait application « des textes constitutionnels et conventionnels relatifs à la liberté d’expression » dans le cadre d’un débat d’intérêt général.  YUCA évoquait aussi les règles relatives au droit d’alerte en matière sanitaire.

La Cour était donc appelée à procéder à un exercice délicat ; à savoir celui d’une articulation entre, d’un côté, des faits susceptibles de constituer une diffamation ou un dénigrement, de l’autre, la protection de la liberté d’expression.

C’est, en effet, au regard de cette liberté et des textes qui la consacrent, insiste la Cour, que les conditions d’engagement de la responsabilité de la société YUCA doivent être examinées :

« il est donc ni contesté, ni contestable, que le service offert par le consommateur est un service d’information mais aussi un outil pour permettre à ce consommateur d’agir auprès des industriels dans le but d’obtenir une amélioration des produits offerts ; le fait que la société YUCA ait un statut commercial, et qu’elle puisse tirer un profit économique de cette activité, est sans incidence sur ce constat.

Toute activité, fut-elle à but commercial, ayant pour finalité l’information de tiers et la diffusion d’opinion est protégée par la liberté d’expression[4] telle que garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen inscrite au préambule de la Constitution et l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, dans les limites prescrites par ces textes tels qu’interprétés par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Il convient en conséquence d’examiner la responsabilité de la société YUCA dans le cadre de son activité commerciale en tenant compte de ces règles relatives à la liberté d’expression, principe général du droit. »

Sur la requalification des faits en faits constitutifs de diffamation, la Cour d’appel précise que lorsqu’une allégation vise un produit, celle-ci « ne peut constituer un acte diffamatoire, sauf lorsque cette allégation est destinée de manière exprès à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de son fabricant ou de son distributeur clairement identifié. ».

Tel n’était pas le cas en l’espèce, les informations diffusées ne comportant « aucune allégation concernant la société » fabriquant le produit ; laquelle société n’apparaissant par ailleurs « dans aucune des mentions et informations contestées ».

Aussi, les juges d’appel considèrent que ce n’est pas sur le terrain de la loi sur la liberté de la presse mais sur ceux de la pratique commerciale déloyale, de la pratique commerciale trompeuse[5] et du dénigrement que l’affaire doit être examinée.

Sur la question de l’exercice d’une pratique commerciale déloyale, la Cour retient pour infirmer le jugement de première instance, que « si le fait d’informer le consommateur, par le biais d’une application, sur les qualités d’un produit proposé dans un magasin doit être considéré comme une action en relation directe avec la vente de ce produit » et, partant, « une pratique commerciale »[6], la société YUCA a, en l’espèce, fait preuve de diligence professionnelle dans la présentation du produit en cause :

  • en fournissant au consommateur, en les explicitant[7], les critères aux termes desquels la note et l’évaluation du produit a été faite
  • en ne dérogeant pas aux règles méthodologiques mises en place par l’application pour ce produit en particulier ; dérogation qui aurait pu avoir pour effet de le défavoriser.

Mais, l’intérêt principal de l’arrêt ici commenté concerne les faits de dénigrement – et la responsabilité extracontractuelle –  reprochés à la société appelante et la manière dont la Cour opère son contrôle au regard de la protection de la liberté d’expression dont bénéficie, selon elle, l’activité de la société YUCA ; « fût-elle commerciale ».

Le dénigrement, qui n’exige pas une situation de concurrence directe et effective entre deux personnes pour être constitué, « consiste à divulguer, par tout moyen, une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général, repose sur une base factuelle suffisante, et qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure »[8].

Intérêt général, base factuelle suffisante, une certaine mesure, voici des termes qui nous paraissent familiers dès lors qu’est en jeu la protection de la liberté d’expression en droit de la presse ou plus largement en matière de diffamation.

La question était donc ici de savoir si le discrédit jeté sur le produit fabriqué par la société intimée – lequel n’est pas contestable au vu de la note attribuée (9/100) et du commentaire « mauvais », constitue un acte de dénigrement fautif ou si la société YUCA pouvait bénéficier du régime protecteur de la liberté d’expression.

