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Les restrictions prévues par la loi sur la liberté de la presse et le code de procédure pénale à la recevabilité des constitutions de partie civile en matière de délit de provocation publique à la haine, à la discrimination ou à la violence en raison de la religion, ne portent pas atteinte au principe d’égalité devant la loi pénale.

By | Brèves juridiques

Par un arrêt du 5 septembre 2023[1], la Chambre criminelle de la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée par l’auteur d’un pourvoi formé contre une décision par laquelle la Cour d’appel de Paris a déclaré irrecevable sa constitution de partie civile.

La QPC présentée à la Haute juridiction par mémoire spécial était double dès lors qu’elle portait sur les restrictions apportées par la loi sur la liberté de la presse et le code de procédure pénale à la recevabilité de la constitution de partie civile d’une victime, non nommément visée, soit d’injure publique, soit de provocation publique à la haine, à la discrimination, en raison de sa religion :

« La question prioritaire de constitutionnalité est ainsi rédigée :

« Les dispositions combinées des articles 33 alinéa 3, 24 alinéa 7, 47, 48 et 48-1 alinéas 1 et 2, de la loi du 29 juillet 1881, 2, 2-1 alinéa 1 et 2 et 3 du code de procédure pénale, qui excluent la possibilité pour la victime, attaquée à raison de sa religion, de se constituer partie civile des chefs d’injure publique, lorsqu’elle n’est pas nommément visée, ou de provocation publique à la haine, à la discrimination ou à la violence, à raison de son appartenance à une religion, en réservant cette possibilité aux associations habilitées ou au ministère public, sont-elles contraires au droit de toute personne à un procès équitable, au droit à un recours effectif et à l’équilibre des droits des parties ainsi qu’au principe d’égalité devant la loi tels qu’ils sont garantis par les articles 1er, 4, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? ». »

S’agissant de la première infraction objet de la QPC, à savoir celle d’injure publique à raison de la religion, le refus de la renvoyer au Conseil constitutionnel était attendu dès lors que les sages de la rue de Montpensier se sont déjà prononcés et qu’aucun changement de circonstances n’est susceptible de conduire à les faire changer d’avis :

« Dans sa décision n° 2013-350 QPC en date du 25 octobre 2013, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution l’article 47 et le dernier alinéa de l’article 48, à l’exception du 1°, de la loi du 29 juillet 1881 précitée notamment en ce qu’ils sont « relatifs aux pouvoirs respectifs du ministère public et de la victime en matière de mise en œuvre de l’action publique ».

    1. Depuis cette décision, aucun changement des circonstances, au sens de l’article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, n’est intervenu. »

S’agissant de la seconde infraction, la provocation publique, la Chambre criminelle s’est livrée à son contrôle classique des conditions de transmission d’une QPC au Conseil constitutionnel.

En l’espèce, si les dispositions critiquées par l’auteur du pourvoi n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution, il demeure que la QPC en cause ne présente pas un caractère sérieux.

En effet, la Chambre criminelle estime que le principe d’égalité devant la loi pénale n’est pas méconnu dès lors qu’une personne non individuellement visée par les faits de provocation ne se trouve pas dans la même situation qu’une association dont l’objet est de défendre les intérêts collectifs d’un groupe de personne visé par une telle infraction :

« La question posée ne présente pas un caractère sérieux.

    1. En effet, l’application combinée des dispositions précitées ne porte pas atteinte au principe d’égalité devant la loi pénale, lequel ne fait pas obstacle à ce que le législateur prévoie des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales.
    1. Or, la personne physique qui n’a pas été visée individuellement par les faits de provocation visés à l’article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse n’est pas dans une situation identique à celle d’une association dont l’objet est de défendre les intérêts collectifs d’un groupe de personnes pouvant avoir été visé par cette infraction.
    2. En réservant au ministère public et à certaines associations la possibilité de mettre en mouvement l’action publique du chef de provocation à la discrimination, à la haine, à la violence à raison de la religion, le législateur a entendu, eu égard à la liberté de la presse et au droit à la liberté d’expression, limiter le risque de poursuites pénales abusives exercées par un membre du groupe visé à raison de son appartenance religieuse, groupe qu’il ne peut prétendre représenter en exerçant tous les droits reconnus à la partie civile au seul motif qu’il professerait la religion considérée.»

Pour la Chambre criminelle, les dispositions objet de la QPC permettent donc d’atteindre un équilibre qu’elle juge conforme à la Constitution.

[1] Cass. Crim., 5 septembre 2023, n° 23-81.316.

Demande de déréférencement en ligne et condamnation pénale : le Conseil d’Etat précise les conditions dans lesquelles la CNIL est tenue de mettre en demeure la société exploitant un moteur de recherches

By | Actualités

Dans notre News Droit de la Presse & Réseaux sociaux du 26 juillet 2023, nous avions évoqué un arrêt de Grande Chambre du 4 juillet 2023 de la Cour européenne des Droits de l’Homme qui avait confirmé la position des juridictions belges ; lesquelles avaient jugé que « l’archivage électronique d’un article relatif (…) ne doit pas créer (…) une sorte de « casier judiciaire virtuel » ».

Alors que l’arrêt susmentionné concernait la question de l’anonymisation d’un article de presse relatant la condamnation pénale d’un individu, le Conseil d’Etat a eu à connaître d’une problématique voisine, à savoir le déréférencement d’un lien, apparaissant dans un moteur de recherches, vers un article de presse relatant un procès et la condamnation d’un prévenu.

