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Les archives de presse ne doivent pas constituer « un casier judiciaire virtuel »

By 26 juillet 2023 No Comments

On le sait : internet est la mémoire des temps modernes. On y trouve tout, notamment grâce aux archives que les organes de presse ont numérisées.

Tout cela est fort pratique, mais lorsque cette mémoire numérique entre en conflit avec le droit à l’oubli, une question fondamentale se pose : la nécessité de préserver les archives de presse peut-elle justifier qu’une personne condamnée, ayant purgé sa peine et même été réhabilitée, puisse voir son identité révélée ad vitam aeternam ?

C’est précisément le sujet de l’affaire sur laquelle la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a statué dans un arrêt de Grande Chambre rendu le 4 juillet 2023[1].

En l’espèce, un quotidien belge francophone, Le Soir, a été contraint par les juridictions nationales à anonymiser le nom d’une personne responsable d’un accident mortel de la route ayant eu lieu en 1994 et dont le nom complet avait été alors été publié dans un article qui, en 2008, est devenu accessible parmi les archives numériques du journal.

Estimant que sa condamnation civile méconnaissait sa liberté d’expression et la liberté de la presse, toutes deux garanties par l’article 10 de la Convention, l’éditeur du quotidien a saisi la CEDH qui, dans un arrêt de chambre du 22 juin 2021[2], a rejeté sa requête.

Sur le fondement de l’article 43 de la Convention, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire en Grande Chambre ; laquelle s’est donc attachée à mettre en balance la liberté d’expression et la liberté de la presse (l’intégrité des archives de presse) avec le droit à l’oubli numérique.

  1. La délicate recherche d’un équilibre

Déterminer si la condamnation à remplacer par « X » le nom de la personne condamnée, puis réhabilitée, constitue ou non une ingérence disproportionnée dans l’exercice des droits et libertés garantis par l’article 10 n’est pas chose aisée dès lors que :

  • d’une part, si la « mission d’information comporte nécessairement des « devoirs et des responsabilités » ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément», il existe un « droit pour le public » de recevoir « des informations et des idées sur des questions d’intérêt général » et la nécessité de préserver le « rôle indispensable de « chien de garde » » de la presse.

Aussi, « toute mesure limitant l’accès à des informations que le public a le droit de recevoir doit être justifiée par des raisons particulièrement impérieuses (Timpul Info-Magazin et Anghel c. Moldova, no 42864/05, § 31, 27 novembre 2007). »[3].

  • d’autre part, s’agissant des archives de presse, la Cour a déjà affirmé « leur rôle important en vue de permettre au public de connaître l’histoire contemporaine, et à la presse d’accomplir, de cette manière aussi, sa mission de participer à la formation de l’opinion démocratique (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 101-102). ».

Par ailleurs, les juges de la Grande Chambre rappellent :

« l’émergence, au cours de la dernière décennie, d’un consensus quant à l’importance des archives de presse » (…) « dans le contexte spécifique du traitement des données à caractère personnel au niveau de l’Union européenne ».

La Cour évoque notamment une exception explicitement prévue par le RGPD « au droit à l’effacement des données à caractère personnel dès lors que le traitement de ces données est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information (article 17 § 3 a)) » ou encore le fait que « des exemptions et des dérogations pour le traitement réalisé à des fins journalistiques, si elles sont nécessaires pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information, doivent en outre être prévues dans la législation des États membres de l’Union (article 85 § 2). »[4]

Toutefois, ainsi qu’en avaient jugé les juridictions belges[5], la Cour considère que l’affaire qui est soumise ne concerne pas la problématique des données à caractère personnel mais celle d’une atteinte à la réputation qu’elle rattache au droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention.

  1. Le droit à l’oubli ou la protection de la réputation au titre de l’article 8 de la Convention

Après avoir insisté sur le caractère « large, non susceptible d’une définition exhaustive (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008) » de la notion de vie privée, la Cour rappelle que :

« S’agissant plus particulièrement du droit au respect de la réputation, la Cour a conclu que la réputation d’une personne, quand bien même celle‑ci serait critiquée dans le cadre d’un débat public, était un attribut de son identité personnelle et de son intégrité psychologique et relevait donc aussi de sa « vie privée » (voir, récemment, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 97, 25 septembre 2018). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, comme dans d’autres domaines relevant de sa protection, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Cette condition vaut à la fois pour la réputation sociale et pour la réputation professionnelle[6]. »