L’analyse de la Cour d’appel, dont dépend le bénéficie du régime protecteur de la liberté d’expression, revêt, de toute évidence, une importance fondamentale pour la société appelante dans la mesure où « cette notation et cette évaluation sont l’objet même de l’application YUKA dans le cadre de son activité d’information ». En l’espèce :

  • sur l’existence d’un débat d’intérêt général, la réalité d’un débat public « sur la nocivité des additifs nitrés dans l’alimentation», la Cour estime qu’elle est établie au vu des pièces produites par l’appelante, à savoir, outre des articles de presse, « la proposition de loi datée du 3 février 2022 relative à l’interdiction de ces additifs ».

On relèvera, d’ailleurs, que les juges d’appel insistent sur le fait qu’ils ont la charge d’apprécier la seule existence dudit débat public et non de se prononcer sur le rapport bénéfice-risque de l’emploi de telles substances. C’est donc bien cette seule réalité du débat public, qui se traduit notamment par des discussions au sein de la communauté scientifique, qu’il appartient aux juges du fond de contrôler.

  • sur la base factuelle suffisante, en cohérence avec l’infirmation du jugement de première instance quant l’existence d’une pratique commerciale déloyale, la Cour d’appel juge que « Les articles scientifiques reproduits par la société YUCA sur son site (…)», qui « sont issus d’un travail de recherche non contestable », « constituent une base factuelle suffisante pour diffuser une allégation concernant le danger que pourrait représenter l’utilisation de l’additif E 250 pour la santé humaine ».

Ces mêmes articles scientifiques, appuie la Cour, et en particulier les travaux les plus récents, « confirment pour le moins qu’il est possible, sans excéder le droit à la liberté d’expression, de divulguer sur une base documentaire réelle l’information selon laquelle l’ajout d’additifs nitrés dans l’alimentation peut être considéré comme dangereux pour la santé ».

  • ce sont ces mêmes motifs qui ont convaincu les juges d’appel de la satisfaction du dernier critère. Plus précisément, il est jugé que « pour les mêmes motifs factuels, l’utilisation du terme « risque élevé » et la mention de présence d’agents génotoxiques et cancérogènes, termes repris notamment par l’agence nationale de la sécurité sanitaire de l’alimentation, ne peuvent être considérés comme dépassant la mesure requise dans le cadre de la diffusion d’informations» ; ce qu’ils ne pourraient être, ajoute la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, que si la société YUCA se présentait comme ce qu’elle n’est pas, à savoir une « autorité scientifique officielle et reconnue ».

Pour dire les choses autrement, si l’on était ici en matière de diffamation, on y verrait la démonstration de la « bonne foi » de l’auteur des propos incriminés.

Les réponses apportées ici par la Cour d’appel aux critères de l’intérêt général, de la base factuelle suffisante et du degré de mesure sont d’autant plus intéressantes que son arrêt du 8 décembre 2022 n’est que le dernier épisode en date d’une série toujours en cours ; d’autres juridictions d’appel étant amenées à se prononcer sur des contentieux similaires dans les mois à venir.

L’avenir de la société appelante et de son application sont en jeu mais aussi, davantage, celui d’une liberté d’expression « 2.0 » qui conditionne l’information des consommateurs à la véracité scientifique des allégations diffusées ou, à tout le moins, à une suffisante base factuelle traduisant l’existence voire la nécessité d’un débat public.

[1] Qui développe l’application « YUKA » (YUCA pour la société, YUKA pour l’application) pour mobile visant à informer le consommateur sur les produits alimentaires et cosmétiques, notamment leur composition, et leurs éventuels risques pour la santé.

[2] CA Aix-en-Provence, 8 décembre 2022, RG n° 21/14555.

[3] Il était ainsi soulevé que l’action était soumise aux dispositions de la loi du 29 juillet 1881 et que, par voie de conséquence, l’assignation devait être annulée et subsidiairement « déclarée prescrite et en outre irrecevable pour défaut d’intérêt à agir ».

[4] Mis en gras et souligné par nos soins.

[5] La Cour infirmera le jugement du Tribunal de commerce d’Aix-en-Provence au motif que la pratique commerciale trompeuse, au sens de l’article L.21-2 2° du Code de la consommation, qualifie le bien ou le service « proposé par l’auteur des allégations ». C’est donc à bon droit, estiment les juges d’appel, que la société YUCA a pu contester devant eux l’application de cette qualification au litige dès lors que « le caractère mensonger des allégations et indications lui étant reproché ne [concerne] pas des services proposés par elle, mais des produits fabriqués par un tiers. ».