En l’espèce, n’ayant pu obtenir de la société exploitant le moteur de recherches le déréférencement vers ledit article « accessible à partir d’une recherche effectuée par son prénom et son nom », la personne concernée a saisi la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) afin que celle-ci mette en demeure la société de procéder au déférencement.

Face au refus de la CNIL, le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 20 avril 2023[1], a été amené à se prononcer sur la grille d’analyse que la Commission se doit d’appliquer lorsque lui est adressée une demande de mise en demeure de déréférencement.

Concrètement, la Haute juridiction administrative s’est attelée à donner le mode d’emploi de l’exercice de ce que l’on nomme le « droit à l’effacement ».

  1. le principe : la CNIL doit faire droit à une demande de déréférencement sous réserve du respect du droit à la liberté d’information

Ainsi que le rappellent les juges du Palais Royal, « L’article 51 de la loi du 6 janvier 1978 dispose que :  » Le droit à l’effacement s’exerce dans les conditions prévues à l’article 17 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 ».

Si le paragraphe 1 de l’article 17 du règlement susmentionné consacre le droit « d’obtenir du responsable du traitement l’effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel » et définit les motifs pour lesquels la demande doit être obligatoirement satisfaite :

  • d’une part, le paragraphe 3 du même article dispose que :

« Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas dans la mesure où ce traitement est nécessaire : /a) à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information […] « .

  • d’autre part, aux termes de l’article 10 du même règlement : « Le traitement des données à caractère personnel relatives aux condamnations pénales et aux infractions ou aux mesures de sûreté connexes fondé sur l’article 6, paragraphe 1, ne peut être effectué que sous le contrôle de l’autorité publique, ou si le traitement est autorisé par le droit de l’Union ou par le droit d’un État membre qui prévoit des garanties appropriées pour les droits et libertés des personnes concernées. Tout registre complet des condamnations pénales ne peut être tenu que sous le contrôle de l’autorité publique.»

La Cour de justice de l’Union européenne[2] ayant jugé que les liens accessibles, depuis un moteur de recherches, vers des pages web contenant des données personnelles telles que les procédures pénales visées à l’article 10 du règlement (UE) 2016/679, sont susceptibles de causer une ingérence particulièrement grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données de la personne concernée, le Conseil d’Etat considère qu’ :

« il appartient en principe à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), saisie d’une demande tendant à ce qu’elle mette l’exploitant d’un moteur de recherche en demeure de procéder au déréférencement de liens renvoyant vers de telles pages web, publiées par des tiers et contenant de telles données, de faire droit à cette demande. Il n’en va autrement que s’il apparaît, compte tenu du droit à la liberté d’information, que l’accès à une telle information à partir d’une recherche portant sur le nom de la personne concernée est strictement nécessaire à l’information du public. »

  1. la mise en œuvre du principe : l’appréciation de la stricte nécessité de préserver l’information du public

Toujours soucieuse de l’apport pédagogique de ces décisions, la Haute juridiction administrative a défini la méthode selon laquelle « l’autorité publique » mentionnée à l’article 10 du règlement (UE) 2016/679 – ici la CNIL – peut légalement « faire échec à une demande de déréférencement au motif que l’accès à des données à caractère personnel relatives à une procédure pénale à partir d’une recherche portant sur le nom de la personne concernée est strictement nécessaire à l’information du public ».

C’est sans surprise que l’on retrouve ici une grande similitude avec la méthode de la CEDH (cf. supra) relative aux conditions de mise en œuvre du droit à l’oubli[3] dès lors qu’il s’agit, dans le cadre d’une demande de déréférencement, de déterminer si l’ingérence particulièrement grave aux droits fondamentaux du demandeur peut être justifiée par la liberté d’information.

Ainsi, le Conseil d’Etat juge qu’il incombe à la CNIL, de tenir compte :

  • d’une part, « de la nature des données en cause, de leur contenu, de leur caractère plus ou moins objectif, de leur exactitude, de leur source, des conditions et de la date de leur mise en ligne et des répercussions que leur référencement est susceptible d’avoir pour la personne concernée» et,

 

  • d’autre part, « de la notoriété de cette personne, de son rôle dans la vie publique et de sa fonction dans la société. Il lui incombe également de prendre en compte la possibilité d’accéder aux mêmes informations à partir d’une recherche portant sur des mots-clés ne mentionnant pas le nom de la personne concernée. »

En l’espèce, rien ne permettait à la CNIL d’estimer que l’accès aux données en cause était « strictement nécessaire à l’information du public » dès lors que :

  • l’article de presse du 20 janvier 2017 se rapporte à des faits antérieurs de 2014, est purement factuel et ne comporte pas « d’analyses ou de commentaires de nature à nourrir un débat d’intérêt public sur les enjeux liés à cette procédure» pénale ;

 

  • le requérant « ne jouit pas d’une notoriété particulière» dans la mesure où « le dossier ne faisant à cet égard ressortir ni que l’affaire dans laquelle il a été condamné aurait fait l’objet d’autres commentaires publics, ni que la décision d’appel aurait elle-même donné lieu à un article de presse référencé par le même moteur de recherche à partir de son nom » ;

 

  • « l’article de presse litigieux ne serait pas accessible en ligne à partir d’autres informations que le nom de M. A…. » ;

 

  • « l’article de presse dont le déréférencement est demandé ne peut être regardé comme reflétant la situation judiciaire actuelle de l’intéressé dès lors que, par un arrêt du 14 mars 2018, la cour d’appel de Riom a réduit la peine infligée au requérant par le tribunal correctionnel à deux ans d’emprisonnement assorti d’un sursis avec mise à l’épreuve de deux ans et à une interdiction de gérer de dix ans et a confirmé la peine complémentaire de première instance de publication de la décision en la limitant toutefois au dispositif de son arrêt et à une seule publication.».

