La liberté d’expression est protéiforme, on le sait. Parmi ses déclinaisons, on compte la liberté d’expression artistique qui, comme le rappelle l’Assemblée plénière de la Cour de cassation dans son arrêt du 17 novembre 2023[1] :
« constitue une valeur en soi (CEDH, décision du 11 mars 2014, Jelsevar c. Slovénie, n° 47318/07, § 33) et qui protège ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art (CEDH, arrêt du 3 mai 2007, Ulusoy e.a. c. Turquie, n° 34797/02, § 42) ».
Une association avait estimé que la présentation des écrits d’un artiste, exposés par un fonds régional d’art contemporain (FRAC), accessible à tous, était constitutive de l’infraction prévue et réprimée par l’article 227-24 du Code pénal[2] mais avait vu sa plainte classée sans suite.
Afin d’obtenir réparation du préjudice qu’elle estimait avoir été causé aux intérêts collectifs qu’elle défend[3], ladite association a alors assigné le FRAC en cause sur le fondement de l’article 16 du Code civil, aux termes duquel :
« La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. »
La question à laquelle l’Assemblée plénière de la Cour de cassation se devait de répondre était donc celle de la possibilité de restreindre la liberté d’expression, telle que le prévoit l’article 10 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, au motif d’un but légitime que serait le respect de la dignité humaine :
« 9. Toutefois, l’article 10, paragraphe 2, de la Convention prévoit que la liberté d’expression peut être soumise à certaines restrictions ou sanctions prévues par la loi, lorsque celles-ci constituent des mesures nécessaires à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
- Il en résulte que toute restriction à la liberté d’expression suppose, d’une part, qu’elle soit prévue par la loi, d’autre part, qu’elle poursuive un des buts légitimes ainsi énumérés. »
On comprend pourquoi une telle question de droit a convaincu la Haute juridiction judiciaire de réunir sa formation la plus solennelle pour y répondre.
En effet, le respect de la dignité humaine étant l’essence même de la Convention, constitue-t-elle cependant un des buts légitimes permettant, si la loi le prévoit, de réduire la portée de la liberté d’expression, ici prise en la liberté d’expression artistique ?
La réponse de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation est claire :
« 11. Si l’essence de la Convention est le respect de la dignité et de la liberté humaines (CEDH, arrêt du 22 novembre 1995, S.W. c. Royaume-Uni, n° 20166/92, § 44), la dignité humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention.
-
- La Cour de cassation en a déduit que la dignité de la personne humaine ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression (Ass. plén., 25 octobre 2019, pourvoi n° 17-86.605, publié).
- Au surplus, l’article 16 du code civil, créé par la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain et invoqué par la requérante, ne constitue pas à lui seul une loi, au sens de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention, permettant de restreindre la liberté d’expression.»
Aussi, dès lors que l’association auteur du pourvoi poursuivait « l’exposition des œuvres en cause sur le seul fondement de l’atteinte à la dignité au sens de l’article 16 du code civil, la cour d’appel a exactement retenu que le principe du respect de la dignité humaine ne constitue pas à lui seul un fondement autonome de restriction à la liberté d’expression. ».
La Cour de cassation aurait-elle pu rattacher la « dignité humaine » à la « protection de la morale » qui, elle, figure bien au nombre des buts légitimes susceptibles de limiter la liberté d’expression ? La Haute juridiction n’est pas allée sur ce terrain mais il n’est pas inimaginable que la question se pose à l’avenir.
Par cette décision, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation adopte ainsi une solution très favorable à la liberté d’expression artistique dont l’exercice dans une société démocratique – selon l’expression consacrée par la jurisprudence européenne – , ne peut être restreint que dans les conditions précisément déterminées par l’article 10§2 de la Convention.
Cette décision ne devrait cependant pas clore le débat sur les limites de cette liberté ; en particulier lorsqu’un artiste crée une œuvre de nature à heurter l’opinion publique en portant un message contraire à des buts impérieux tels que la protection des mineurs.
[1] Cass., Ass. Plénière, 17 novembre 2023, n° 21-20.723.
[2] Article 227-24 du Code pénal :
« Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique, y compris des images pornographiques impliquant un ou plusieurs animaux, ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant physiquement en danger, soit de faire commerce d’un tel message, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur.
Lorsque les infractions prévues au présent article sont soumises par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle ou de la communication au public en ligne, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables.
Les infractions prévues au présent article sont constituées y compris si l’accès d’un mineur aux messages mentionnés au premier alinéa résulte d’une simple déclaration de celui-ci indiquant qu’il est âgé d’au moins dix-huit ans. »
[3] L’article 2 des statuts de cette association prévoit que son objet est de lutter contre « tout ce qui porte notamment atteinte à la dignité de la femme et au respect de l’enfant ».