[6] Au sens de l’article 2 d) de la directive 2005/29 CE et de l’article L.121-1 du Code de la consommation, aux termes duquel « Une pratique commerciale est déloyale lorsqu’elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle et qu’elle altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à l’égard d’un bien ou d’un service. ».

[7] En indiquant au consommateur les sources scientifiques sur lesquelles la société YUCA s’est appuyée pour évoquer « le caractère « probablement « cancérogène pour l’homme » des composés de nitrite selon le Centre International de recherche sur le cancer et l’augmentation du risque d’apparition de maladies du sang ».

[8] La Cour d’appel reprenant ici l’attendu de principe de l’arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 9 janvier 2019 (n° 17-18.350).

Liberté d’expression : la CEDH précise les critères de protection des lanceurs d’alerte

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Tout est une histoire d’équilibre.

Depuis 2008, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a cherché à atteindre cet équilibre, celui entre la protection de la liberté d’expression des lanceurs d’alerte et l’éventuelle sanction en raison du préjudice causé à l’employeur du fait de la divulgation d’informations confidentielles, recueillies sur leur lieu de travail.

L’exercice peut s’avérer difficile dès lors que l’employé est tenu, dans le cadre de sa relation de travail, à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion.

Pour déterminer si une sanction du lanceur d’alerte a causé une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, la Cour a défini 6 critères dans l’arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2018[1] :

  • l’existence ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation ;
  • l’intérêt public présenté par les informations divulguées ;
  • l’authenticité des informations divulguées ;
  • le préjudice causé à l’employeur ;
  • la bonne foi du lanceur d’alerte ;
  • la sévérité de la sanction.

La Cour s’étant toujours refusée à donner une définition précise du lanceur d’alerte, c’est à un examen concret de chaque situation qu’elle se livre pour dire s’il y a eu ou non violation de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Dans son arrêt de Grande Chambre du 14 février 2023[2], la Cour s’est prononcée sur le renvoi d’un arrêt de chambre du 11 mai 2021 qui avait conclu à une absence de violation de l’article 10 précité dans l’affaire dite « LuxLeaks », alors qu’un lanceur d’alerte avait été condamné en appel à 1.000 euros d’amende et au paiement d’un euro symbolique de dommages et intérêts, pour avoir divulgué « quatorze déclarations fiscales et deux courriers d’accompagnement » qui furent repris dans l’émission « Cash investigation » et « mis en ligne par une association regroupant des journalistes, dénommée « International Consortium of Investigative Journalists » (« ICIJ ») ».

Dans son arrêt de 2021, la Cour avait considéré que l’intérêt public de la divulgation n’était pas suffisant pour compenser le préjudice subi par l’employeur du lanceur d’alerte.

En Grande Chambre, la Cour adopte une solution différente et conclut à une violation de l’article 10 de la Convention au motif, notamment, que les informations divulguées étaient bien de celles présentant un intérêt public[3] et, partant, susceptibles de justifier une alerte car « touchant au fonctionnement des autorités publiques dans une société démocratique et provoquant, dans le public, un débat suscitant des controverses (…) ».

« Quant à la mise en balance entre l’intérêt public que présente l’information divulguée et les effets dommageables de la divulgation », la CEDH précise, d’abord, que le contexte dans lequel s’opère la divulgation doit être apprécié. En l’espèce, les informations divulguées s’inscrivaient dans la continuité d’un débat public sur les pratiques fiscales au Luxembourg mais aussi dans le reste de l’Europe et, en particulier, en France. A cet égard, les juges de la Grande Chambre rappellent que :