C’est pour toutes ces raisons, « et eu égard aux répercussions que le référencement de cet article est susceptible d’avoir sur la situation personnelle du requérant », que le Conseil d’Etat a décidé d’annuler le refus de la CNIL et lui a enjoint de mettre en demeure la société exploitant le moteur de recherches de déréférencer le lien litigieux, dès lors que « l’accès à ce contenu en ligne à partir du nom de ce dernier ne peut plus être regardé, à la date de la présente décision, comme strictement nécessaire à l’information du public, justifiant de maintenir le lien litigieux par exception au principe selon lequel la personne concernée a le droit au déréférencement des contenus la concernant. ».

*

Droit à l’oubli par l’anonymisation des articles de presse archivés, droit à l’effacement par le déréférencement des liens vers des pages web contenant des données relatives à des procédures pénales dont le maintien n’est plus strictement nécessaire à l’information du public, l’on sait désormais clairement comment éviter qu’internet devienne un « casier judiciaire virtuel ».

[1] CE, 20 avril 2023, n° 463487.

[2] CJUE, 24 décembre 2019, C-136/17.

[3] CEDH, Grande Chambre, 4 juillet 2023, Hurbain c. Belgique, n° 57292/16, § 205 :

« la mise en balance de ces différents droits de valeur égale à effectuer lors de l’examen d’une demande d’altération d’un contenu journalistique archivé en ligne doit prendre en considération les critères suivants : i) la nature de l’information archivée ; ii) le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication ; iii) l’intérêt contemporain de l’information ; iv) la notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits ; v) les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet ; vi) le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques, et vii) l’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse. »

Des propos jetant le discrédit sur une entreprise ne constituent pas une forme de dénigrement s’ils n’excèdent pas les limites de la liberté d’expression

By | Brèves juridiques

Quelle est la frontière entre une critique, certes virulente, d’une offre de services par une entreprise, et le dénigrement pouvant justifier qu’un juge ordonne le retrait des propos litigieux ?

Telle est la question à laquelle la Cour d’appel de Paris a répondu, saisie de l’appel à l’encontre d’un jugement rendu selon la procédure accélérée au fond en application de l’article 6 I-2 et 8 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN).

Pour rappel :

  • l’article 6, I-2° dispose que :

« Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible.

L’alinéa précédent ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle de la personne visée audit alinéa. »

  • l’article 6, I-8° dispose que :

« Le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut prescrire à toute personne susceptible d’y contribuer toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne.

Il détermine les personnes ou catégories de personnes auxquelles une demande peut être adressée par l’autorité administrative dans les conditions prévues à l’article 6-3. »

Dans la présente affaire, une société avait démarché des entreprises afin de procéder à des formalités d’affichage par une lettre comportant, outre un prix et des modalités de paiement, des mentions telles que « Affichage obligatoire » et évoquant « des sanctions pénales » ; le fait que cette démarche était facultative et proposée par un organisme privé n’apparaissant qu’en petit format.

Des internautes ont critiqué le démarchage effectué par cette société sur une plateforme de signalement de pratiques douteuses dans des discussions comportant notamment les termes « arnaque », « méthodes frauduleuses », « gangsters » ou encore des invitations à « signaler cette arnaque à la DGCCRF ».

La société critiquée a demandé, sur le fondement de l’article 6, I-8° précité de la LCEN le retrait desdites discussions accessibles aux adresses URL identifiées dans son assignation.

Dans un arrêt du 7 septembre 2023, la Cour d’appel de Paris est venue confirmer le jugement de première instance par lequel le Président du Tribunal judiciaire de Paris a rejeté les demandes de l’entreprise cible des critiques mises en ligne sur la plateforme susmentionnée, aux termes d’un contrôle dont elle rappelle le principe :

« Même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective, la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit ou un service constitue un acte de dénigrement, pouvant donner lieu réparation, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, la divulgation relevant alors du droit de libre critique sous réserve que soient respectées les limites admissibles de la liberté d’expression. »

En l’espèce, la Cour relève notamment que :

  • il existe un risque, pour les entreprises démarchées, de confondre la société en cause avec un organisme officiel de démarches légales ;
  • le caractère d’intérêt général du sujet « s’agissant de l’information des entreprises quant à l’action d’une société X venant les démarcher » ;
  • la « base factuelle des propos apparaît sérieuse, une confusion pouvant naître dans l’esprit d’entrepreneurs peu informés, ce d’autant que l’intimée rappelle que les formalités d’affichage ne sont pas nécessairement obligatoires pour les autoentrepreneurs et les indépendants sans salariés» ;
  • si « les propos visés sont empreints d’une certaine virulence, ils n’apparaissent pas dépasser la libre critique et les limites admissibles de la liberté d’expression, étant observé que l’emploi du terme “arnaque” ne renvoie pas, comme l’a indiqué le premier juge, à une infraction pénale d’escroquerie, mais plus à l’acception la plus large du terme, à savoir un engagement n’apportant pas le gain attendu et faisant naître une déception chez l’utilisateur du service» ;
  • qu’il en va « de même des mentions relatives aux “pratiques frauduleuses” ou “déloyales”, à des “faux”, à des “gangsters”, ou encore des propos relatifs à une société visant à soutirer de l’argent ou faisant état d’un nécessaire signalement à la DGCCRF, tous ces termes, employés par des personnes s’estimant avoir été victimes d’agissements douteux, étant à replacer dans la libre critique d’internautes, déçus par le service, évoquant leurs expériences personnelles et cherchant à aviser les autres personnes pouvant être contactées par X » ;
  • en outre, la société appelante n’a pas fait usage des outils de la plateforme de signalement « pour répondre aux commentaires et apporter la contradiction, de nature à relativiser les critiques ainsi émises».

