Brèves juridiques

Action en diffamation : la CEDH valide le rôle actif de la partie civile pour interrompre la prescription

By 10 mai 2023 No Comments

Alors que la Chambre criminelle de la Cour de cassation a récemment confirmé l’alignement du délai de prescription de l’action en insertion forcée d’un droit de réponse sur celui trimestriel de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) s’est à son tour prononcée sur les règles de prescription d’une action en diffamation.

Dans son arrêt « Diémert » du 30 mars 2023[1], la CEDH a examiné la compatibilité avec l’article 6 de la Convention de la règle selon laquelle il revient à la partie civile de veiller à ce que la prescription n’intervienne pas en cours de procédure.

En l’espèce, alors qu’une relaxe avait été prononcée en première instance, le requérant avait interjeté appel des dispositions civiles du jugement. La Cour d’appel de Papeete étudia une première fois l’affaire lors de son audience du 9 octobre 2014 – à laquelle l’ensemble des parties étaient présentes – et renvoya l’affaire, à la demande du prévenu, à une audience fixée le 12 février 2015 ; renvoi auquel la juridiction procéda par simple mention au dossier.

Le 10 mars 2016, la Cour d’appel jugea l’appel recevable mais constata la prescription de l’action civile du requérant au motif que plus de trois mois s’étaient écoulés entre la première audience du 9 octobre 2014 et celle du 12 février 2015.

  1. La position de la Cour de cassation : des règles de prescription compatibles avec les articles 6 et 13 de la Convention

Le 28 mars 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi au soutien duquel le demandeur invoquait une violation des article 6§1 (droit au procès équitable) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention au motif que :

« Attendu qu’en se déterminant ainsi, la cour d’appel a justifié sa décision, dès lors qu’il appartient à la partie civile de surveiller le déroulement de la procédure et d’accomplir les diligences utiles pour poursuivre l’action qu’elle a engagée, au besoin en faisant citer elle-même le prévenu à l’une des audiences de la juridiction, avant l’expiration du délai de prescription, et que cette obligation n’est pas incompatible avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme quand, comme en l’espèce, il n’existe pour elle aucun obstacle de droit ou de fait la mettant dans l’impossibilité d’agir ; (…) »

Ce faisant, la Cour de cassation a rappelé une jurisprudence constante qui « fait peser » sur la partie civile la charge de surveiller la procédure et, plus particulièrement, de s’assurer que la prescription n’est pas acquise, « au besoin en faisant elle-même citer le prévenu ».

 

En effet, ainsi que le rappelle la CEDH, la Cour de cassation considère que « le seul fait d’introduire l’instance ne suffit pas à suspendre la prescription, mais ne fait que l’interrompre » ; la prescription n’étant suspendue « au profit de la partie poursuivante » que « lorsqu’un obstacle de droit ou de fait la met dans l’impossibilité d’agir (Cass. Crim., 17 décembre 2013, n° 12-86.393) »[2].

La Cour de Strasbourg n’oublie pas de préciser qu’une décision de renvoi ou un renvoi à l’audience peut constituer un acte interruptif de procédure :

« la décision de renvoi de l’examen d’une l’affaire à une audience ultérieure prononcée par un jugement ou un arrêt, en présence du ministère public, constitue un acte interruptif de prescription (Cass. crim., 21 mars 1995, no 93-81.531, Bull. crim. no 116, et 9 octobre 2007, pourvoi no 07-81.786, Bull. crim. no 239). La Cour de cassation reconnaît également le caractère interruptif d’un renvoi ordonné à l’audience, mais non formalisé par une décision, à la double condition qu’il ait été prononcé contradictoirement et qu’il ait été constaté sur les notes d’audience (Cass. crim., 28 novembre 2006, nos 01-87.169 et 05-85.085, Bull. crim. no 298). »

  1. Les règles de prescription françaises traduisent un rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction qu’elles causent au droit à l’accès à un tribunal et les buts qu’elles visent

Devant la CEDH, le requérant a fait valoir que « l’interprétation de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 est excessivement formaliste » et relaie une opinion souvent entendue à l’encontre de la prescription trimestrielle en matière de diffamation, à savoir que « la prescription ne devrait plus être opposée au justiciable ayant saisi la juridiction compétente en temps utile »[3].

A cette remarque que d’aucuns jugeraient de bon sens, le Gouvernement français a opposé les buts poursuivis par cette disposition qui « tend à garantir la sécurité juridique et à protéger la liberté d’expression »[4].

Au terme de son contrôle de la proportionnalité de la mesure[5], la Cour estime que « le requérant n’a pas eu à supporter une charge procédure excessive ».

