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Demande de déréférencement en ligne et condamnation pénale : le Conseil d’Etat précise les conditions dans lesquelles la CNIL est tenue de mettre en demeure la société exploitant un moteur de recherches

By | Actualités

Dans notre News Droit de la Presse & Réseaux sociaux du 26 juillet 2023, nous avions évoqué un arrêt de Grande Chambre du 4 juillet 2023 de la Cour européenne des Droits de l’Homme qui avait confirmé la position des juridictions belges ; lesquelles avaient jugé que « l’archivage électronique d’un article relatif (…) ne doit pas créer (…) une sorte de « casier judiciaire virtuel » ».

Alors que l’arrêt susmentionné concernait la question de l’anonymisation d’un article de presse relatant la condamnation pénale d’un individu, le Conseil d’Etat a eu à connaître d’une problématique voisine, à savoir le déréférencement d’un lien, apparaissant dans un moteur de recherches, vers un article de presse relatant un procès et la condamnation d’un prévenu.

En l’espèce, n’ayant pu obtenir de la société exploitant le moteur de recherches le déréférencement vers ledit article « accessible à partir d’une recherche effectuée par son prénom et son nom », la personne concernée a saisi la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) afin que celle-ci mette en demeure la société de procéder au déférencement.

Face au refus de la CNIL, le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 20 avril 2023[1], a été amené à se prononcer sur la grille d’analyse que la Commission se doit d’appliquer lorsque lui est adressée une demande de mise en demeure de déréférencement.

Concrètement, la Haute juridiction administrative s’est attelée à donner le mode d’emploi de l’exercice de ce que l’on nomme le « droit à l’effacement ».

  1. le principe : la CNIL doit faire droit à une demande de déréférencement sous réserve du respect du droit à la liberté d’information

Ainsi que le rappellent les juges du Palais Royal, « L’article 51 de la loi du 6 janvier 1978 dispose que :  » Le droit à l’effacement s’exerce dans les conditions prévues à l’article 17 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 ».

Si le paragraphe 1 de l’article 17 du règlement susmentionné consacre le droit « d’obtenir du responsable du traitement l’effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel » et définit les motifs pour lesquels la demande doit être obligatoirement satisfaite :

  • d’une part, le paragraphe 3 du même article dispose que :

« Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas dans la mesure où ce traitement est nécessaire : /a) à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information […] « .

  • d’autre part, aux termes de l’article 10 du même règlement : « Le traitement des données à caractère personnel relatives aux condamnations pénales et aux infractions ou aux mesures de sûreté connexes fondé sur l’article 6, paragraphe 1, ne peut être effectué que sous le contrôle de l’autorité publique, ou si le traitement est autorisé par le droit de l’Union ou par le droit d’un État membre qui prévoit des garanties appropriées pour les droits et libertés des personnes concernées. Tout registre complet des condamnations pénales ne peut être tenu que sous le contrôle de l’autorité publique.»

La Cour de justice de l’Union européenne[2] ayant jugé que les liens accessibles, depuis un moteur de recherches, vers des pages web contenant des données personnelles telles que les procédures pénales visées à l’article 10 du règlement (UE) 2016/679, sont susceptibles de causer une ingérence particulièrement grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données de la personne concernée, le Conseil d’Etat considère qu’ :

« il appartient en principe à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), saisie d’une demande tendant à ce qu’elle mette l’exploitant d’un moteur de recherche en demeure de procéder au déréférencement de liens renvoyant vers de telles pages web, publiées par des tiers et contenant de telles données, de faire droit à cette demande. Il n’en va autrement que s’il apparaît, compte tenu du droit à la liberté d’information, que l’accès à une telle information à partir d’une recherche portant sur le nom de la personne concernée est strictement nécessaire à l’information du public. »

  1. la mise en œuvre du principe : l’appréciation de la stricte nécessité de préserver l’information du public

Toujours soucieuse de l’apport pédagogique de ces décisions, la Haute juridiction administrative a défini la méthode selon laquelle « l’autorité publique » mentionnée à l’article 10 du règlement (UE) 2016/679 – ici la CNIL – peut légalement « faire échec à une demande de déréférencement au motif que l’accès à des données à caractère personnel relatives à une procédure pénale à partir d’une recherche portant sur le nom de la personne concernée est strictement nécessaire à l’information du public ».

C’est sans surprise que l’on retrouve ici une grande similitude avec la méthode de la CEDH (cf. supra) relative aux conditions de mise en œuvre du droit à l’oubli[3] dès lors qu’il s’agit, dans le cadre d’une demande de déréférencement, de déterminer si l’ingérence particulièrement grave aux droits fondamentaux du demandeur peut être justifiée par la liberté d’information.

Ainsi, le Conseil d’Etat juge qu’il incombe à la CNIL, de tenir compte :

  • d’une part, « de la nature des données en cause, de leur contenu, de leur caractère plus ou moins objectif, de leur exactitude, de leur source, des conditions et de la date de leur mise en ligne et des répercussions que leur référencement est susceptible d’avoir pour la personne concernée» et,

 

  • d’autre part, « de la notoriété de cette personne, de son rôle dans la vie publique et de sa fonction dans la société. Il lui incombe également de prendre en compte la possibilité d’accéder aux mêmes informations à partir d’une recherche portant sur des mots-clés ne mentionnant pas le nom de la personne concernée. »

En l’espèce, rien ne permettait à la CNIL d’estimer que l’accès aux données en cause était « strictement nécessaire à l’information du public » dès lors que :

  • l’article de presse du 20 janvier 2017 se rapporte à des faits antérieurs de 2014, est purement factuel et ne comporte pas « d’analyses ou de commentaires de nature à nourrir un débat d’intérêt public sur les enjeux liés à cette procédure» pénale ;

 

  • le requérant « ne jouit pas d’une notoriété particulière» dans la mesure où « le dossier ne faisant à cet égard ressortir ni que l’affaire dans laquelle il a été condamné aurait fait l’objet d’autres commentaires publics, ni que la décision d’appel aurait elle-même donné lieu à un article de presse référencé par le même moteur de recherche à partir de son nom » ;

 

  • « l’article de presse litigieux ne serait pas accessible en ligne à partir d’autres informations que le nom de M. A…. » ;

 

  • « l’article de presse dont le déréférencement est demandé ne peut être regardé comme reflétant la situation judiciaire actuelle de l’intéressé dès lors que, par un arrêt du 14 mars 2018, la cour d’appel de Riom a réduit la peine infligée au requérant par le tribunal correctionnel à deux ans d’emprisonnement assorti d’un sursis avec mise à l’épreuve de deux ans et à une interdiction de gérer de dix ans et a confirmé la peine complémentaire de première instance de publication de la décision en la limitant toutefois au dispositif de son arrêt et à une seule publication.».