« qu’un débat public peut s’inscrire dans la continuité et être nourri par des éléments d’informations complémentaires (Dammann, précité, § 54, et Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 27, 26 avril 2007). Des révélations qui portent sur des faits d’actualité ou débats préexistants peuvent également servir l’intérêt général (Couderc et Hachette Filipacchi Associé, précité, § 114). En effet, un débat public n’est pas figé dans le temps et, ainsi que le fait valoir MLA[4], « l’attitude des citoyens sur des questions d’intérêt public est évolutive » (paragraphe 98 ci-dessus). Dès lors, pour la Cour, la seule circonstance qu’un débat public sur les pratiques fiscales au Luxembourg était déjà en cours au moment où le requérant divulgua les informations litigieuses ne saurait en soi exclure que ces informations puissent, elles-aussi, présenter un intérêt public au regard du débat ayant suscité des controverses en ce qui concerne les pratiques fiscales des sociétés en Europe, et en particulier en France (voir paragraphes 187 à 192 ci-dessous) et de l’intérêt légitime du public à en connaître. »

Ensuite, la Cour considère que l’appréciation des effets dommageables de la divulgation ne doit pas se faire au regard des seuls impacts financiers éventuels pour l’employeur ; lequel a subi un préjudice de réputation dont « la réalité n’apparaît pas avérée sur le long terme »[5]. La CEDH relève ainsi que, « sur le second plateau de la balance », la Cour d’appel ayant condamné le lanceur d’alerte :

« s’est contentée de placer le seul préjudice subi par PwC et a seulement tenu compte de la circonstance que l’employeur du requérant avait été « associé à une pratique d’évasion fiscale, sinon à une optimisation fiscale », qu’il avait été « victime d’infractions pénales » et avait « subi nécessairement un préjudice » (paragraphe 35 ci-dessus).

200. Certes, aux yeux de la Cour, les éléments d’appréciation retenus par la Cour d’appel en ce qui concerne le préjudice subi par PwC, à savoir « l’atteinte à l’image » et « une perte de confiance » (paragraphe 35 ci-dessus), sont incontestablement pertinents. Pour autant, la Cour d’appel s’est contentée de les formuler en termes généraux, sans apporter de précision permettant de comprendre pourquoi elle a finalement estimé qu’un tel préjudice, dont la nature et la portée n’ont au demeurant pas été déterminées de manière circonstanciée, était « supérieur à l’intérêt général » que présentait la divulgation des informations litigieuses. La Cour en déduit que la Cour d’appel n’a pas placé, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables qu’il convenait de prendre en compte.»

Il est donc revenu à la Grande Chambre de procéder « elle-même à la mise en balance des intérêts en présence » ; laquelle lui a permis de conclure que l’intérêt public « attaché à la divulgation », dans le cas d’espèce, l’emporte sur « l’ensemble des effets dommageables » :

« À cet égard, elle rappelle qu’elle a reconnu que les informations révélées par le requérant présentaient indéniablement un intérêt public (paragraphes 191-192 ci-dessus). Dans le même temps, elle ne saurait ignorer que la divulgation litigieuse s’est faite au prix d’un vol de données et de la violation du secret professionnel qui liait le requérant. Ceci étant, elle relève l’importance relative des informations divulguées, eu égard à leur nature et à la portée du risque s’attachant à leur révélation. Au vu des constats opérés ci-dessus (paragraphes 191-192 ci- dessus) quant à l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle, la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations, l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables. »

Enfin, sans revenir sur l’intégralité des 6 critères précités – lesquels étaient satisfaits en l’espèce –  , il est important de signaler la précision apportée par la Cour au premier d’entre eux, à savoir le critère de « l’existence ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation ».

En effet, si la voie interne (saisie de sa hiérarchie par le lanceur d’alerte) doit être privilégiée à la voie externe, la Cour rappelle que « cet ordre de priorité entre canaux internes et canaux externes de signalement ne revêt pas, dans la jurisprudence de la Cour, un caractère absolu. ».

Concrètement, cela signifie qu’il peut exister des situations dans lesquelles les « mécanismes internes de signalement » ne sont pas adaptés ; ce qui peut justifier le « recours direct à une « voie externe de dénonciation » ».

Tel était ici le cas dès lors que « les pratiques d’optimisation fiscale au bénéfice de grandes multinationales et les déclarations fiscales – actes juridiques d’information (paragraphe 28 ci-dessus) préparées par l’employeur du requérant pour le compte de ses clients, à destination des services fiscaux luxembourgeois, étaient légales au Luxembourg » et que, partant, « Elles ne révélaient donc rien de répréhensible, au sens de la loi, qui aurait justifié que le requérant tente d’alerter sa hiérarchie afin qu’il fût mis un terme à des agissements constituant l’activité normale de son employeur ».

