Le fait que des propos considérés comme diffamatoires par la partie civile soient accessibles, via internet, depuis la France, suffit-il à rendre compétentes les juridictions françaises ?
Telle est la question à laquelle la Chambre criminelle de la Cour de cassation a eu à répondre[1] dans un arrêt du 5 septembre 2023 (Cass. Crim., n° 22-84.537), saisie d’un pourvoi formé par un ancien Président de la République d’Albanie et des membres de sa famille, de nationalité et de résidence albanaises, contre un arrêt de la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris ayant confirmé l’ordonnance par laquelle un juge d’instruction s’était déclaré incompétent « pour informer sur leur plainte du chef de diffamation publique envers un particulier ».
En l’espèce, la plainte avec constitution de partie civile, déposée le 28 juillet 2021 entre les mains du Doyen des juges d’instruction du Tribunal judiciaire de Paris, visait le « secrétaire d’Etat américain, du chef de diffamation publique envers un particulier en raison de la publication, le 19 mai précédent, sur le site internet du département d’Etat américain, d’un communiqué de presse en anglais contenant des propos jugés diffamatoires ». Le même secrétaire d’Etat américain avait également publié le même jour des propos similaires sur son compte Twitter.
Les demandeurs au pourvoi critiquaient le raisonnement de la Chambre de l’instruction aux termes duquel celle-ci avait jugé qu’il n’existait pas d’élément de rattachement au territoire français susceptible de fonder la compétence de ses juridictions. Ils estimaient notamment que les propos du Secrétaire d’Etat américain diffusés par internet étaient destinés, même non exclusivement, au public français, dès lors qu’ils avaient « été relayés en langue française par un article du Figaro et deux articles du Courrier des Balkans, et que 7 personnes résidant en France, dont deux albanais naturalisés français, en aient eu connaissance ».
La Chambre criminelle n’a accueilli aucun des moyens soulevés[2] et a confirmé la décision objet du pourvoi qui reprenait une jurisprudence désormais bien établie[3] selon laquelle :
« s’agissant de propos diffusés par internet, le critère d’accessibilité aux propos litigieux depuis le territoire français ne peut suffire à lui seul à caractériser un acte de publication sur ce territoire, rendant le juge français compétent pour en connaître.
-
- Les juges en déduisent qu’il doit être recherché si les propos poursuivis peuvent être rattachés au territoire de la République, c’est-à-dire s’ils sont destinés au public français.»
Dans la présente affaire, aucun élément n’était susceptible de démontrer que les propos litigieux étaient destinés, ne seraient-ce que pour partie, au public français et, partant, de fonder la compétence des juridictions françaises.
En effet, qu’il s’agisse de la langue dans laquelle les propos ont été initialement publiés (l’anglais), du sujet abordé (la vie politique albanaise), de la nationalité ou du lieu de résidence des plaignants, rien ne permettait de considérer que le public français était « destinataire » et ce malgré la traduction du communiqué et du tweet du Secrétaire d’Etat américain dans le Figaro.
Au surplus, la Chambre criminelle précise que :
« En se déterminant ainsi, la chambre de l’instruction n’a méconnu aucun des textes visés au moyen pour les motifs qui suivent.
-
- En premier lieu, en l’absence de tout critère rattachant au territoire de la République les propos incriminés, la circonstance que ceux-ci, du fait de leur diffusion sur le réseau internet, aient été accessibles depuis ledit territoire ne caractérisait pas, à elle seule, un acte de publication sur ce territoire rendant le juge français compétent pour en connaître.
-
- En second lieu, les plaignants auraient pu poursuivre les organes de presse ayant repris en France les propos dénoncés.
-
- Ainsi, le moyen doit être écarté.»
La Chambre criminelle applique ici sa propre jurisprudence et fait preuve de bon sens en exigeant un véritable rattachement au territoire français pour que les juridictions de celui-ci retiennent leur compétence. A défaut, tout propos diffamatoire publié sur internet serait, par son simple accès depuis la France, susceptible de ressortir de la compétence desdites juridictions. Chacun peut convenir que la situation ainsi créée serait ingérable.
[1] Cass. Crim., 5 septembre 2023, 22-84.537.
[2] Moyens qui visaient « les articles 113-2 et 113-2-1 du code pénal, 29, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 591 et 593 du code de procédure pénale ».
[3] Cass. Crim., 12 juillet 2016, n° 15-86.645.