Brèves juridiques

Réparation pour des écrits diffamatoires produits devant les tribunaux : application exclusive des dispositions spéciales de l’article 41 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse

By 21 juin 2023 No Comments

Dans son arrêt du 8 juin 2023[1], la 2ème chambre civile de la Cour de cassation, apporte un éclairage sur le fondement juridique applicable à une condamnation pécuniaire pour des écrits prétendument diffamatoires produits devant les tribunaux.

Dans cette affaire, une banque avait « fait pratiquer, en vertu d’un acte de prêt notarié en date du 11 juin 2007, une saisie-attribution sur le compte bancaire de Mme [R] et de son époux M. [A]. ».

Les époux, qui avaient alors saisi le juge de l’exécution, ont été déboutés de leurs demandes et ont vu la saisie-attribution validée.

Plus encore, le juge de l’exécution « les a condamnés à payer à la banque une certaine somme à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ».

La Cour d’appel d’Orléans ayant confirmé la décision du juge de l’exécution, un pourvoi a été formé devant la Cour de cassation, laquelle a censuré l’arrêt d’appel à un double titre et renvoyé les parties devant la Cour d’appel de Paris.

  1. L’absence d’impartialité de la Cour d’appel

Parmi les moyens soulevés au soutien du pourvoi figurait une violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales aux termes duquel, rappelle la 2ème chambre civile, « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial ».

La composante du droit au procès équitable ici sanctionnée par la Haute juridiction est celle relative à l’exigence d’impartialité du juge.

Après avoir rappelé les différentes démarches[2] permettant d’apprécier le respect de cette exigence et la jurisprudence de la CEDH, la Cour de cassation relève que la présentation des thèse des parties, dans les motifs de l’arrêt d’appel, traduit un manque d’impartialité qui se manifeste, d’un côté, par une approche neutre des arguments de la banque, de l’autre par une analyse de ceux des débiteurs « étant ponctuée d’expressions révélant une appréciation subjective de leur cause et traduisant des jugements de valeur ».

La 2ème chambre civile considère qu’ « une telle présentation [est] de nature à faire peser un doute légitime sur l’impartialité de la juridiction » et juge que la Cour d’appel a violé l’article 6 § 1 précité.

  1. Une condamnation à des dommages et intérêts pour des écrits figurant dans les conclusions des appelants ne peut être prononcée que sur le fondement de l’article 41 de la loi sur la liberté de la presse

La Cour de cassation aurait pu s’arrêter là mais, relevant d’office un second moyen, va se prononcer sur la question de savoir « si une partie appelante peut être condamnée à des dommages-intérêts sur les fondements de l’article 559 précité et 1240 du code civil à raison du contenu de ses écritures produites devant la cour d’appel. ».

Cette question intéresse le droit de la presse dès lors qu’elle porte sur la problématique de l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre d’une procédure judiciaire.

Aussi, c’est au regard des dispositions de l’article 6 § 1 mais également de l’article 10 § 1 de la Convention que la Cour de cassation s’est prononcée ; celle-ci rappelant :

  • d’abord, que « Selon la Cour européenne des droits de l’homme, de manière générale, la condamnation à des dommages-intérêts constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression et pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (Paturel c. France, arrêt du 22 mars 2006, n° 54968/00, § 24)» ;

 

  • ensuite, que « la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’« égalité des armes » et d’autres considérations d’équité militent en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties, et de critiques très larges de la part de l’avocat de la défense en vue de garantir le libre exercice de sa profession et le droit de son client à un procès équitable. ([E] c. Finlande, arrêt du 21 mars 2002, n° 31611/96, § 49). »

De la jurisprudence européenne, la Cour de cassation déduit que « les articles 6 et 10 de la CEDH s’opposent, au regard des impératifs de libre exercice des droits de la défense et de droit à un procès équitable, à ce qu’une partie appelante d’un jugement soit condamnée, sur le fondement des articles 559 du code de procédure civile et 1240 du code civil, à des dommages-intérêts à raison d’un passage ou d’un extrait de ses écritures remises à la cour d’appel. ».

La 2ème Chambre civile affirme alors que seules les dispositions prévues à l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 peuvent fonder une condamnation à indemnisation à raison des écrits produits devant les tribunaux et de leur caractère prétendument diffamatoire, à condition que les passages litigieux soient étrangers à l’instance judiciaire.

La Cour d’appel n’ayant été saisie d’aucune demande fondée sur l’article 41[3] de la loi sur la liberté de la presse, la Cour de cassation juge que « les appelants ne pouvaient être condamnés à des dommages-intérêts sur le fondement des dispositions des articles 1240 du code civil et 559 du code de procédure civile, à raison d’un passage ou d’un extrait de leurs conclusions devant la cour d’appel, fussent-ils de nature à heurter et choquer, la cour d’appel a violé les textes et principes susvisés. ».

Cette décision nous rappelle que le droit de la presse a vocation à s’appliquer, quelle que soit la matière, dès lors qu’est en jeu la liberté d’expression et la sanction d’un éventuel abus dans son exercice dans le cadre d’un procès.

[1] Cass., Civ. 2ème, 8 juin 2023, n° 19-25.101.

[2] Démarche subjective, d’une part, dont la mise en œuvre est souvent difficile dès lors qu’il s’agit de déterminer « ce que tel juge pensait en son for intérieur ou quel était son intérêt dans une affaire particulière », démarche objective, d’autre part ; la frontière entre les deux n’étant pas hermétique « car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective) mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective). (CEDH, Kyprianou c/ Chypre [GC], arrêt du 15 décembre 2005, n° 73797/01, n° 119) ».

[3] « Ne donneront ouverture à aucune action les discours tenus dans le sein de l’Assemblée nationale ou du Sénat ainsi que les rapports ou toute autre pièce imprimée par ordre de l’une de ces deux assemblées. / Ne donnera lieu à aucune action le compte rendu des séances publiques des assemblées visées à l’alinéa ci-dessus fait de bonne foi dans les journaux. / Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage ni les propos tenus ou les écrits produits devant une commission d’enquête créée, en leur sein, par l’Assemblée nationale ou le Sénat, par la personne tenue d’y déposer, sauf s’ils sont étrangers à l’objet de l’enquête, ni le compte rendu fidèle des réunions publiques de cette commission fait de bonne foi. / Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux. / Pourront néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêts. / Pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. »