C’est pour toutes ces raisons, « et eu égard aux répercussions que le référencement de cet article est susceptible d’avoir sur la situation personnelle du requérant », que le Conseil d’Etat a décidé d’annuler le refus de la CNIL et lui a enjoint de mettre en demeure la société exploitant le moteur de recherches de déréférencer le lien litigieux, dès lors que « l’accès à ce contenu en ligne à partir du nom de ce dernier ne peut plus être regardé, à la date de la présente décision, comme strictement nécessaire à l’information du public, justifiant de maintenir le lien litigieux par exception au principe selon lequel la personne concernée a le droit au déréférencement des contenus la concernant. ».

*

Droit à l’oubli par l’anonymisation des articles de presse archivés, droit à l’effacement par le déréférencement des liens vers des pages web contenant des données relatives à des procédures pénales dont le maintien n’est plus strictement nécessaire à l’information du public, l’on sait désormais clairement comment éviter qu’internet devienne un « casier judiciaire virtuel ».

[1] CE, 20 avril 2023, n° 463487.

[2] CJUE, 24 décembre 2019, C-136/17.

[3] CEDH, Grande Chambre, 4 juillet 2023, Hurbain c. Belgique, n° 57292/16, § 205 :

« la mise en balance de ces différents droits de valeur égale à effectuer lors de l’examen d’une demande d’altération d’un contenu journalistique archivé en ligne doit prendre en considération les critères suivants : i) la nature de l’information archivée ; ii) le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication ; iii) l’intérêt contemporain de l’information ; iv) la notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits ; v) les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet ; vi) le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques, et vii) l’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse. »

Des propos jetant le discrédit sur une entreprise ne constituent pas une forme de dénigrement s’ils n’excèdent pas les limites de la liberté d’expression

By | Brèves juridiques

Quelle est la frontière entre une critique, certes virulente, d’une offre de services par une entreprise, et le dénigrement pouvant justifier qu’un juge ordonne le retrait des propos litigieux ?

Telle est la question à laquelle la Cour d’appel de Paris a répondu, saisie de l’appel à l’encontre d’un jugement rendu selon la procédure accélérée au fond en application de l’article 6 I-2 et 8 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN).

Pour rappel :

  • l’article 6, I-2° dispose que :

« Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible.

L’alinéa précédent ne s’applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l’autorité ou le contrôle de la personne visée audit alinéa. »

  • l’article 6, I-8° dispose que :

« Le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut prescrire à toute personne susceptible d’y contribuer toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne.

Il détermine les personnes ou catégories de personnes auxquelles une demande peut être adressée par l’autorité administrative dans les conditions prévues à l’article 6-3. »

Dans la présente affaire, une société avait démarché des entreprises afin de procéder à des formalités d’affichage par une lettre comportant, outre un prix et des modalités de paiement, des mentions telles que « Affichage obligatoire » et évoquant « des sanctions pénales » ; le fait que cette démarche était facultative et proposée par un organisme privé n’apparaissant qu’en petit format.

Des internautes ont critiqué le démarchage effectué par cette société sur une plateforme de signalement de pratiques douteuses dans des discussions comportant notamment les termes « arnaque », « méthodes frauduleuses », « gangsters » ou encore des invitations à « signaler cette arnaque à la DGCCRF ».

La société critiquée a demandé, sur le fondement de l’article 6, I-8° précité de la LCEN le retrait desdites discussions accessibles aux adresses URL identifiées dans son assignation.

Dans un arrêt du 7 septembre 2023, la Cour d’appel de Paris est venue confirmer le jugement de première instance par lequel le Président du Tribunal judiciaire de Paris a rejeté les demandes de l’entreprise cible des critiques mises en ligne sur la plateforme susmentionnée, aux termes d’un contrôle dont elle rappelle le principe :

« Même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective, la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit ou un service constitue un acte de dénigrement, pouvant donner lieu réparation, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, la divulgation relevant alors du droit de libre critique sous réserve que soient respectées les limites admissibles de la liberté d’expression. »

En l’espèce, la Cour relève notamment que :

  • il existe un risque, pour les entreprises démarchées, de confondre la société en cause avec un organisme officiel de démarches légales ;
  • le caractère d’intérêt général du sujet « s’agissant de l’information des entreprises quant à l’action d’une société X venant les démarcher » ;
  • la « base factuelle des propos apparaît sérieuse, une confusion pouvant naître dans l’esprit d’entrepreneurs peu informés, ce d’autant que l’intimée rappelle que les formalités d’affichage ne sont pas nécessairement obligatoires pour les autoentrepreneurs et les indépendants sans salariés» ;
  • si « les propos visés sont empreints d’une certaine virulence, ils n’apparaissent pas dépasser la libre critique et les limites admissibles de la liberté d’expression, étant observé que l’emploi du terme “arnaque” ne renvoie pas, comme l’a indiqué le premier juge, à une infraction pénale d’escroquerie, mais plus à l’acception la plus large du terme, à savoir un engagement n’apportant pas le gain attendu et faisant naître une déception chez l’utilisateur du service» ;
  • qu’il en va « de même des mentions relatives aux “pratiques frauduleuses” ou “déloyales”, à des “faux”, à des “gangsters”, ou encore des propos relatifs à une société visant à soutirer de l’argent ou faisant état d’un nécessaire signalement à la DGCCRF, tous ces termes, employés par des personnes s’estimant avoir été victimes d’agissements douteux, étant à replacer dans la libre critique d’internautes, déçus par le service, évoquant leurs expériences personnelles et cherchant à aviser les autres personnes pouvant être contactées par X » ;
  • en outre, la société appelante n’a pas fait usage des outils de la plateforme de signalement « pour répondre aux commentaires et apporter la contradiction, de nature à relativiser les critiques ainsi émises».

Pour toutes ces raisons, la Cour d’appel de Paris juge que le dénigrement allégué « ne dépassant pas les limites admissibles de la liberté d’expression, il n’y a donc pas lieu d’ordonner de mesures de retrait, qu’il s’agisse des discussions dans leur entièreté ou même de l’emploi de certains termes par les internautes. ».

Cette décision est d’importance pour les plateformes de signalement en ligne de pratiques dites douteuses qui voient leur raison d’être protégée dès lors que leurs utilisateurs s’astreignent à exercer leur droit de libre critique dans les limites admissibles de la liberté d’expression telles qu’elles sont rappelées par la Cour d’appel de Paris.

 

Diffamation publique et contrôle du bénéfice de la bonne foi

By | Brèves juridiques

Pour échapper à une condamnation pour diffamation, les prévenus demandent souvent que leur soit accordé le bénéfice de la bonne foi.