Il est donc particulièrement important de relever que, ce faisant, la CEDH conforte la protection de la liberté d’expression des lanceurs d’alerte ; lesquels, lorsque les pratiques révélées sont légales, ne peuvent divulguer des informations d’intérêt public que par la voie d’un canal externe :

« La Cour considère que, dans pareil cas, seul le recours direct à un canal externe de divulgation est susceptible de constituer un moyen efficace d’alerte. Ainsi que le fait valoir MLA, dans certaines circonstances, le recours aux médias peut s’avérer être la condition de l’efficacité du lancement d’alerte (paragraphe 97 ci-dessus). Dans ces conditions, lorsque sont en cause des agissements ou des pratiques portant sur les activités habituelles de l’employeur et qui n’ont, en soi, rien d’illégal, le respect effectif du droit de communiquer des informations présentant un intérêt public suppose d’admettre le recours direct à une voie externe de divulgation, se traduisant, le cas échéant, par la saisine des médias. C’est d’ailleurs ce que la Cour d’appel a admis, en l’espèce, en jugeant que le requérant ne pouvait pas agir autrement, et qu’« une information du public par un média était, en l’occurrence, et vu les circonstances, la seule alternative réaliste pour lancer l’alerte » (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour tient à souligner qu’un tel constat est cohérent avec sa jurisprudence. »

A la lecture de l’arrêt Halet c. Luxembourg, la protection des lanceurs d’alerte ressort incontestablement renforcée.

En effet, en insistant sur la « légitimité » d’une divulgation externe d’informations lorsque les comportements en cause sont légaux, d’une part, en précisant – ou en élargissement selon l’opinion dissidente commune annexée à la décision – le critère de l’intérêt public, d’autre part, la CEDH poursuit la construction d’une jurisprudence toujours plus protectrice des lanceurs d’alerte.

Au mépris de notions pourtant tout aussi précieuses dans une société démocratique telles que le secret professionnel ? La prise en compte par les juridictions nationales de la solution retenue par la Cour de Strasbourg et son articulation avec le régime juridique interne[6] de protection des lanceurs d’alerte seront à surveiller de près.

 

 

[1] CEDH, 12 février 2018, Guja c. Moldavie, n° 14277/04.

[2] CEDH, 14 février 2023, Halet c. Luxembourg, n° 21884/18.

[3] L’opinion dissidente de 4 des 17 juges composant la Grande Chambre, annexée à l’arrêt, évoque un « élargissement [considérable] de la « notion d’intérêt public » qui « doit être attaché à l’information divulguée pour pouvoir faire bénéficier le lanceur d’alerte d’une protection. ». Plus précisément, ces 4 juges considèrent qu’au « signalement par un employé des actes, des pratiques ou des comportements illicites, sur le lieu de travail » et « ceux qui sont qui sont répréhensibles tout en étant légaux », l’arrêt du 14 février 2023 y ajoute une troisième catégorie de comportements « entièrement nouvelle en matière de lancement d’alerte, à savoir « certaines informations touchant au fonctionnement des autorités publiques dans une société démocratique et provoquant, dans le public, un débat suscitant des controverses de nature à faire naître un intérêt légitime de celui-ci à en connaître, afin de se forger une opinion éclairée sur la question de savoir si elles révèlent ou non une atteintes à l’intérêt public » (paragraphe 138), tout en précisant que les informations peuvent aussi porter sur des comportements d’acteurs privés (paragraphe 142). ».

Les 4 magistrats dénoncent « un critère excessivement flou ». Il est vrai, comme ces derniers le soulignent, que, d’une part, « l’intérêt de la divulgation va décroissant selon que l’on se trouve dans la première, la deuxième ou la troisième catégorie », d’autre part, que s’agissant de la catégorie « nouvelle » selon eux du « débat suscitant des controverses », celle-ci met à mal les notions de secret professionnel et de confidentialité. C’est la raison pour laquelle, afin de ne pas créer davantage d’insécurité juridique, la solution retenue ici par la Cour, et qualifiée dans l’opinion dissidente commune de « revirement de jurisprudence », devrait voir ses effets modulés dans le temps.

