En matière de presse, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) ne se préoccupe pas seulement du contrôle de la proportionnalité des ingérences dans l’exercice des droits consacrés par l’article 10 de la Convention.
Dans un arrêt rendu le 20 juin 2023[1], la Cour a étudié la question de la violation de l’article 8 de la Convention, qui consacre le droit à la vie privée, à la suite d’une publication dans la presse, par le ministère public, d’une photographie et de certaines données personnelles concernant une personne objet d’une enquête pour des fraudes commises lors de transactions immobilières.
La requérante soulevait notamment le moyen selon lequel la publication de sa photographie, avec l’indication de l’infraction reprochée, à côté de celle de ses co-accusés poursuivis pour des infractions plus sévèrement réprimées, ne permettait pas de distinguer sa situation de la leur.
De la même manière que pour le contrôle exercé par la Cour au regard de l’article 10 de la Convention, la CEDH devait s’assurer que l’ingérence causée, par la publication dans la presse, au droit à la vie privée, était non seulement prévue par la loi mais également qu’elle poursuivait un but légitime.
S’agissant de la divulgation de données personnelles au cours d’une procédure pénale, ces deux exigences étaient satisfaites, mais qu’en était-il de la proportionnalité d’une telle ingérence dès lors qu’une mise en accusation ne fait pas disparaître la protection garantie à une « personne ordinaire » au titre de l’article 8 de la Convention ?
Pour statuer, la Cour relève :
- d’abord, que la requérante n’a pas été avertie préalablement à la publication débattue devant elle :
« En particulier, la requérante n’a pas été informée officiellement de la publication de sa photographie et de ses données personnelles, que ce soit avant ou après la publication, mais elle en a été informée accidentellement par l’intermédiaire de ses amis. La Cour conteste cet aspect du droit interne. En particulier, elle a déjà conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans des affaires où les photographies d’accusés avaient été communiquées à la presse sans leur consentement alors qu’il n’y avait pas de base pour cela en droit interne (Sciacca, précité, § 30) ou que l’ingérence n’était pas justifiée (Khuzhin et autres, précité, § 117). Bien qu’une obligation juridiquement contraignante d’obtenir le consentement d’un accusé avant la publication de sa photographie et des accusations portées contre lui puisse aller à l’encontre du but de la loi, la Cour estime néanmoins que la requérante aurait dû au moins être informée avant la diffusion de sa photographie et des détails des accusations pénales en cours, car le fait de faire l’objet d’une procédure pénale ne réduisait pas la portée de la protection plus large de sa vie privée dont elle jouissait en tant que » personne ordinaire » (Sciacca, précité, § 29). »[2]
- ensuite, qu’elle ne disposait pas de la possibilité de contester la décision du ministère public :
« 58. En outre, la requérante n’avait pas le droit de faire appel de l’ordonnance du procureur ordonnant la publication de sa photographie et de ses données personnelles. La loi prévoyait que, pour certaines catégories d’infractions, l’ordonnance entrerait immédiatement en vigueur et serait approuvée par le procureur de la cour d’appel, mais sans préciser les critères de cette approbation (voir paragraphe 17 ci-dessus). Même si l’article 8 de la Convention ne contient pas d’exigences procédurales explicites, il est important pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition que le processus décisionnel pertinent soit équitable et respecte dûment les intérêts qu’il protège. Un tel processus peut nécessiter l’existence d’un cadre procédural efficace permettant à un requérant de faire valoir ses droits au titre de l’article 8 dans des conditions d’équité (voir Ciubotaru c. Moldova, no 27138/04, § 51, 27 avril 2010). Or, dans les circonstances de la présente affaire, la requérante n’a eu la possibilité ni d’être entendue avant que la décision ne soit prise, ni de demander un réexamen et de faire valoir ses arguments après que la décision a été prise. »
- enfin, ainsi que la requérante l’invoquait à l’appui de sa saisine de la Cour, que le traitement indifférencié de sa situation au regard de celle de ses co-accusés, poursuivis pour des infractions plus graves, est de nature à porter atteinte au respect de la vie privée dès lors que la publication dans la presse ne reflétait pas fidèlement la réalité.
En effet, dès lors que les données personnelles divulguées concernent des accusations pénales, une protection renforcée desdites données doit être mise en œuvre.
On notera d’ailleurs que ce n’est pas tant l’ordonnance du procureur relative à la publication des données personnelles – même si elle a nécessairement contribué à l’ingérence objet du contrôle de proportionnalité – qui, en l’espèce, posait le plus problème au regard des garanties apportées par l’article 8 de la Convention, mais le communiqué de la police qui en était l’exécution :
« 59. Enfin, la Cour prend note de l’argument de la requérante selon lequel elle n’a été inculpée que du délit d’adhésion à une organisation criminelle prévu à l’article 187 § 5 du code pénal et non de la forme plus grave de ce délit prévue à l’article 187 § 1 du code pénal. Alors que l’ordonnance du procureur décrivait avec suffisamment de clarté les infractions exactes dont la requérante était accusée, le communiqué de la police en exécution de l’ordonnance du procureur ne faisait aucune distinction entre les accusés, se contentant d’indiquer qu’ils avaient été accusés des infractions » selon le cas « . L’annonce de la police a ensuite été publiée dans les médias. À cet égard, la Cour considère que le traitement de données à caractère personnel relatives à des accusations pénales appelle une protection renforcée en raison de la sensibilité particulière des données en cause (voir l’arrêt du 22 juin 2021 de la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) dans l’affaire Latvijas Republikas Saeima (points de pénalité), C-439/19, EU:C:2021:504). Il est donc de la plus haute importance que, lorsque des données sensibles sont publiées dans le cadre d’une procédure pénale en cours ou d’une enquête sur des infractions pénales, ces données reflètent fidèlement la situation et les accusations portées contre une personne accusée, en tenant également compte du respect de la présomption d’innocence. »
La Cour conclut donc au caractère disproportionné de l’ingérence :
« 60. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée causée par l’ordonnance du procureur et l’annonce de la police n’était pas suffisamment justifiée dans les circonstances particulières de l’affaire et, nonobstant la marge d’appréciation du juge national en la matière, était disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention. »
[1] CEDH, 20 juin 2023, Margari c. Grèce, n° 3670516
[2] Traduction libre ; l’arrêt n’est à ce jour disponible qu’en langue anglaise.