Il y a un an, jour pour jour, nous avions d’ailleurs évoqué, dans une de nos News Droit de la Presse et des Réseaux sociaux, un arrêt de la Chambre criminelle[1] aux termes duquel la Cour de cassation avait rappelé que les juges du fond devaient analyser précisément les pièces produites non seulement au titre d’une offre de preuve mais également celles fournies pour justifier l’exception de bonne foi.

En cette rentrée 2023, la Chambre criminelle s’est de nouveau penchée sur les conditions et critères d’appréciation de la bonne foi et, dans un arrêt du 5 septembre 2023[2], est même venue en rappeler la méthode.

Plus précisément, la Haute juridiction vient préciser non seulement l’ordre des différentes étapes du contrôle opéré par les juges du fond mais également les conditions permettant auxdits juges d’apprécier moins strictement deux des quatre critères de la bonne foi : l’absence d’animosité personnelle et la prudence/mesure dans l’expression.

La méthode à suivre est ainsi définie par la Chambre criminelle :

« En effet, lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient au juge de rechercher, en premier lieu, en application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, notions qui recouvrent celles de légitimité du but de l’information et d’enquête sérieuse, afin, en second lieu, si ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement les critères de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence et mesure dans l’expression. »

Espérons que cette possibilité d’appréciation moins stricte de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence ou mesure dans l’expression ne soit pas comprise comme un « permis de diffamer » !

[1] Cass. Crim., 13 septembre 2022, n° 21-81.661.

[2] Cass. Crim., 5 septembre 2023, n° 22-84.763.

Compétence de la Chambre de l’instruction pour réserver les actions publique et civile relatives aux propos prétendus diffamatoires contenus dans un mémoire de la partie civile

By | Brèves juridiques

Dans une précédente News Droit de la Presse & des Réseaux sociaux, nous avions évoqué la question de l’application exclusive des dispositions spéciales de l’article 41 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, s’agissant de la réparation susceptible d’être obtenue pour des écrits diffamatoires produits devant les tribunaux.

Au visa des articles 6§1 et 10§1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation avait en effet rappelé, dans son arrêt du 8 juin 2023, que seules les dispositions précitées de la loi sur la liberté de la presse peuvent fonder une condamnation à indemnisation en raison des écrits diffamatoires contenus dans les écritures des parties.

L’arrêt du 23 août 2023[1], la Chambre criminelle de la Cour de cassation nous permet de compléter notre analyse.

Saisie d’un pourvoi formé à l’encontre d’un arrêt par lequel la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Versailles a infirmé une ordonnance de non-lieu et renvoyé les prévenus devant le Tribunal correctionnel, la Haute juridiction judiciaire a cassé et annulé ledit arrêt mais uniquement sur des dispositions bien spécifiques.

En effet, si la Chambre criminelle juge qu’aucun des moyens soulevés devant elle n’est susceptible de « permettre l’admission du pourvoi au sens de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale », elle censure l’arrêt de la Chambre de l’instruction en tant que celui-ci a déclaré « irrecevable la demande de Mme [X] tendant à voir réserver les actions publique et civile relatives aux propos prétendus diffamatoires contenus dans le mémoire d’une partie produit devant elle », au motif que « la chambre de l’instruction n’a pas compétence pour en connaître ».

Plus précisément :

  • après avoir rappelé qu’il résulte de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 :

« que les discours prononcés et les écrits produits devant les juridictions ne peuvent donner lieu à aucune action en diffamation » et que « Si cette règle reçoit exception dans le cas où les faits prétendus diffamatoires sont étrangers à la cause, c’est à la condition, lorsqu’ils concernent l’une des parties, que l’action ait été réservée par la juridiction devant laquelle les propos ont été tenus ou les écrits produits. »,

  • la Chambre criminelle juge que « si la chambre de l’instruction n’a pas compétence pour connaître des actions publique et civile relatives aux propos prétendus diffamatoires contenus dans le mémoire d’une partie produit devant elle, cette juridiction a, en revanche, compétence pour réserver de telles actions.»

Si les articles 6§1 et 10§1 de la Convention ont guidé la Cour de cassation dans son arrêt précité du 8 juin 2023, il n’est pas interdit de penser que les juges de la Chambre criminelle, même s’ils n’ont pas rendu leur décision à son visa, avaient en tête l’article 13 de la même Convention – garantissant le droit à un recours effectif – , lorsqu’ils ont interprété les dispositions de l’article 41 de la loi sur la liberté de la presse.

[1] Cass. Crim., 23 août 2023, n° 23-83.480.

Les archives de presse ne doivent pas constituer « un casier judiciaire virtuel »

By | Actualités

On le sait : internet est la mémoire des temps modernes. On y trouve tout, notamment grâce aux archives que les organes de presse ont numérisées.

Tout cela est fort pratique, mais lorsque cette mémoire numérique entre en conflit avec le droit à l’oubli, une question fondamentale se pose : la nécessité de préserver les archives de presse peut-elle justifier qu’une personne condamnée, ayant purgé sa peine et même été réhabilitée, puisse voir son identité révélée ad vitam aeternam ?

C’est précisément le sujet de l’affaire sur laquelle la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a statué dans un arrêt de Grande Chambre rendu le 4 juillet 2023[1].

En l’espèce, un quotidien belge francophone, Le Soir, a été contraint par les juridictions nationales à anonymiser le nom d’une personne responsable d’un accident mortel de la route ayant eu lieu en 1994 et dont le nom complet avait été alors été publié dans un article qui, en 2008, est devenu accessible parmi les archives numériques du journal.

Estimant que sa condamnation civile méconnaissait sa liberté d’expression et la liberté de la presse, toutes deux garanties par l’article 10 de la Convention, l’éditeur du quotidien a saisi la CEDH qui, dans un arrêt de chambre du 22 juin 2021[2], a rejeté sa requête.

Sur le fondement de l’article 43 de la Convention, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire en Grande Chambre ; laquelle s’est donc attachée à mettre en balance la liberté d’expression et la liberté de la presse (l’intégrité des archives de presse) avec le droit à l’oubli numérique.

  1. La délicate recherche d’un équilibre

Déterminer si la condamnation à remplacer par « X » le nom de la personne condamnée, puis réhabilitée, constitue ou non une ingérence disproportionnée dans l’exercice des droits et libertés garantis par l’article 10 n’est pas chose aisée dès lors que :

  • d’une part, si la « mission d’information comporte nécessairement des « devoirs et des responsabilités » ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément», il existe un « droit pour le public » de recevoir « des informations et des idées sur des questions d’intérêt général » et la nécessité de préserver le « rôle indispensable de « chien de garde » » de la presse.

Aussi, « toute mesure limitant l’accès à des informations que le public a le droit de recevoir doit être justifiée par des raisons particulièrement impérieuses (Timpul Info-Magazin et Anghel c. Moldova, no 42864/05, § 31, 27 novembre 2007). »[3].