[4] Maison des Lanceurs d’alerte, tiers intervenant dans la procédure.

[5] Communiqué de presse du 14 février 2023.

[6] Article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin II », dont la rédaction est issue de l’article 1er de la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte :

 

« I.-Un lanceur d’alerte est une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement. Lorsque les informations n’ont pas été obtenues dans le cadre des activités professionnelles mentionnées au I de l’article 8, le lanceur d’alerte doit en avoir eu personnellement connaissance.

II.-Les faits, informations et documents, quel que soit leur forme ou leur support, dont la révélation ou la divulgation est interdite par les dispositions relatives au secret de la défense nationale, au secret médical, au secret des délibérations judiciaires, au secret de l’enquête ou de l’instruction judiciaires ou au secret professionnel de l’avocat sont exclus du régime de l’alerte défini au présent chapitre.

III.-Lorsque sont réunies les conditions d’application d’un dispositif spécifique de signalement de violations et de protection de l’auteur du signalement prévu par la loi ou le règlement ou par un acte de l’Union européenne mentionné dans la partie II de l’annexe à la directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, le présent chapitre ne s’applique pas.

Sous réserve de l’article L. 861-3 du code de la sécurité intérieure, lorsqu’une ou plusieurs des mesures prévues aux articles 10-1,12 et 12-1 de la présente loi sont plus favorables à l’auteur du signalement que celles prévues par un dispositif spécifique mentionné au premier alinéa du présent III, ces mesures s’appliquent. Sous la même réserve, à défaut de mesure équivalente prévue par un tel dispositif spécifique, les articles 13 et 13-1 sont applicables. ».

Respect du droit à l’image des enfants : l’Assemblée nationale adopte à l’unanimité une proposition de loi

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Le 6 mars 2023, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture une proposition de loi « visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants ».

Ainsi que le rappelle l’exposé des motifs de cette proposition de loi, l’intervention du législateur est apparue nécessaire dès lors que :

« Dans une société de plus en plus numérisée, le respect de la vie privée des enfants s’impose aujourd’hui comme une condition de leur sécurité, de leur bien-être et de leur épanouissement. Consacré par l’article 16 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant[1], ce principe apparaît pourtant pris en tenaille entre des intérêts contraires et pas toujours bienveillants. »

Ces « intérêts contraires », les risques d’exposition ou de surexposition des enfants sur les réseaux sociaux, se manifestent notamment dans un phénomène connu sous le vocable de « sharenting », « contraction de deux mots anglais sharing (partager) et parenting (parentalité) »[2].

Le sharenting est présenté dans l’exposé des motifs comme l’un des principaux risques d’atteinte à la vie privée des enfants :

« On estime en moyenne qu’un enfant apparaît sur 1 300 photographies publiées en ligne avant l’âge de 13 ans, sur ses comptes propres, ceux de ses parents ou de ses proches (5). La publication sur les comptes des parents de contenus relatifs à leurs enfants (…) constitue ainsi aujourd’hui l’un des principaux risques d’atteinte à la vie privée des mineurs, pour deux raisons. D’une part, du fait de la difficulté à contrôler la diffusion de son image, d’autant plus problématique dans le cas de mineurs. D’autre part, en raison d’un conflit d’intérêt susceptible de survenir dans la gestion du droit à l’image des enfants par leurs parents. »

Outre les difficultés pour effacer les données publiées ou encore le cyberharcèlement, l’impossibilité de contrôler l’image d’un mineur sur internet l’expose à d’autres risques majeurs et en particulier à la pédopornographie. A cet égard, le rapporteur du texte, Monsieur Bruno STUDER, précise que :

« 50 % des photographies qui s’échangent sur les forums pédopornographiques avaient été initialement publiées par les parents sur leurs réseaux sociaux. Certaines images, notamment les photographies de bébés dénudés ou de jeunes filles en tenue de gymnastique intéressent tout particulièrement les cercles pédophiles ; le problème va donc bien au-delà des contenus sexualisés mis en ligne par les parents ou par les enfants eux-mêmes. Les informations diffusées sur le quotidien des enfants peuvent dans le pire des cas, qui plus est, permettre à des individus d’identifier leurs lieux et leurs habitudes de vie à des fins de prédation sexuelle. »

Pour toutes ces raisons, il était indispensable que, par un texte à vocation pédagogique, les parents soient davantage responsabilisés dans leur usage des réseaux sociaux, dès lors que les contenus qu’ils publient concernent leurs enfants.