Pour toutes ces raisons, la Cour d’appel de Paris juge que le dénigrement allégué « ne dépassant pas les limites admissibles de la liberté d’expression, il n’y a donc pas lieu d’ordonner de mesures de retrait, qu’il s’agisse des discussions dans leur entièreté ou même de l’emploi de certains termes par les internautes. ».

Cette décision est d’importance pour les plateformes de signalement en ligne de pratiques dites douteuses qui voient leur raison d’être protégée dès lors que leurs utilisateurs s’astreignent à exercer leur droit de libre critique dans les limites admissibles de la liberté d’expression telles qu’elles sont rappelées par la Cour d’appel de Paris.

 

Diffamation publique et contrôle du bénéfice de la bonne foi

By | Brèves juridiques

Pour échapper à une condamnation pour diffamation, les prévenus demandent souvent que leur soit accordé le bénéfice de la bonne foi.

Il y a un an, jour pour jour, nous avions d’ailleurs évoqué, dans une de nos News Droit de la Presse et des Réseaux sociaux, un arrêt de la Chambre criminelle[1] aux termes duquel la Cour de cassation avait rappelé que les juges du fond devaient analyser précisément les pièces produites non seulement au titre d’une offre de preuve mais également celles fournies pour justifier l’exception de bonne foi.

En cette rentrée 2023, la Chambre criminelle s’est de nouveau penchée sur les conditions et critères d’appréciation de la bonne foi et, dans un arrêt du 5 septembre 2023[2], est même venue en rappeler la méthode.

Plus précisément, la Haute juridiction vient préciser non seulement l’ordre des différentes étapes du contrôle opéré par les juges du fond mais également les conditions permettant auxdits juges d’apprécier moins strictement deux des quatre critères de la bonne foi : l’absence d’animosité personnelle et la prudence/mesure dans l’expression.

La méthode à suivre est ainsi définie par la Chambre criminelle :

« En effet, lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient au juge de rechercher, en premier lieu, en application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, notions qui recouvrent celles de légitimité du but de l’information et d’enquête sérieuse, afin, en second lieu, si ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement les critères de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence et mesure dans l’expression. »

Espérons que cette possibilité d’appréciation moins stricte de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence ou mesure dans l’expression ne soit pas comprise comme un « permis de diffamer » !

[1] Cass. Crim., 13 septembre 2022, n° 21-81.661.

[2] Cass. Crim., 5 septembre 2023, n° 22-84.763.

Compétence de la Chambre de l’instruction pour réserver les actions publique et civile relatives aux propos prétendus diffamatoires contenus dans un mémoire de la partie civile

By | Brèves juridiques

Dans une précédente News Droit de la Presse & des Réseaux sociaux, nous avions évoqué la question de l’application exclusive des dispositions spéciales de l’article 41 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, s’agissant de la réparation susceptible d’être obtenue pour des écrits diffamatoires produits devant les tribunaux.

Au visa des articles 6§1 et 10§1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation avait en effet rappelé, dans son arrêt du 8 juin 2023, que seules les dispositions précitées de la loi sur la liberté de la presse peuvent fonder une condamnation à indemnisation en raison des écrits diffamatoires contenus dans les écritures des parties.

L’arrêt du 23 août 2023[1], la Chambre criminelle de la Cour de cassation nous permet de compléter notre analyse.

Saisie d’un pourvoi formé à l’encontre d’un arrêt par lequel la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Versailles a infirmé une ordonnance de non-lieu et renvoyé les prévenus devant le Tribunal correctionnel, la Haute juridiction judiciaire a cassé et annulé ledit arrêt mais uniquement sur des dispositions bien spécifiques.

En effet, si la Chambre criminelle juge qu’aucun des moyens soulevés devant elle n’est susceptible de « permettre l’admission du pourvoi au sens de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale », elle censure l’arrêt de la Chambre de l’instruction en tant que celui-ci a déclaré « irrecevable la demande de Mme [X] tendant à voir réserver les actions publique et civile relatives aux propos prétendus diffamatoires contenus dans le mémoire d’une partie produit devant elle », au motif que « la chambre de l’instruction n’a pas compétence pour en connaître ».

Plus précisément :

  • après avoir rappelé qu’il résulte de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 :

« que les discours prononcés et les écrits produits devant les juridictions ne peuvent donner lieu à aucune action en diffamation » et que « Si cette règle reçoit exception dans le cas où les faits prétendus diffamatoires sont étrangers à la cause, c’est à la condition, lorsqu’ils concernent l’une des parties, que l’action ait été réservée par la juridiction devant laquelle les propos ont été tenus ou les écrits produits. »,

  • la Chambre criminelle juge que « si la chambre de l’instruction n’a pas compétence pour connaître des actions publique et civile relatives aux propos prétendus diffamatoires contenus dans le mémoire d’une partie produit devant elle, cette juridiction a, en revanche, compétence pour réserver de telles actions.»

Si les articles 6§1 et 10§1 de la Convention ont guidé la Cour de cassation dans son arrêt précité du 8 juin 2023, il n’est pas interdit de penser que les juges de la Chambre criminelle, même s’ils n’ont pas rendu leur décision à son visa, avaient en tête l’article 13 de la même Convention – garantissant le droit à un recours effectif – , lorsqu’ils ont interprété les dispositions de l’article 41 de la loi sur la liberté de la presse.