Quand bien même « on ne saurait invoquer cette disposition pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale. »[7], la Cour souligne que :

« Depuis plusieurs années, suite au développement de la technologie et des outils de communication, un nombre croissant de personnes ont cherché à faire protéger les intérêts qu’elles tirent de ce que l’on appelle communément le « droit à l’oubli ». Il repose sur l’intérêt d’une personne à faire effacer, modifier ou limiter l’accès à des informations passées qui affectent la perception actuelle de cette personne. En cherchant à faire disparaître ces informations, les intéressés veulent éviter de se faire reprocher indéfiniment leurs actes ou déclarations publiques antérieures et cela dans des contextes variables, tels que, par exemple, l’embauche ou les relations d’affaires. »[8]

S’interroger sur les garanties qu’apporterait le droit à la vie privée au droit à l’oubli, revient donc à savoir « si l’article 8 offre une protection contre ces effets négatifs et, dans l’affirmative, dans quelle mesure »[9] ; la particularité de l’affaire dont la CEDH avait à connaître tenant à la dimension « numérique » du droit à l’oubli.

En effet, s’agissant du volet « classique » du droit à l’oubli, la Cour :

« bien qu’elle n’ait fait pas explicitement référence à une telle notion du « droit », a [déjà] jugé que, après l’écoulement d’un certain temps et en particulier à l’approche de la sortie de prison d’une personne condamnée, et, d’autant plus, après sa libération définitive, l’intérêt de celle-ci est de ne plus être confrontée à son acte en vue de sa réintégration dans la société. Le laps de temps entre la condamnation pénale, la mise en liberté et la nouvelle publication a constitué un élément déterminant pour son examen (Österreichischer Rundfunk c. Autriche, no 35841/02, §§ 68‑69, 7 décembre 2006, et, récemment, Mediengruppe Österreich Gmbh c. Autriche, no 37713/18, §§ 68-70, 26 avril 2022). »[10]

Aussi, pour la Grande Chambre, la « prétention à l’oubli », numérique ou autre : « ne constitue pas un droit autonome protégé par la Convention et, pour autant qu’elle est couverte par l’article 8, ne peut concerner que certaines situations et informations »[11].

En définitive, comme la CEDH en a l’habitude, c’est donc à une mise en balance entre la liberté d’expression (art. 10 de la Convention) et certaines composantes du droit au respect de la vie privée (art. 8) à laquelle les juges de Strasbourg doivent se livrer.

  1. l’anonymisation décidée par les juridictions nationales ne viole pas la liberté d’expression

Pour déterminer si les juridictions belges ont, par leur décision, causé une ingérence disproportionnée à la liberté d’expression de l’éditeur du journal Le Soir, la Cour devait vérifier que « cette anonymisation reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances particulières de l’espèce et notamment si elle était proportionnée au but légitime poursuivi. »[12].

  • la nécessité d’une atteinte grave à la réputation

La Cour s’est interrogée sur l’applicabilité des critères classiques[13] mis en œuvre pour contrôler les ingérences portées à la liberté d’expression et arbitrer les conflits de droits (ceux des articles 8 et 10). Plus précisément, lesdits critères étaient-ils pertinents compte tenu des spécificités de l’affaire, à savoir « le fait qu’elle concerne les archives électroniques d’une publication plutôt que sa version initiale »[14] ?

C’est, en tous les cas, la méthode suivie par la CEDH dans l’arrêt de chambre rendu dans la présente affaire le 22 juin 2021 à l’occasion duquel les juges se sont intéressés à :

« la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que la gravité de la mesure imposée au requérant. Les mêmes critères avaient été pris en compte par la Cour par le passé dans des affaires ayant trait à des demandes d’altération du contenu d’une archive de presse numérique (Fuchsmann, précité, § 34, et M.L et W.W. c. Allemagne, précité, § 96). »[15]

En Grande Chambre, la Cour décide d’adapter ces critères à « la nécessité de préserver l’intégrité des archives de presse » et estime que :

« la mise en balance de ces différents droits de valeur égale à effectuer lors de l’examen d’une demande d’altération d’un contenu journalistique archivé en ligne doit prendre en considération les critères suivants : i) la nature de l’information archivée ; ii) le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication ; iii) l’intérêt contemporain de l’information ; iv) la notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits ; v) les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet ; vi) le degré d’accessibilité de l’information dans des archives numériques, et vii) l’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse. »[16]

Le principe défini par la CEDH est donc que, dès lors « que l’on ne saurait pas ignorer l’effet dissuasif sur la liberté de la presse qui se dégage de l’obligation pour un éditeur d’anonymiser un article initialement publié de manière licite », « pour que l’article 8 de la Convention entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain niveau de gravité »[17].