Pour atteindre cet objectif, la proposition de loi – dont on soulignera qu’elle a été adoptée à l’unanimité – prévoit :

  • l’introduction de la notion de vie privée[3] dans la définition de l’autorité parentale : le second alinéa de l’article 371-1 du Code civil serait désormais rédigé comme suit :

« Elle appartient aux parents jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé, sa vie privée et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne. »

  • l’exercice en commun, par les deux parents, du droit à l’image de l’enfant mineur[4] :

« I. – L’article 372-1 du code civil est ainsi rétabli :

« Art. 372-1. – Les parents exercent en commun le droit à l’image de leur enfant mineur, dans le respect du droit à la vie privée mentionné à l’article 9. Les parents associent l’enfant à l’exercice de son droit à l’image, selon son âge et son degré de maturité. »

II (nouveau). – L’avant-dernier alinéa de l’article 226-1 du code pénal est complété par les mots : « dans le respect de l’article 372-1 du code civil ».

  • la définition de mesures pouvant être prises par le juge en cas de désaccord entre les parents dans l’exercice du droit à l’image de l’enfant mineur[5]:

« Après le troisième alinéa de l’article 373-2-6 du code civil, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« Il peut également, en cas de désaccord entre les parents sur l’exercice des actes non usuels relevant du droit à l’image de l’enfant, interdire à l’un des parents de publier ou de diffuser tout contenu relatif à l’enfant sans l’autorisation de l’autre parent. Ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. »

  • la possibilité d’une délégation forcée de l’autorité parentale dans les situations où l’intérêt des parents rentre en conflit avec celui de l’enfant dans l’exercice de son droit à l’image :

« Après le troisième alinéa de l’article 377 du code civil, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« Lorsque la diffusion de l’image de l’enfant par ses parents porte gravement atteinte à la dignité ou à l’intégrité morale de celui-ci, le particulier, l’établissement ou le service départemental de l’aide sociale à l’enfance qui a recueilli l’enfant ou un membre de la famille peut également saisir le juge aux fins de se faire déléguer l’exercice du droit à l’image de l’enfant. »

Ce texte, désormais entre les mains du Sénat et attendu par les défenseurs de la cause des enfants, s’inscrit dans un mouvement plus global de protection des mineurs qui a récemment pris la forme d’une campagne de sensibilisation à un usage raisonné des écrans[6], d’une généralisation à venir des dispositifs de contrôle parental[7] ou encore de l’instauration d’une « majorité numérique »[8] à 15 ans avec l’obligation pour les réseaux sociaux de s’assurer de l’âge de leurs utilisateurs et de recueillir l’accord des parents pour leur inscription[9].

[1] « Nul enfant ne fera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation. L’enfant a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. »

[2] Les risques du « sharenting », l’exposition des enfants par leurs parents sur Internet, ciblés à l’Assemblée (lemonde.fr)

[3] Article 1er de la proposition de loi.

[4] Article 2 de la proposition de loi.

[5] Article 3 de la proposition de loi.

[6] Accueil – Je Protège Mon Enfant (jeprotegemonenfant.gouv.fr)

[7] Loi n° 2022-300 du 2 mars 2022 visant à renforcer le contrôle parental sur les moyens d’accès à internet

[8] S’il ne consacre pas expressément une « majorité numérique » à 15 ans, le « nouvel article 45 de la loi du 6 janvier 1978 – modifiée par l’ordonnance n° 2018-1125 du 12 décembre 2018 – (…) autorise les mineurs de plus de quinze ans à « consentir seul[s] à un traitement de données à caractère personnel en ce qui concerne l’offre directe de services de la société de l’information ». ». Voir : V. TESNIERE, « Protection des mineurs sur internet : un droit épars », Légipresse, n° 406, pp. 472 à 480.

[9] Proposition de loi, adoptée, par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne, n° 389, déposé(e) le jeudi 2 mars 2023