  • d’autre part, s’agissant des archives de presse, la Cour a déjà affirmé « leur rôle important en vue de permettre au public de connaître l’histoire contemporaine, et à la presse d’accomplir, de cette manière aussi, sa mission de participer à la formation de l’opinion démocratique (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 101-102). ».

Par ailleurs, les juges de la Grande Chambre rappellent :

« l’émergence, au cours de la dernière décennie, d’un consensus quant à l’importance des archives de presse » (…) « dans le contexte spécifique du traitement des données à caractère personnel au niveau de l’Union européenne ».

La Cour évoque notamment une exception explicitement prévue par le RGPD « au droit à l’effacement des données à caractère personnel dès lors que le traitement de ces données est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information (article 17 § 3 a)) » ou encore le fait que « des exemptions et des dérogations pour le traitement réalisé à des fins journalistiques, si elles sont nécessaires pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information, doivent en outre être prévues dans la législation des États membres de l’Union (article 85 § 2). »[4]

Toutefois, ainsi qu’en avaient jugé les juridictions belges[5], la Cour considère que l’affaire qui est soumise ne concerne pas la problématique des données à caractère personnel mais celle d’une atteinte à la réputation qu’elle rattache au droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention.

  1. Le droit à l’oubli ou la protection de la réputation au titre de l’article 8 de la Convention

Après avoir insisté sur le caractère « large, non susceptible d’une définition exhaustive (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008) » de la notion de vie privée, la Cour rappelle que :

« S’agissant plus particulièrement du droit au respect de la réputation, la Cour a conclu que la réputation d’une personne, quand bien même celle‑ci serait critiquée dans le cadre d’un débat public, était un attribut de son identité personnelle et de son intégrité psychologique et relevait donc aussi de sa « vie privée » (voir, récemment, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 97, 25 septembre 2018). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, comme dans d’autres domaines relevant de sa protection, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Cette condition vaut à la fois pour la réputation sociale et pour la réputation professionnelle[6]. »

Quand bien même « on ne saurait invoquer cette disposition pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale. »[7], la Cour souligne que :

« Depuis plusieurs années, suite au développement de la technologie et des outils de communication, un nombre croissant de personnes ont cherché à faire protéger les intérêts qu’elles tirent de ce que l’on appelle communément le « droit à l’oubli ». Il repose sur l’intérêt d’une personne à faire effacer, modifier ou limiter l’accès à des informations passées qui affectent la perception actuelle de cette personne. En cherchant à faire disparaître ces informations, les intéressés veulent éviter de se faire reprocher indéfiniment leurs actes ou déclarations publiques antérieures et cela dans des contextes variables, tels que, par exemple, l’embauche ou les relations d’affaires. »[8]

S’interroger sur les garanties qu’apporterait le droit à la vie privée au droit à l’oubli, revient donc à savoir « si l’article 8 offre une protection contre ces effets négatifs et, dans l’affirmative, dans quelle mesure »[9] ; la particularité de l’affaire dont la CEDH avait à connaître tenant à la dimension « numérique » du droit à l’oubli.

En effet, s’agissant du volet « classique » du droit à l’oubli, la Cour :

« bien qu’elle n’ait fait pas explicitement référence à une telle notion du « droit », a [déjà] jugé que, après l’écoulement d’un certain temps et en particulier à l’approche de la sortie de prison d’une personne condamnée, et, d’autant plus, après sa libération définitive, l’intérêt de celle-ci est de ne plus être confrontée à son acte en vue de sa réintégration dans la société. Le laps de temps entre la condamnation pénale, la mise en liberté et la nouvelle publication a constitué un élément déterminant pour son examen (Österreichischer Rundfunk c. Autriche, no 35841/02, §§ 68‑69, 7 décembre 2006, et, récemment, Mediengruppe Österreich Gmbh c. Autriche, no 37713/18, §§ 68-70, 26 avril 2022). »[10]

Aussi, pour la Grande Chambre, la « prétention à l’oubli », numérique ou autre : « ne constitue pas un droit autonome protégé par la Convention et, pour autant qu’elle est couverte par l’article 8, ne peut concerner que certaines situations et informations »[11].

En définitive, comme la CEDH en a l’habitude, c’est donc à une mise en balance entre la liberté d’expression (art. 10 de la Convention) et certaines composantes du droit au respect de la vie privée (art. 8) à laquelle les juges de Strasbourg doivent se livrer.

  1. l’anonymisation décidée par les juridictions nationales ne viole pas la liberté d’expression

Pour déterminer si les juridictions belges ont, par leur décision, causé une ingérence disproportionnée à la liberté d’expression de l’éditeur du journal Le Soir, la Cour devait vérifier que « cette anonymisation reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances particulières de l’espèce et notamment si elle était proportionnée au but légitime poursuivi. »[12].

  • la nécessité d’une atteinte grave à la réputation

La Cour s’est interrogée sur l’applicabilité des critères classiques[13] mis en œuvre pour contrôler les ingérences portées à la liberté d’expression et arbitrer les conflits de droits (ceux des articles 8 et 10). Plus précisément, lesdits critères étaient-ils pertinents compte tenu des spécificités de l’affaire, à savoir « le fait qu’elle concerne les archives électroniques d’une publication plutôt que sa version initiale »[14] ?

C’est, en tous les cas, la méthode suivie par la CEDH dans l’arrêt de chambre rendu dans la présente affaire le 22 juin 2021 à l’occasion duquel les juges se sont intéressés à :

« la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que la gravité de la mesure imposée au requérant. Les mêmes critères avaient été pris en compte par la Cour par le passé dans des affaires ayant trait à des demandes d’altération du contenu d’une archive de presse numérique (Fuchsmann, précité, § 34, et M.L et W.W. c. Allemagne, précité, § 96). »[15]

En Grande Chambre, la Cour décide d’adapter ces critères à « la nécessité de préserver l’intégrité des archives de presse » et estime que :

« la mise en balance de ces différents droits de valeur égale à effectuer lors de l’examen d’une demande d’altération d’un contenu journalistique archivé en ligne doit prendre en considération les critères suivants : i) la nature de l’information archivée ; ii) le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication ; iii) l’intérêt contemporain de l’information ; iv) la notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits ; v) les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet ; vi) le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques, et vii) l’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse. »[16]

Le principe défini par la CEDH est donc que, dès lors « que l’on ne saurait pas ignorer l’effet dissuasif sur la liberté de la presse qui se dégage de l’obligation pour un éditeur d’anonymiser un article initialement publié de manière licite », « pour que l’article 8 de la Convention entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain niveau de gravité »[17].

Dit autrement, l’importance accordée à la préservation de l’intégralité des archives journalistes suppose « de veiller à ce que les modifications et a fortiori suppressions d’archives soient limitées au strict nécessaire ».