[1] Cass. Crim., 23 août 2023, n° 23-83.480.

Les archives de presse ne doivent pas constituer « un casier judiciaire virtuel »

By | Actualités

On le sait : internet est la mémoire des temps modernes. On y trouve tout, notamment grâce aux archives que les organes de presse ont numérisées.

Tout cela est fort pratique, mais lorsque cette mémoire numérique entre en conflit avec le droit à l’oubli, une question fondamentale se pose : la nécessité de préserver les archives de presse peut-elle justifier qu’une personne condamnée, ayant purgé sa peine et même été réhabilitée, puisse voir son identité révélée ad vitam aeternam ?

C’est précisément le sujet de l’affaire sur laquelle la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a statué dans un arrêt de Grande Chambre rendu le 4 juillet 2023[1].

En l’espèce, un quotidien belge francophone, Le Soir, a été contraint par les juridictions nationales à anonymiser le nom d’une personne responsable d’un accident mortel de la route ayant eu lieu en 1994 et dont le nom complet avait été alors été publié dans un article qui, en 2008, est devenu accessible parmi les archives numériques du journal.

Estimant que sa condamnation civile méconnaissait sa liberté d’expression et la liberté de la presse, toutes deux garanties par l’article 10 de la Convention, l’éditeur du quotidien a saisi la CEDH qui, dans un arrêt de chambre du 22 juin 2021[2], a rejeté sa requête.

Sur le fondement de l’article 43 de la Convention, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire en Grande Chambre ; laquelle s’est donc attachée à mettre en balance la liberté d’expression et la liberté de la presse (l’intégrité des archives de presse) avec le droit à l’oubli numérique.

  1. La délicate recherche d’un équilibre

Déterminer si la condamnation à remplacer par « X » le nom de la personne condamnée, puis réhabilitée, constitue ou non une ingérence disproportionnée dans l’exercice des droits et libertés garantis par l’article 10 n’est pas chose aisée dès lors que :

  • d’une part, si la « mission d’information comporte nécessairement des « devoirs et des responsabilités » ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément», il existe un « droit pour le public » de recevoir « des informations et des idées sur des questions d’intérêt général » et la nécessité de préserver le « rôle indispensable de « chien de garde » » de la presse.

Aussi, « toute mesure limitant l’accès à des informations que le public a le droit de recevoir doit être justifiée par des raisons particulièrement impérieuses (Timpul Info-Magazin et Anghel c. Moldova, no 42864/05, § 31, 27 novembre 2007). »[3].

  • d’autre part, s’agissant des archives de presse, la Cour a déjà affirmé « leur rôle important en vue de permettre au public de connaître l’histoire contemporaine, et à la presse d’accomplir, de cette manière aussi, sa mission de participer à la formation de l’opinion démocratique (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 101-102). ».

Par ailleurs, les juges de la Grande Chambre rappellent :

« l’émergence, au cours de la dernière décennie, d’un consensus quant à l’importance des archives de presse » (…) « dans le contexte spécifique du traitement des données à caractère personnel au niveau de l’Union européenne ».

La Cour évoque notamment une exception explicitement prévue par le RGPD « au droit à l’effacement des données à caractère personnel dès lors que le traitement de ces données est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information (article 17 § 3 a)) » ou encore le fait que « des exemptions et des dérogations pour le traitement réalisé à des fins journalistiques, si elles sont nécessaires pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information, doivent en outre être prévues dans la législation des États membres de l’Union (article 85 § 2). »[4]

Toutefois, ainsi qu’en avaient jugé les juridictions belges[5], la Cour considère que l’affaire qui est soumise ne concerne pas la problématique des données à caractère personnel mais celle d’une atteinte à la réputation qu’elle rattache au droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention.

  1. Le droit à l’oubli ou la protection de la réputation au titre de l’article 8 de la Convention

Après avoir insisté sur le caractère « large, non susceptible d’une définition exhaustive (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008) » de la notion de vie privée, la Cour rappelle que :

« S’agissant plus particulièrement du droit au respect de la réputation, la Cour a conclu que la réputation d’une personne, quand bien même celle‑ci serait critiquée dans le cadre d’un débat public, était un attribut de son identité personnelle et de son intégrité psychologique et relevait donc aussi de sa « vie privée » (voir, récemment, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 97, 25 septembre 2018). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, comme dans d’autres domaines relevant de sa protection, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Cette condition vaut à la fois pour la réputation sociale et pour la réputation professionnelle[6]. »

Quand bien même « on ne saurait invoquer cette disposition pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale. »[7], la Cour souligne que :

« Depuis plusieurs années, suite au développement de la technologie et des outils de communication, un nombre croissant de personnes ont cherché à faire protéger les intérêts qu’elles tirent de ce que l’on appelle communément le « droit à l’oubli ». Il repose sur l’intérêt d’une personne à faire effacer, modifier ou limiter l’accès à des informations passées qui affectent la perception actuelle de cette personne. En cherchant à faire disparaître ces informations, les intéressés veulent éviter de se faire reprocher indéfiniment leurs actes ou déclarations publiques antérieures et cela dans des contextes variables, tels que, par exemple, l’embauche ou les relations d’affaires. »[8]

S’interroger sur les garanties qu’apporterait le droit à la vie privée au droit à l’oubli, revient donc à savoir « si l’article 8 offre une protection contre ces effets négatifs et, dans l’affirmative, dans quelle mesure »[9] ; la particularité de l’affaire dont la CEDH avait à connaître tenant à la dimension « numérique » du droit à l’oubli.