Ce raisonnement peut être discuté et nul doute que l’arrêt « Diémert » apportera aux opposants aux règles de prescription de quoi alimenter le débat.

En effet, si nul ne conteste dans cette affaire le caractère prévisible de l’obligation pesant sur le requérant de surveiller le déroulement de la procédure pour éviter la prescription de son action, il convient de relever, en l’espèce et comme le fait la Cour, que l’acquisition de la prescription découle, au moins pour partie, d’une négligence de la Cour d’appel de Papette qui :

« à l’audience du 9 octobre 2014, (…) a reporté l’examen de l’affaire à plus de trois mois, c’est-à-dire au-delà de l’échéance du délai de prescription (paragraphe 18 above). Aux yeux de la Cour, la cour d’appel ne pouvait ignorer qu’une telle décision entraînerait la prescription. Elle estime donc que la date fixée n’était pas une « date utile » au sens du droit interne, et que l’audiencement de l’affaire procède d’un dysfonctionnement du service public de la justice. »

Certes, ainsi que la Cour le constate :

  • en premier lieu, le « requérant a été assisté par un avocat spécialisé en droit pénal devant la cour d’appel et qu’il est lui-même un professionnel du droit»[6],

 

  • en deuxième lieu, l’avocat n’a ni formulé d’observations sur la demande de renvoi présentée par le prévenu, ni interpelé « la juridiction sur le problème lié à la fixation par les juges d’une date d’audience entraînant prescription »,

 

  • en troisième et dernier lieu, le requérant avait tout loisir pour faire citer le prévenu dès lors qu’il a eu connaissance de la date de renvoi dès l’audience du 9 octobre 2014,

mais, tout de même, le fait le requérant ne pouvait ignorer la jurisprudence de la Cour de cassation et que rien ne l’empêchait de faire citer le prévenu à une audience « utile » afin d’interrompre à nouveau la prescription, doit-il priver de conséquence procédurale la « négligence » de la Cour d’appel ?

C’est en tous les cas la position de la CEDH pour qui « la cour d’appel de Papeete et le requérant ont tous deux contribué à l’acquisition de la prescription »[7].

Aussi, en jugeant « qu’en constatant la prescription de l’action du requérant en cours d’instance d’appel, les juridictions internes n’ont ni porté une atteinte disproportionnée au droit d’accès à un tribunal du requérant, ni porté atteinte à la substance même de ce droit. », la Cour considère qu’ « il n’y a pas violation de l’article 6 § 1 de la Convention. »[8].

La CEDH confirme ainsi et même conforte la jurisprudence de la Cour de cassation : quand bien même une juridiction aurait participé à l’acquisition de la prescription en ne fixant pas une date d’audience utile, la responsabilité de la surveillance de la procédure pèse sur le requérant à qui il revient d’accomplir tous les actes interruptifs de prescription qui pourraient s’avérer nécessaires.

Et donc en creux, l’avocat du requérant se voit rappeler son devoir de vigilance et d’extrême concentration lors de la fixation du calendrier procédural.

De quoi lester les robes noires en matière de responsabilité professionnelle…

[1] CEDH, 30 mars 2023, Diémert c. France, req. n° 71244/17.

[2] Cf. §§ 20 et 21.

[3] § 31.

[4] § 32.

[5] La CEH rappelle (cf. § 34) que :

« Les principes applicables à l’examen des restrictions d’accès à un degré supérieur de juridiction ont été résumés par la Cour dans l’affaire Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, §§ 80-86, 5 avril 2018). Lorsqu’elle statue sur la proportionnalité de telles restrictions, la Cour se montre particulièrement attentive à trois critères, à savoir i) la prévisibilité de la restriction, ii) le point de savoir qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure (Zubac, précité, §§ 90-95, et Willems et Gorjon c. Belgique, nos 74209/16 et 3 autres, §§ 80 et 87-88, 21 septembre 2021 ; voir, également, Barbier c. France, no 76093/01, §§ 27-32, 17 janvier 2006) et iii) la question de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un « formalisme excessif » (Zubac, précité, §§ 96-99, et Walchli c. France, no 35787/03, §§ 29-36, 26 juillet 2007). Par ailleurs, pour apprécier si les exigences de l’article 6 § 1 ont été respectées à hauteur d’appel ou de cassation, la Cour tient compte de la mesure dans laquelle l’affaire a été examinée par les juridictions inférieures, du point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulève des questions concernant l’équité, et du rôle de la juridiction concernée (Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, §§ 45-49, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Zubac, précité, § 84). »

[6] Le requérant est un magistrat de l’ordre administratif.

[7] Cf. § 44.

[8] Cf. § 49.