  • l’application au cas d’espèce des critères dégagés par Cour permet de conclure à une absence de violation de l’article 10 de la Convention

 

  • la nature de l’information: de la même manière que les juridictions belges, la CEDH conclut que les faits relatés sont de nature « judiciaire » et que, « quoique tragiques, ces faits ne sauraient rentrer dans la catégorie des infractions dont l’importance, en raison de leur gravité, n’est pas affectée par le passage du temps. Il convient d’observer en outre que les faits pour lesquels G. a été condamné n’ont fait l’objet d’aucune médiatisation, à l’exception de l’article litigieux, et que l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias, que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article »[18].

 

  • Le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication : Compte tenu du temps écoulé entre la date de l’article (1994), la date de la réhabilitation de l’auteur de l’accident de la route (2006) et celle de la première demande d’anonymisation (2010), la Cour estime que «  (…) avait un intérêt légitime à revendiquer la possibilité de se resocialiser à l’abri du rappel permanent de son passé, après tout ce temps.»[19].

 

  • L’intérêt contemporain de l’information: ici, la Cour s’attache à vérifier que l’article en cause contribue encore aujourd’hui à un débat d’intérêt général. En d’autres termes, alors que « la contribution d’un article au débat d’intérêt général peut perdurer dans le temps, en raison soit de l’information elle-même ou d’éléments nouveaux intervenus depuis la publication, comme par exemple des développements ultérieurs dans la procédure judiciaire initiale », l’article anonymisé sur décision des juridictions belges était-il encore « d’actualité » ?

Les faits relatés dans l’article étant anciens et leur auteur n’étant pas une personnalité publique, la Cour, comme les juridictions belges, estime que « son identité n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat public sur la sécurité routière »[20].

  • La notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits: la seule qualité de médecin de « G. » ne faisant pas de lui une personne publique ou exerçant une fonction publique, d’une part, sa discrétion depuis les faits traduisant sa volonté d’en éviter toute publicité, d’autre part, tout concourait à la nécessité d’anonymiser l’article archivé.

 

  • Les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet: c’est lors de l’examen de ce critère que commence l’évaluation de la gravité de l’atteinte à la réputation.

En l’espèce, si « la réhabilitation d’une personne ne peut justifier à elle seule la reconnaissance d’un « droit à l’oubli », la Cour se range derrière l’avis des juridictions belges qui ont estimé que :

« l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour G. une sorte de « casier judiciaire virtuel », alors qu’il a purgé sa peine et qu’il a été réhabilité. Aux yeux de la cour d’appel, une simple recherche à partir des nom et prénom de G. sur le moteur de recherche du journal Le Soir ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux, ce qui assurément était source d’un préjudice, à tout le moins moral, dans le chef de G. Une telle situation permettait à un large public, dont font nécessairement partie les patients, les collègues et les connaissances de G. – qui exerce la profession de médecin –, d’avoir facilement connaissance de son passé judiciaire et était ainsi de nature à le stigmatiser, à nuire gravement à sa réputation et à le priver de la possibilité de se resocialiser normalement (paragraphes 29 et 31 cidessus). »[21]

Au surplus, l’intérêt à obtenir l’anonymisation était d’autant plus grand que l’accès aux archives numériques du quotidien était gratuit ; ce qui rendait leur accès particulièrement aisé.

  • L’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse : ainsi qu’on l’a exposé supra, la CEDH tient à préserver l’intégrité des archives journalistiques et, partant, à ce que toute suppression ou modification soit limitée au stricte nécessaire.

Ici, l’impact est somme toute mesuré dès lors que « la version originale, non anonymisée, de l’article litigieux reste disponible en version papier et qu’elle peut être consultée par toute personne intéressée, remplissant ainsi son rôle intrinsèque d’archive. ».

En outre, une telle obligation d’anonymiser l’article peut, au regard des circonstances de l’affaire, être regardée comme faisant partie des « « devoirs et des responsabilités » incombant à la presse ainsi que des limites que les organes de presse peuvent se voir imposer (paragraphe 177 ci-dessus) »[22].

La Cour, au regard de sa grille de lecture affinée des ingérences à la liberté d’expression, conclut ainsi à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention dès lors que :

« les juridictions nationales ont soigneusement réalisé une mise en balance des droits en présence conforme aux exigences de la Convention, de sorte que l’ingérence dans le droit garanti par l’article 10 de la Convention découlant de l’anonymisation de l’article dans sa version électronique figurant sur le site internet du journal Le Soir a été réduite au strict nécessaire et peut dès lors, dans les circonstances de la cause, passer pour nécessaire dans une société démocratique et proportionnée. »

*

On ne peut que se réjouir d’une telle décision qui réussit à définir une méthode raisonnée et raisonnable pour atteindre un indispensable équilibre entre le respect de la liberté de la presse (à travers la nécessaire intégrité de ses archives) et le droit à l’oubli, particulièrement, dans son acception numérique.

En dehors des affaires dont le retentissement médiatique ou la  nature des faits ont concouru à leur dimension historique, un individu ayant purgé sa peine et ayant été réhabilité doit pouvoir prétendre à un légitime oubli. A défaut, la peine prononcée par les juges et, surtout, leur exécution, seraient privées de sens.

[1] CEDH, 4 juillet 2023, Hurbain c. Belgique, n° 57292/16.

[2] CEDH, 22, juin 2021, Hurbain c/ Belgique, n° 57292/16.

[3] §§ 177 et 178.

[4] §§ 182 et 183.

[5] § 187.

[6] § 189.

[7] § 189.

[8] § 191.

[9] § 193.

[10] § 194.

[11] § 199.

[12] § 200.

[13] CEDH, 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08

[14] § 202.

[15] § 203.

[16] § 205.

[17] § 189, § 210.

[18] § 219.

[19] § 221.

[20] § 225.

[21] § 234.

[22] § 254.

Violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en raison de la publication dans la presse, par le ministère public, de la photographie et de certaines données personnelles d’une personne objet d’une enquête pour fraude

By | Brèves juridiques

En matière de presse, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) ne se préoccupe pas seulement du contrôle de la proportionnalité des ingérences dans l’exercice des droits consacrés par l’article 10 de la Convention.

Dans un arrêt rendu le 20 juin 2023[1], la Cour a étudié la question de la violation de l’article 8 de la Convention, qui consacre le droit à la vie privée, à la suite d’une publication dans la presse, par le ministère public, d’une photographie et de certaines données personnelles concernant une personne objet d’une enquête pour des fraudes commises lors de transactions immobilières.

La requérante soulevait notamment le moyen selon lequel la publication de sa photographie, avec l’indication de l’infraction reprochée, à côté de celle de ses co-accusés poursuivis pour des infractions plus sévèrement réprimées, ne permettait pas de distinguer sa situation de la leur.