En effet, s’agissant du volet « classique » du droit à l’oubli, la Cour :

« bien qu’elle n’ait fait pas explicitement référence à une telle notion du « droit », a [déjà] jugé que, après l’écoulement d’un certain temps et en particulier à l’approche de la sortie de prison d’une personne condamnée, et, d’autant plus, après sa libération définitive, l’intérêt de celle-ci est de ne plus être confrontée à son acte en vue de sa réintégration dans la société. Le laps de temps entre la condamnation pénale, la mise en liberté et la nouvelle publication a constitué un élément déterminant pour son examen (Österreichischer Rundfunk c. Autriche, no 35841/02, §§ 68‑69, 7 décembre 2006, et, récemment, Mediengruppe Österreich Gmbh c. Autriche, no 37713/18, §§ 68-70, 26 avril 2022). »[10]

Aussi, pour la Grande Chambre, la « prétention à l’oubli », numérique ou autre : « ne constitue pas un droit autonome protégé par la Convention et, pour autant qu’elle est couverte par l’article 8, ne peut concerner que certaines situations et informations »[11].

En définitive, comme la CEDH en a l’habitude, c’est donc à une mise en balance entre la liberté d’expression (art. 10 de la Convention) et certaines composantes du droit au respect de la vie privée (art. 8) à laquelle les juges de Strasbourg doivent se livrer.

  1. l’anonymisation décidée par les juridictions nationales ne viole pas la liberté d’expression

Pour déterminer si les juridictions belges ont, par leur décision, causé une ingérence disproportionnée à la liberté d’expression de l’éditeur du journal Le Soir, la Cour devait vérifier que « cette anonymisation reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances particulières de l’espèce et notamment si elle était proportionnée au but légitime poursuivi. »[12].

  • la nécessité d’une atteinte grave à la réputation

La Cour s’est interrogée sur l’applicabilité des critères classiques[13] mis en œuvre pour contrôler les ingérences portées à la liberté d’expression et arbitrer les conflits de droits (ceux des articles 8 et 10). Plus précisément, lesdits critères étaient-ils pertinents compte tenu des spécificités de l’affaire, à savoir « le fait qu’elle concerne les archives électroniques d’une publication plutôt que sa version initiale »[14] ?

C’est, en tous les cas, la méthode suivie par la CEDH dans l’arrêt de chambre rendu dans la présente affaire le 22 juin 2021 à l’occasion duquel les juges se sont intéressés à :

« la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que la gravité de la mesure imposée au requérant. Les mêmes critères avaient été pris en compte par la Cour par le passé dans des affaires ayant trait à des demandes d’altération du contenu d’une archive de presse numérique (Fuchsmann, précité, § 34, et M.L et W.W. c. Allemagne, précité, § 96). »[15]

En Grande Chambre, la Cour décide d’adapter ces critères à « la nécessité de préserver l’intégrité des archives de presse » et estime que :

« la mise en balance de ces différents droits de valeur égale à effectuer lors de l’examen d’une demande d’altération d’un contenu journalistique archivé en ligne doit prendre en considération les critères suivants : i) la nature de l’information archivée ; ii) le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication ; iii) l’intérêt contemporain de l’information ; iv) la notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits ; v) les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet ; vi) le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques, et vii) l’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse. »[16]

Le principe défini par la CEDH est donc que, dès lors « que l’on ne saurait pas ignorer l’effet dissuasif sur la liberté de la presse qui se dégage de l’obligation pour un éditeur d’anonymiser un article initialement publié de manière licite », « pour que l’article 8 de la Convention entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain niveau de gravité »[17].

Dit autrement, l’importance accordée à la préservation de l’intégralité des archives journalistes suppose « de veiller à ce que les modifications et a fortiori suppressions d’archives soient limitées au strict nécessaire ».

  • l’application au cas d’espèce des critères dégagés par Cour permet de conclure à une absence de violation de l’article 10 de la Convention

 

  • la nature de l’information: de la même manière que les juridictions belges, la CEDH conclut que les faits relatés sont de nature « judiciaire » et que, « quoique tragiques, ces faits ne sauraient rentrer dans la catégorie des infractions dont l’importance, en raison de leur gravité, n’est pas affectée par le passage du temps. Il convient d’observer en outre que les faits pour lesquels G. a été condamné n’ont fait l’objet d’aucune médiatisation, à l’exception de l’article litigieux, et que l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias, que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article »[18].

 

  • Le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication : Compte tenu du temps écoulé entre la date de l’article (1994), la date de la réhabilitation de l’auteur de l’accident de la route (2006) et celle de la première demande d’anonymisation (2010), la Cour estime que «  (…) avait un intérêt légitime à revendiquer la possibilité de se resocialiser à l’abri du rappel permanent de son passé, après tout ce temps.»[19].

 

  • L’intérêt contemporain de l’information: ici, la Cour s’attache à vérifier que l’article en cause contribue encore aujourd’hui à un débat d’intérêt général. En d’autres termes, alors que « la contribution d’un article au débat d’intérêt général peut perdurer dans le temps, en raison soit de l’information elle-même ou d’éléments nouveaux intervenus depuis la publication, comme par exemple des développements ultérieurs dans la procédure judiciaire initiale », l’article anonymisé sur décision des juridictions belges était-il encore « d’actualité » ?

Les faits relatés dans l’article étant anciens et leur auteur n’étant pas une personnalité publique, la Cour, comme les juridictions belges, estime que « son identité n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat public sur la sécurité routière »[20].

