Pour avoir attribué une note de 9/100 et classé « mauvais », un produit contenant comme additif du nitrite de sodium (E250), le tribunal de commerce d’Aix-en-Provence a dit, par jugement du 13 septembre 2021, que la SAS YUCA[1] « a exercé, et exerce, une pratique commerciale déloyale et trompeuse au préjudice » de son fabricant et, partant, a considéré que YUCA « a commis, et commet, des actes de dénigrement » à son encontre.
La société YUCA ayant interjeté appel, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a, par un arrêt du 8 décembre 2022[2], infirmé le jugement de première instance « dans l’intégralité de ses dispositions ».
Au soutien de ses demandes en appel, outre la requalification des faits en diffamation et, partant, de l’action en une procédure visant à réparer une atteinte à l’honneur et à la considération[3], la société appelante estimait notamment, au fond, qu’il devait être fait application « des textes constitutionnels et conventionnels relatifs à la liberté d’expression » dans le cadre d’un débat d’intérêt général. YUCA évoquait aussi les règles relatives au droit d’alerte en matière sanitaire.
La Cour était donc appelée à procéder à un exercice délicat ; à savoir celui d’une articulation entre, d’un côté, des faits susceptibles de constituer une diffamation ou un dénigrement, de l’autre, la protection de la liberté d’expression.
C’est, en effet, au regard de cette liberté et des textes qui la consacrent, insiste la Cour, que les conditions d’engagement de la responsabilité de la société YUCA doivent être examinées :
« il est donc ni contesté, ni contestable, que le service offert par le consommateur est un service d’information mais aussi un outil pour permettre à ce consommateur d’agir auprès des industriels dans le but d’obtenir une amélioration des produits offerts ; le fait que la société YUCA ait un statut commercial, et qu’elle puisse tirer un profit économique de cette activité, est sans incidence sur ce constat.
Toute activité, fut-elle à but commercial, ayant pour finalité l’information de tiers et la diffusion d’opinion est protégée par la liberté d’expression[4] telle que garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen inscrite au préambule de la Constitution et l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, dans les limites prescrites par ces textes tels qu’interprétés par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Il convient en conséquence d’examiner la responsabilité de la société YUCA dans le cadre de son activité commerciale en tenant compte de ces règles relatives à la liberté d’expression, principe général du droit. »
Sur la requalification des faits en faits constitutifs de diffamation, la Cour d’appel précise que lorsqu’une allégation vise un produit, celle-ci « ne peut constituer un acte diffamatoire, sauf lorsque cette allégation est destinée de manière exprès à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de son fabricant ou de son distributeur clairement identifié. ».
Tel n’était pas le cas en l’espèce, les informations diffusées ne comportant « aucune allégation concernant la société » fabriquant le produit ; laquelle société n’apparaissant par ailleurs « dans aucune des mentions et informations contestées ».
Aussi, les juges d’appel considèrent que ce n’est pas sur le terrain de la loi sur la liberté de la presse mais sur ceux de la pratique commerciale déloyale, de la pratique commerciale trompeuse[5] et du dénigrement que l’affaire doit être examinée.
Sur la question de l’exercice d’une pratique commerciale déloyale, la Cour retient pour infirmer le jugement de première instance, que « si le fait d’informer le consommateur, par le biais d’une application, sur les qualités d’un produit proposé dans un magasin doit être considéré comme une action en relation directe avec la vente de ce produit » et, partant, « une pratique commerciale »[6], la société YUCA a, en l’espèce, fait preuve de diligence professionnelle dans la présentation du produit en cause :
- en fournissant au consommateur, en les explicitant[7], les critères aux termes desquels la note et l’évaluation du produit a été faite
- en ne dérogeant pas aux règles méthodologiques mises en place par l’application pour ce produit en particulier ; dérogation qui aurait pu avoir pour effet de le défavoriser.
Mais, l’intérêt principal de l’arrêt ici commenté concerne les faits de dénigrement – et la responsabilité extracontractuelle – reprochés à la société appelante et la manière dont la Cour opère son contrôle au regard de la protection de la liberté d’expression dont bénéficie, selon elle, l’activité de la société YUCA ; « fût-elle commerciale ».
Le dénigrement, qui n’exige pas une situation de concurrence directe et effective entre deux personnes pour être constitué, « consiste à divulguer, par tout moyen, une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général, repose sur une base factuelle suffisante, et qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure »[8].
Intérêt général, base factuelle suffisante, une certaine mesure, voici des termes qui nous paraissent familiers dès lors qu’est en jeu la protection de la liberté d’expression en droit de la presse ou plus largement en matière de diffamation.
La question était donc ici de savoir si le discrédit jeté sur le produit fabriqué par la société intimée – lequel n’est pas contestable au vu de la note attribuée (9/100) et du commentaire « mauvais », constitue un acte de dénigrement fautif ou si la société YUCA pouvait bénéficier du régime protecteur de la liberté d’expression.