De la même manière que pour le contrôle exercé par la Cour au regard de l’article 10 de la Convention, la CEDH devait s’assurer que l’ingérence causée, par la publication dans la presse, au droit à la vie privée, était non seulement prévue par la loi mais également qu’elle poursuivait un but légitime.

S’agissant de la divulgation de données personnelles au cours d’une procédure pénale, ces deux exigences étaient satisfaites, mais qu’en était-il de la proportionnalité d’une telle ingérence dès lors qu’une mise en accusation ne fait pas disparaître la protection garantie à une « personne ordinaire » au titre de l’article 8 de la Convention ?

Pour statuer, la Cour relève :

  • d’abord, que la requérante n’a pas été avertie préalablement à la publication débattue devant elle :

« En particulier, la requérante n’a pas été informée officiellement de la publication de sa photographie et de ses données personnelles, que ce soit avant ou après la publication, mais elle en a été informée accidentellement par l’intermédiaire de ses amis. La Cour conteste cet aspect du droit interne. En particulier, elle a déjà conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans des affaires où les photographies d’accusés avaient été communiquées à la presse sans leur consentement alors qu’il n’y avait pas de base pour cela en droit interne (Sciacca, précité, § 30) ou que l’ingérence n’était pas justifiée (Khuzhin et autres, précité, § 117). Bien qu’une obligation juridiquement contraignante d’obtenir le consentement d’un accusé avant la publication de sa photographie et des accusations portées contre lui puisse aller à l’encontre du but de la loi, la Cour estime néanmoins que la requérante aurait dû au moins être informée avant la diffusion de sa photographie et des détails des accusations pénales en cours, car le fait de faire l’objet d’une procédure pénale ne réduisait pas la portée de la protection plus large de sa vie privée dont elle jouissait en tant que  » personne ordinaire  » (Sciacca, précité, § 29). »[2]

  • ensuite, qu’elle ne disposait pas de la possibilité de contester la décision du ministère public :

« 58.  En outre, la requérante n’avait pas le droit de faire appel de l’ordonnance du procureur ordonnant la publication de sa photographie et de ses données personnelles. La loi prévoyait que, pour certaines catégories d’infractions, l’ordonnance entrerait immédiatement en vigueur et serait approuvée par le procureur de la cour d’appel, mais sans préciser les critères de cette approbation (voir paragraphe 17 ci-dessus). Même si l’article 8 de la Convention ne contient pas d’exigences procédurales explicites, il est important pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition que le processus décisionnel pertinent soit équitable et respecte dûment les intérêts qu’il protège. Un tel processus peut nécessiter l’existence d’un cadre procédural efficace permettant à un requérant de faire valoir ses droits au titre de l’article 8 dans des conditions d’équité (voir Ciubotaru c. Moldova, no 27138/04, § 51, 27 avril 2010). Or, dans les circonstances de la présente affaire, la requérante n’a eu la possibilité ni d’être entendue avant que la décision ne soit prise, ni de demander un réexamen et de faire valoir ses arguments après que la décision a été prise. »

  • enfin, ainsi que la requérante l’invoquait à l’appui de sa saisine de la Cour, que le traitement indifférencié de sa situation au regard de celle de ses co-accusés, poursuivis pour des infractions plus graves, est de nature à porter atteinte au respect de la vie privée dès lors que la publication dans la presse ne reflétait pas fidèlement la réalité.

En effet, dès lors que les données personnelles divulguées concernent des accusations pénales, une protection renforcée desdites données doit être mise en œuvre.

On notera d’ailleurs que ce n’est pas tant l’ordonnance du procureur relative à la publication des données personnelles – même si elle a nécessairement contribué à l’ingérence objet du contrôle de proportionnalité – qui, en l’espèce, posait le plus problème au regard des garanties apportées par l’article 8 de la Convention, mais le communiqué de la police qui en était l’exécution :

« 59.  Enfin, la Cour prend note de l’argument de la requérante selon lequel elle n’a été inculpée que du délit d’adhésion à une organisation criminelle prévu à l’article 187 § 5 du code pénal et non de la forme plus grave de ce délit prévue à l’article 187 § 1 du code pénal. Alors que l’ordonnance du procureur décrivait avec suffisamment de clarté les infractions exactes dont la requérante était accusée, le communiqué de la police en exécution de l’ordonnance du procureur ne faisait aucune distinction entre les accusés, se contentant d’indiquer qu’ils avaient été accusés des infractions  » selon le cas « . L’annonce de la police a ensuite été publiée dans les médias. À cet égard, la Cour considère que le traitement de données à caractère personnel relatives à des accusations pénales appelle une protection renforcée en raison de la sensibilité particulière des données en cause (voir l’arrêt du 22 juin 2021 de la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) dans l’affaire Latvijas Republikas Saeima (points de pénalité), C-439/19, EU:C:2021:504). Il est donc de la plus haute importance que, lorsque des données sensibles sont publiées dans le cadre d’une procédure pénale en cours ou d’une enquête sur des infractions pénales, ces données reflètent fidèlement la situation et les accusations portées contre une personne accusée, en tenant également compte du respect de la présomption d’innocence. »

La Cour conclut donc au caractère disproportionné de l’ingérence :

« 60.  Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée causée par l’ordonnance du procureur et l’annonce de la police n’était pas suffisamment justifiée dans les circonstances particulières de l’affaire et, nonobstant la marge d’appréciation du juge national en la matière, était disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention. »

[1] CEDH, 20 juin 2023, Margari c. Grèce, n° 3670516

[2] Traduction libre ; l’arrêt n’est à ce jour disponible qu’en langue anglaise.

Carlos Ghosn visé par un deuxième mandat d’arrêt de la justice française

By | Actualités

« Une juge d’instruction du tribunal de Paris a émis en avril un mandat d’arrêt international contre Carlos Ghosn, qui vit au Liban, dans l’enquête sur des contrats passés par une filiale de Renault-Nissan. »

(…)

« L’entrée procédurale de Carlos Ghosn dans le dossier va permettre de faire éclater la vérité », ont considéré auprès de l’AFP Mes Olivier Baratelli et Olivier Pardo, avocats de Rachida Dati.

Pour lire l’article sur le site du journal :

Responsabilité des politiques pour les propos tenus par des tiers sur leur compte Facebook

By | Brèves juridiques

Le droit de la presse veille à ce qu’il soit toujours possible de déterminer une personne responsable pénalement pour les infractions commises sur un média ou un réseau social.

C’est ainsi que l’article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle dispose que :

« Au cas où l’une des infractions prévues par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, le directeur de la publication ou, dans le cas prévu au deuxième alinéa de l’article 93-2 de la présente loi, le codirecteur de la publication sera poursuivi comme auteur principal, lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public.