  • La notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits: la seule qualité de médecin de « G. » ne faisant pas de lui une personne publique ou exerçant une fonction publique, d’une part, sa discrétion depuis les faits traduisant sa volonté d’en éviter toute publicité, d’autre part, tout concourait à la nécessité d’anonymiser l’article archivé.

 

  • Les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet: c’est lors de l’examen de ce critère que commence l’évaluation de la gravité de l’atteinte à la réputation.

En l’espèce, si « la réhabilitation d’une personne ne peut justifier à elle seule la reconnaissance d’un « droit à l’oubli », la Cour se range derrière l’avis des juridictions belges qui ont estimé que :

« l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour G. une sorte de « casier judiciaire virtuel », alors qu’il a purgé sa peine et qu’il a été réhabilité. Aux yeux de la cour d’appel, une simple recherche à partir des nom et prénom de G. sur le moteur de recherche du journal Le Soir ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux, ce qui assurément était source d’un préjudice, à tout le moins moral, dans le chef de G. Une telle situation permettait à un large public, dont font nécessairement partie les patients, les collègues et les connaissances de G. – qui exerce la profession de médecin –, d’avoir facilement connaissance de son passé judiciaire et était ainsi de nature à le stigmatiser, à nuire gravement à sa réputation et à le priver de la possibilité de se resocialiser normalement (paragraphes 29 et 31 cidessus). »[21]

Au surplus, l’intérêt à obtenir l’anonymisation était d’autant plus grand que l’accès aux archives numériques du quotidien était gratuit ; ce qui rendait leur accès particulièrement aisé.

  • L’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse : ainsi qu’on l’a exposé supra, la CEDH tient à préserver l’intégrité des archives journalistiques et, partant, à ce que toute suppression ou modification soit limitée au stricte nécessaire.

Ici, l’impact est somme toute mesuré dès lors que « la version originale, non anonymisée, de l’article litigieux reste disponible en version papier et qu’elle peut être consultée par toute personne intéressée, remplissant ainsi son rôle intrinsèque d’archive. ».

En outre, une telle obligation d’anonymiser l’article peut, au regard des circonstances de l’affaire, être regardée comme faisant partie des « « devoirs et des responsabilités » incombant à la presse ainsi que des limites que les organes de presse peuvent se voir imposer (paragraphe 177 ci-dessus) »[22].

La Cour, au regard de sa grille de lecture affinée des ingérences à la liberté d’expression, conclut ainsi à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention dès lors que :

« les juridictions nationales ont soigneusement réalisé une mise en balance des droits en présence conforme aux exigences de la Convention, de sorte que l’ingérence dans le droit garanti par l’article 10 de la Convention découlant de l’anonymisation de l’article dans sa version électronique figurant sur le site internet du journal Le Soir a été réduite au strict nécessaire et peut dès lors, dans les circonstances de la cause, passer pour nécessaire dans une société démocratique et proportionnée. »

*

On ne peut que se réjouir d’une telle décision qui réussit à définir une méthode raisonnée et raisonnable pour atteindre un indispensable équilibre entre le respect de la liberté de la presse (à travers la nécessaire intégrité de ses archives) et le droit à l’oubli, particulièrement, dans son acception numérique.

En dehors des affaires dont le retentissement médiatique ou la  nature des faits ont concouru à leur dimension historique, un individu ayant purgé sa peine et ayant été réhabilité doit pouvoir prétendre à un légitime oubli. A défaut, la peine prononcée par les juges et, surtout, leur exécution, seraient privées de sens.

[1] CEDH, 4 juillet 2023, Hurbain c. Belgique, n° 57292/16.

[2] CEDH, 22, juin 2021, Hurbain c/ Belgique, n° 57292/16.

[3] §§ 177 et 178.

[4] §§ 182 et 183.

[5] § 187.

[6] § 189.

[7] § 189.

[8] § 191.

[9] § 193.

[10] § 194.

[11] § 199.

[12] § 200.

[13] CEDH, 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08

[14] § 202.

[15] § 203.

[16] § 205.

[17] § 189, § 210.

[18] § 219.

[19] § 221.

[20] § 225.

[21] § 234.

[22] § 254.

Violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en raison de la publication dans la presse, par le ministère public, de la photographie et de certaines données personnelles d’une personne objet d’une enquête pour fraude

By | Brèves juridiques

En matière de presse, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) ne se préoccupe pas seulement du contrôle de la proportionnalité des ingérences dans l’exercice des droits consacrés par l’article 10 de la Convention.

Dans un arrêt rendu le 20 juin 2023[1], la Cour a étudié la question de la violation de l’article 8 de la Convention, qui consacre le droit à la vie privée, à la suite d’une publication dans la presse, par le ministère public, d’une photographie et de certaines données personnelles concernant une personne objet d’une enquête pour des fraudes commises lors de transactions immobilières.

La requérante soulevait notamment le moyen selon lequel la publication de sa photographie, avec l’indication de l’infraction reprochée, à côté de celle de ses co-accusés poursuivis pour des infractions plus sévèrement réprimées, ne permettait pas de distinguer sa situation de la leur.

De la même manière que pour le contrôle exercé par la Cour au regard de l’article 10 de la Convention, la CEDH devait s’assurer que l’ingérence causée, par la publication dans la presse, au droit à la vie privée, était non seulement prévue par la loi mais également qu’elle poursuivait un but légitime.

S’agissant de la divulgation de données personnelles au cours d’une procédure pénale, ces deux exigences étaient satisfaites, mais qu’en était-il de la proportionnalité d’une telle ingérence dès lors qu’une mise en accusation ne fait pas disparaître la protection garantie à une « personne ordinaire » au titre de l’article 8 de la Convention ?