L’analyse de la Cour d’appel, dont dépend le bénéficie du régime protecteur de la liberté d’expression, revêt, de toute évidence, une importance fondamentale pour la société appelante dans la mesure où « cette notation et cette évaluation sont l’objet même de l’application YUKA dans le cadre de son activité d’information ». En l’espèce :
- sur l’existence d’un débat d’intérêt général, la réalité d’un débat public « sur la nocivité des additifs nitrés dans l’alimentation», la Cour estime qu’elle est établie au vu des pièces produites par l’appelante, à savoir, outre des articles de presse, « la proposition de loi datée du 3 février 2022 relative à l’interdiction de ces additifs ».
On relèvera, d’ailleurs, que les juges d’appel insistent sur le fait qu’ils ont la charge d’apprécier la seule existence dudit débat public et non de se prononcer sur le rapport bénéfice-risque de l’emploi de telles substances. C’est donc bien cette seule réalité du débat public, qui se traduit notamment par des discussions au sein de la communauté scientifique, qu’il appartient aux juges du fond de contrôler.
- sur la base factuelle suffisante, en cohérence avec l’infirmation du jugement de première instance quant l’existence d’une pratique commerciale déloyale, la Cour d’appel juge que « Les articles scientifiques reproduits par la société YUCA sur son site (…)», qui « sont issus d’un travail de recherche non contestable », « constituent une base factuelle suffisante pour diffuser une allégation concernant le danger que pourrait représenter l’utilisation de l’additif E 250 pour la santé humaine ».
Ces mêmes articles scientifiques, appuie la Cour, et en particulier les travaux les plus récents, « confirment pour le moins qu’il est possible, sans excéder le droit à la liberté d’expression, de divulguer sur une base documentaire réelle l’information selon laquelle l’ajout d’additifs nitrés dans l’alimentation peut être considéré comme dangereux pour la santé ».
- ce sont ces mêmes motifs qui ont convaincu les juges d’appel de la satisfaction du dernier critère. Plus précisément, il est jugé que « pour les mêmes motifs factuels, l’utilisation du terme « risque élevé » et la mention de présence d’agents génotoxiques et cancérogènes, termes repris notamment par l’agence nationale de la sécurité sanitaire de l’alimentation, ne peuvent être considérés comme dépassant la mesure requise dans le cadre de la diffusion d’informations» ; ce qu’ils ne pourraient être, ajoute la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, que si la société YUCA se présentait comme ce qu’elle n’est pas, à savoir une « autorité scientifique officielle et reconnue ».
Pour dire les choses autrement, si l’on était ici en matière de diffamation, on y verrait la démonstration de la « bonne foi » de l’auteur des propos incriminés.
Les réponses apportées ici par la Cour d’appel aux critères de l’intérêt général, de la base factuelle suffisante et du degré de mesure sont d’autant plus intéressantes que son arrêt du 8 décembre 2022 n’est que le dernier épisode en date d’une série toujours en cours ; d’autres juridictions d’appel étant amenées à se prononcer sur des contentieux similaires dans les mois à venir.
L’avenir de la société appelante et de son application sont en jeu mais aussi, davantage, celui d’une liberté d’expression « 2.0 » qui conditionne l’information des consommateurs à la véracité scientifique des allégations diffusées ou, à tout le moins, à une suffisante base factuelle traduisant l’existence voire la nécessité d’un débat public.
[1] Qui développe l’application « YUKA » (YUCA pour la société, YUKA pour l’application) pour mobile visant à informer le consommateur sur les produits alimentaires et cosmétiques, notamment leur composition, et leurs éventuels risques pour la santé.
[2] CA Aix-en-Provence, 8 décembre 2022, RG n° 21/14555.
[3] Il était ainsi soulevé que l’action était soumise aux dispositions de la loi du 29 juillet 1881 et que, par voie de conséquence, l’assignation devait être annulée et subsidiairement « déclarée prescrite et en outre irrecevable pour défaut d’intérêt à agir ».
[4] Mis en gras et souligné par nos soins.
[5] La Cour infirmera le jugement du Tribunal de commerce d’Aix-en-Provence au motif que la pratique commerciale trompeuse, au sens de l’article L.21-2 2° du Code de la consommation, qualifie le bien ou le service « proposé par l’auteur des allégations ». C’est donc à bon droit, estiment les juges d’appel, que la société YUCA a pu contester devant eux l’application de cette qualification au litige dès lors que « le caractère mensonger des allégations et indications lui étant reproché ne [concerne] pas des services proposés par elle, mais des produits fabriqués par un tiers. ».
[6] Au sens de l’article 2 d) de la directive 2005/29 CE et de l’article L.121-1 du Code de la consommation, aux termes duquel « Une pratique commerciale est déloyale lorsqu’elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle et qu’elle altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à l’égard d’un bien ou d’un service. ».
[7] En indiquant au consommateur les sources scientifiques sur lesquelles la société YUCA s’est appuyée pour évoquer « le caractère « probablement « cancérogène pour l’homme » des composés de nitrite selon le Centre International de recherche sur le cancer et l’augmentation du risque d’apparition de maladies du sang ».
[8] La Cour d’appel reprenant ici l’attendu de principe de l’arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 9 janvier 2019 (n° 17-18.350).