A défaut, l’auteur, et à défaut de l’auteur, le producteur sera poursuivi comme auteur principal. »

 

  1. la notion de producteur et son régime de responsabilité pénale …

 

En ce sens, dispose de la qualité de « producteur » au sens de l’article 93-3 précité, le titulaire d’une page d’un réseau social sur laquelle des commentaires peuvent être publiés.

La Cour de cassation, tirant les conséquences d’une décision rendue par le Conseil constitutionnel[1] , a défini dans un arrêt du 31 janvier 2012[2] le régime juridique de la responsabilité pénale du producteur :

« Il se déduit de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 modifiée, interprété selon la réserve émise par le Conseil constitutionnel dans sa décision QPC No 2011-64 du 16 septembre 2011, que la responsabilité pénale du producteur d’un site de communication en ligne, mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, n’est engagée, à raison du contenu de ces messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne ou que, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment où il en a eu connaissance.

Encourt dès lors l’annulation l’arrêt qui déclare le créateur d’un forum de discussion en ligne coupable de diffamation, à raison du message émis sur cet espace de contributions personnelles par un utilisateur du site, sans rechercher si, en sa qualité de producteur au sens du texte susvisé, il avait eu connaissance, préalablement à sa mise en ligne, du contenu de ce message ou si, dans le cas contraire, il s’était abstenu d’agir avec promptitude pour le retirer dès qu’il en avait eu connaissance[3] ; (…) »

 

  1. … appliqués à un homme politique n’ayant pas promptement retiré des commentaires illicites publiés sur sa page Facebook

Dans son arrêt de Grande Chambre du 15 mai 2023[4], la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) s’est prononcée sur la question de savoir si la condamnation, en sa qualité de « producteur », d’un responsable politique pour ne pas avoir promptement supprimé des commentaires à caractère islamophobe, publiés, en période de campagne électorale, sur le « mur » de sa page Facebook, était ou non contraire à l’article 10 de la Convention.

Comme elle en a désormais l’habitude, et ainsi qu’elle en avait fait de même dans son arrêt de chambre rendu le 2 septembre 2021, la CEDH s’est demandée si l’ingérence qu’a constitué la condamnation pénale du requérant dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression est ou non conforme à la Convention.

Plus précisément, la Cour rappelle que pour être conforme une telle « ingérence doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique »[5].

Aussi, l’existence d’un ou plusieurs buts légitimes ne faisant pas débat pour la Cour[6], ce sont davantage, d’abord, la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi » au sens de la jurisprudence de la CEDH, c’est-à-dire si elle était suffisamment « prévisible », ensuite, celle de la nécessité d’une telle ingérence dans une société démocratique, qui se posaient en l’espèce.

 

  1. … ne viole pas les dispositions de l’article 10 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales
  • une ingérence prévue par la loi :

Au soutien de la requête était notamment avancé le fait que le requérant a été « condamné en sa qualité de « producteur », au sens du droit français, sans qu’aucune notification lui demandant de retirer les propos litigieux ne lui ait été adressée. Il soutient que sa connaissance tant des commentaires que de leur caractère illicite n’a pas été démontrée. »[7].

Le requérant soutenait également, outre le fait que la notion de « producteur » n’était pas définie par la loi s’agissant des réseaux sociaux, que :

« l’application de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et sa condamnation en qualité de producteur n’étaient pas prévisibles et que le principe de sécurité juridique imposerait une mise en demeure préalable au producteur »[8]

La Cour n’a pas suivi la thèse du requérant et ce malgré le caractère inédit de la question de la responsabilité « du titulaire d’un compte Facebook, en l’espèce un homme politique en campagne électorale, en raison de propos diffusés sur son mur, en particulier dans un contexte politique et en période électorale » ; lequel caractère ne constituant, en soi, pas « une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi ».

En effet, le cadre juridique interne défini tant par la Cour de Cassation que par le Conseil constitutionnel (cf. supra) est suffisamment précis pour que le régime juridique de partage de responsabilité institué par loi, et interprété par les juridictions internes, puisse ne pas être considéré comme « arbitraire ou manifestement déraisonnable ».

C’est la raison pour laquelle la Grande Chambre juge que « l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 était formulé avec une précision suffisante, au sens de l’article 10 de la Convention, pour permettre au requérant de régler sa conduite dans les circonstances de l’espèce. ».

D’ailleurs, la Cour relève que « le requérant, alors qu’il était assisté d’un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, n’a pas soulevé cette question dans le cadre de son pourvoi en cassation, ce qui révèle qu’il n’entendait pas contester devant les juges internes la qualité du fondement légal des poursuites dont il faisait l’objet. »[9].

  • une ingérence nécessaire dans une société démocratique :

Pour répondre à cette question, la Grande Chambre examine l’affaire au regard des principes dégagés dans sa décision « Delfi AS c. Estonie » [10] :

Le contexte des commentaires : sur ce point, même si « Dans le contexte d’une compétition électorale, la vivacité des propos est plus tolérable qu’en d’autres circonstances (Desjardin c. France, n° 22567/03, 48, 22 novembre 2007, et Brasilier c. France, n° 71343/01, § 42, 11 avril 2006) », la Cour relève que « L’impact d’un discours raciste et xénophobe devient alors plus grand et plus dommageable »[11].

La Cour s’attache donc à examiner « le contenu des propos litigieux, à la lumière notamment des motifs retenus par les juridictions internes » et, alors qu’ « il n’existe pas de définition universelle du « discours de haine » », et estime que « les commentaires litigieux publiés par S.B. et L.R. sur le mur du compte Facebook du requérant étaient clairement illicites » ; peu important que « ces commentaires correspondent, comme le prétend le requérant, au programme politique de son parti »[12].

Le contexte politique et la responsabilité particulière du requérant en raison de propos publiés par des tiers : dans la mesure où, à la différence de l’arrêt Delfi précité, le compte Facebook du requérant « ne saurait être assimilé à un « grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales »», la Cour considère que :

« les spécificités de la présente affaire conduisent la Cour à aborder cette question au regard des « devoirs et responsabilités », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, qui incombent aux personnalités politiques lorsqu’elles décident d’utiliser les réseaux sociaux à des fins politiques, notamment à des fins électorales, en ouvrant des forums accessibles au public sur Internet afin de recueillir leurs réactions et leurs commentaires. »[13]

Or, même si le requérant ne disposait pas d’un système de filtrage des commentaires publiés sur son mur, la CEDH considère que cela ne saurait l’exonérer de toute responsabilité :

« le fait de décharger les producteurs de toute responsabilité risquerait de faciliter ou d’encourager les abus et des dérives, qu’il s’agisse des discours de haine et des appels à la violence, mais également des manipulations, des mensonges ou encore de la désinformation. »[14]