Pour statuer, la Cour relève :

  • d’abord, que la requérante n’a pas été avertie préalablement à la publication débattue devant elle :

« En particulier, la requérante n’a pas été informée officiellement de la publication de sa photographie et de ses données personnelles, que ce soit avant ou après la publication, mais elle en a été informée accidentellement par l’intermédiaire de ses amis. La Cour conteste cet aspect du droit interne. En particulier, elle a déjà conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans des affaires où les photographies d’accusés avaient été communiquées à la presse sans leur consentement alors qu’il n’y avait pas de base pour cela en droit interne (Sciacca, précité, § 30) ou que l’ingérence n’était pas justifiée (Khuzhin et autres, précité, § 117). Bien qu’une obligation juridiquement contraignante d’obtenir le consentement d’un accusé avant la publication de sa photographie et des accusations portées contre lui puisse aller à l’encontre du but de la loi, la Cour estime néanmoins que la requérante aurait dû au moins être informée avant la diffusion de sa photographie et des détails des accusations pénales en cours, car le fait de faire l’objet d’une procédure pénale ne réduisait pas la portée de la protection plus large de sa vie privée dont elle jouissait en tant que  » personne ordinaire  » (Sciacca, précité, § 29). »[2]

  • ensuite, qu’elle ne disposait pas de la possibilité de contester la décision du ministère public :

« 58.  En outre, la requérante n’avait pas le droit de faire appel de l’ordonnance du procureur ordonnant la publication de sa photographie et de ses données personnelles. La loi prévoyait que, pour certaines catégories d’infractions, l’ordonnance entrerait immédiatement en vigueur et serait approuvée par le procureur de la cour d’appel, mais sans préciser les critères de cette approbation (voir paragraphe 17 ci-dessus). Même si l’article 8 de la Convention ne contient pas d’exigences procédurales explicites, il est important pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition que le processus décisionnel pertinent soit équitable et respecte dûment les intérêts qu’il protège. Un tel processus peut nécessiter l’existence d’un cadre procédural efficace permettant à un requérant de faire valoir ses droits au titre de l’article 8 dans des conditions d’équité (voir Ciubotaru c. Moldova, no 27138/04, § 51, 27 avril 2010). Or, dans les circonstances de la présente affaire, la requérante n’a eu la possibilité ni d’être entendue avant que la décision ne soit prise, ni de demander un réexamen et de faire valoir ses arguments après que la décision a été prise. »

  • enfin, ainsi que la requérante l’invoquait à l’appui de sa saisine de la Cour, que le traitement indifférencié de sa situation au regard de celle de ses co-accusés, poursuivis pour des infractions plus graves, est de nature à porter atteinte au respect de la vie privée dès lors que la publication dans la presse ne reflétait pas fidèlement la réalité.

En effet, dès lors que les données personnelles divulguées concernent des accusations pénales, une protection renforcée desdites données doit être mise en œuvre.

On notera d’ailleurs que ce n’est pas tant l’ordonnance du procureur relative à la publication des données personnelles – même si elle a nécessairement contribué à l’ingérence objet du contrôle de proportionnalité – qui, en l’espèce, posait le plus problème au regard des garanties apportées par l’article 8 de la Convention, mais le communiqué de la police qui en était l’exécution :

« 59.  Enfin, la Cour prend note de l’argument de la requérante selon lequel elle n’a été inculpée que du délit d’adhésion à une organisation criminelle prévu à l’article 187 § 5 du code pénal et non de la forme plus grave de ce délit prévue à l’article 187 § 1 du code pénal. Alors que l’ordonnance du procureur décrivait avec suffisamment de clarté les infractions exactes dont la requérante était accusée, le communiqué de la police en exécution de l’ordonnance du procureur ne faisait aucune distinction entre les accusés, se contentant d’indiquer qu’ils avaient été accusés des infractions  » selon le cas « . L’annonce de la police a ensuite été publiée dans les médias. À cet égard, la Cour considère que le traitement de données à caractère personnel relatives à des accusations pénales appelle une protection renforcée en raison de la sensibilité particulière des données en cause (voir l’arrêt du 22 juin 2021 de la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) dans l’affaire Latvijas Republikas Saeima (points de pénalité), C-439/19, EU:C:2021:504). Il est donc de la plus haute importance que, lorsque des données sensibles sont publiées dans le cadre d’une procédure pénale en cours ou d’une enquête sur des infractions pénales, ces données reflètent fidèlement la situation et les accusations portées contre une personne accusée, en tenant également compte du respect de la présomption d’innocence. »

La Cour conclut donc au caractère disproportionné de l’ingérence :

« 60.  Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée causée par l’ordonnance du procureur et l’annonce de la police n’était pas suffisamment justifiée dans les circonstances particulières de l’affaire et, nonobstant la marge d’appréciation du juge national en la matière, était disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention. »

[1] CEDH, 20 juin 2023, Margari c. Grèce, n° 3670516

[2] Traduction libre ; l’arrêt n’est à ce jour disponible qu’en langue anglaise.

Carlos Ghosn visé par un deuxième mandat d’arrêt de la justice française

By | Actualités

« Une juge d’instruction du tribunal de Paris a émis en avril un mandat d’arrêt international contre Carlos Ghosn, qui vit au Liban, dans l’enquête sur des contrats passés par une filiale de Renault-Nissan. »

(…)

« L’entrée procédurale de Carlos Ghosn dans le dossier va permettre de faire éclater la vérité », ont considéré auprès de l’AFP Mes Olivier Baratelli et Olivier Pardo, avocats de Rachida Dati.

Pour lire l’article sur le site du journal :