Aussi, « tout en rappelant avoir conclu que le contenu des commentaires publiés sur le mur du compte Facebook du requérant était clairement illicite », et après avoir précisé qu’au regard du « contexte local difficile » et compte tenu de leur « dimension politique avérée », les juridictions internes étaient les mieux placées pour apprécier les faits, la Grande Chambre :

« souscrit ainsi pleinement à la conclusion de la chambre selon laquelle le langage employé en l’espèce incitait clairement à l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, ce qui ne peut être camouflé ou minimisé par le contexte électoral ou la volonté d’évoquer des problèmes locaux[15] »

Les mesures appliquées par le requérant : si la Cour note « qu’aucune disposition n’imposait la mise en place d’un filtrage préalable des messages et qu’il n’existait pas de possibilité pratique d’opérer une modération a priori sur Facebook», il demeure que le requérant – même si ce choix n’était pas en lui-même critiquable – ne pouvait ignorer que rendre publics les commentaires publiés sur son mur, au regard du contexte local tendu, était « lourd de conséquence ».

Il ne saurait, en effet, exister un droit à l’impunité.

Aussi, quand bien même le requérant a appelé ses « amis » à ne pas tenir de propos illicites sur sa page, la Cour relève qu’il s’est abstenu de supprimer les commentaires litigieux alors même que leur nombre (15), déterminé devant la Cour, n’empêchait pas le requérant d’exercer une surveillance ou un contrôle effectif de ces écrits.

La Grande Chambre :

« fait d’ailleurs sien le constat de la chambre selon lequel le requérant a publié ce message d’avertissement sans supprimer les commentaires litigieux ni même, surtout, prendre la peine de vérifier ou de faire vérifier le contenu des commentaires alors accessibles au public (voir le paragraphe 97 de l’arrêt de la chambre). L’absence d’un tel contrôle minimal apparaît d’autant plus inexplicable que, dès le lendemain, le requérant avait été alerté par S.B. de l’intervention de Leila T. (paragraphe 22 ci-dessus) et qu’il était ainsi effectivement informé des problèmes susceptibles d’être soulevés par les autres commentaires. »

La Cour estime donc pertinent d’opérer ici un contrôle de proportionnalité prenant en considération le « niveau de responsabilité susceptible de peser sur la personne visée » ; un particulier ayant « moins d’obligations qu’une personne ayant un mandat d’élu local et candidate à de telles fonctions, laquelle aura à son tour moins d’impératifs qu’une personnalité politique d’envergure nationale, pour qui les exigences seront nécessairement plus importantes, en raison tant du poids et de la portée de ses paroles que de sa capacité à accéder aux ressources adaptées, permettant d’intervenir efficacement sur les plateformes de médias sociaux (voir, mutatis mutandis, Mesić c. Croatie, no 19362/18, § 104, 5 mai 2022, et Melike, précitée, § 51). »

La possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que le requérant :

Sur ce point, la Cour note que les faits reprochés aux auteurs des propos étaient distincts de ceux pour lesquels le requérant était poursuivi. La Grande Chambre adopte par ailleurs le raisonnement de l’arrêt de chambre aux termes duquel il avait été conclu que le requérant n’a « pas été poursuivi en lieu et place de S.B. et L.R., également condamnés par ailleurs »[16].

Les conséquences de la procédure interne pour le requérant : alors que la Cour, d’une part, admet qu’une condamnation pénale peut avoir des effets négatifs sur la liberté d’expression dès lors qu’elle est susceptible d’en dissuader l’exercice, d’autre part, note l’existence d’un mouvement de dépénalisation de la diffamation dans certains Etats, la CEDH constate toutefois qu’un tel mouvement ne concerne pas les discours de haine. Une condamnation n’entraine d’ailleurs pas nécessairement de conséquences autres que les peines prononcées. Tel est bien le cas ici pour le requérant d’après la Cour :

« Or, en l’espèce, la Cour relève qu’à l’époque des faits le requérant encourait jusqu’à un an d’emprisonnement et 45 000 EUR d’amende (paragraphe 35 ci-dessus). Il a cependant été condamné au seul paiement d’une amende de 4 000 EUR en première instance, montant ramené à 3 000 EUR par la cour d’appel, ainsi qu’au versement d’une somme de 1 000 EUR à Leila T. au titre de ses frais et dépens (paragraphe 30 ci‑dessus). En outre, comme la chambre l’a observé à juste titre, cette condamnation n’a pas entraîné d’autres conséquences pour le requérant (voir le paragraphe 103 de son arrêt). La Cour note en particulier que le requérant n’allègue pas avoir dû changer de comportement par la suite ni que sa condamnation eût un quelconque effet dissuasif sur l’usage de son droit à la liberté d’expression, ou encore des conséquences négatives pour son parcours politique ultérieur et dans ses relations avec les électeurs. Au demeurant, elle constate que sa condamnation par le tribunal correctionnel, confirmée par la cour d’appel de Nîmes le 18 octobre 2013, ne l’a pas empêché d’être élu maire de la ville de Beaucaire en 2014 et de continuer à exercer des responsabilités au nom de son parti politique (voir paragraphe 13 ci-dessus). »

 

*

L’examen in concreto de l’affaire a permis à la Cour de juger que les condamnations prononcées par les juridictions internes constituent une ingérence nécessaire dans une société démocratique et de conclure à l’absence de violation de l’article 10.

Cette décision, déjà intéressante par la qualité de responsable politique du requérant, l’est également par le signal qu’elle envoie aux auteurs de discours de haine que les droits garantis par la Convention ne sauraient protéger d’éventuelles condamnations pénales.

On soulignera également l’importance, dans cette analyse in concreto de la nécessité de l’ingérence, de l’appréciation portée par les juges nationaux sur les faits. Ainsi que le rappelle la Cour :

« elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, qui jouissent au demeurant d’une marge d’appréciation, à laquelle le préambule de la Convention se réfère expressément à la suite de l’entrée en vigueur du Protocole no 15 le 1er août 2021, mais de vérifier la compatibilité avec les exigences de l’article 10 des décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation, et ce en appréciant l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire. »[17]

 

 

[1] Cons. Const., 16 septembre 2011, n° 2011-164 QPC.

[2] Cass. Crim., 31 janvier 20212, n° 10-80.010 ; voir également Cass. Crim., 30 octobre 2012, n° 10-88.825).

[3] Souligné par nos soins.

[4] CEDH, Grande Chambre, 15 mai 2023, Sanchez c. France, n° 45581/15.

[5] §123.

[6] §143.

[7] § 88.

[8] §132.

[9] §141.

[10] N° 64569/09, CEDH 2015.

[11] §153.

[12] §178.

[13] §180.

[14] §185.

[15] Mis en gras et souligné par nos soins.

[16] §203.

[17] §198.