Dit autrement, l’importance accordée à la préservation de l’intégralité des archives journalistes suppose « de veiller à ce que les modifications et a fortiori suppressions d’archives soient limitées au strict nécessaire ».

  • l’application au cas d’espèce des critères dégagés par Cour permet de conclure à une absence de violation de l’article 10 de la Convention

 

  • la nature de l’information: de la même manière que les juridictions belges, la CEDH conclut que les faits relatés sont de nature « judiciaire » et que, « quoique tragiques, ces faits ne sauraient rentrer dans la catégorie des infractions dont l’importance, en raison de leur gravité, n’est pas affectée par le passage du temps. Il convient d’observer en outre que les faits pour lesquels G. a été condamné n’ont fait l’objet d’aucune médiatisation, à l’exception de l’article litigieux, et que l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias, que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article »[18].

 

  • Le temps écoulé depuis les faits, depuis la première publication et depuis la mise en ligne de la publication : Compte tenu du temps écoulé entre la date de l’article (1994), la date de la réhabilitation de l’auteur de l’accident de la route (2006) et celle de la première demande d’anonymisation (2010), la Cour estime que «  (…) avait un intérêt légitime à revendiquer la possibilité de se resocialiser à l’abri du rappel permanent de son passé, après tout ce temps.»[19].

 

  • L’intérêt contemporain de l’information: ici, la Cour s’attache à vérifier que l’article en cause contribue encore aujourd’hui à un débat d’intérêt général. En d’autres termes, alors que « la contribution d’un article au débat d’intérêt général peut perdurer dans le temps, en raison soit de l’information elle-même ou d’éléments nouveaux intervenus depuis la publication, comme par exemple des développements ultérieurs dans la procédure judiciaire initiale », l’article anonymisé sur décision des juridictions belges était-il encore « d’actualité » ?

Les faits relatés dans l’article étant anciens et leur auteur n’étant pas une personnalité publique, la Cour, comme les juridictions belges, estime que « son identité n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat public sur la sécurité routière »[20].

  • La notoriété de la personne revendiquant l’oubli et son comportement depuis les faits: la seule qualité de médecin de « G. » ne faisant pas de lui une personne publique ou exerçant une fonction publique, d’une part, sa discrétion depuis les faits traduisant sa volonté d’en éviter toute publicité, d’autre part, tout concourait à la nécessité d’anonymiser l’article archivé.

 

  • Les répercussions négatives dues à la permanence de l’information sur Internet: c’est lors de l’examen de ce critère que commence l’évaluation de la gravité de l’atteinte à la réputation.

En l’espèce, si « la réhabilitation d’une personne ne peut justifier à elle seule la reconnaissance d’un « droit à l’oubli », la Cour se range derrière l’avis des juridictions belges qui ont estimé que :

« l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour G. une sorte de « casier judiciaire virtuel », alors qu’il a purgé sa peine et qu’il a été réhabilité. Aux yeux de la cour d’appel, une simple recherche à partir des nom et prénom de G. sur le moteur de recherche du journal Le Soir ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux, ce qui assurément était source d’un préjudice, à tout le moins moral, dans le chef de G. Une telle situation permettait à un large public, dont font nécessairement partie les patients, les collègues et les connaissances de G. – qui exerce la profession de médecin –, d’avoir facilement connaissance de son passé judiciaire et était ainsi de nature à le stigmatiser, à nuire gravement à sa réputation et à le priver de la possibilité de se resocialiser normalement (paragraphes 29 et 31 cidessus). »[21]

Au surplus, l’intérêt à obtenir l’anonymisation était d’autant plus grand que l’accès aux archives numériques du quotidien était gratuit ; ce qui rendait leur accès particulièrement aisé.

  • L’impact de la mesure sur la liberté d’expression, plus précisément la liberté de la presse : ainsi qu’on l’a exposé supra, la CEDH tient à préserver l’intégrité des archives journalistiques et, partant, à ce que toute suppression ou modification soit limitée au stricte nécessaire.

Ici, l’impact est somme toute mesuré dès lors que « la version originale, non anonymisée, de l’article litigieux reste disponible en version papier et qu’elle peut être consultée par toute personne intéressée, remplissant ainsi son rôle intrinsèque d’archive. ».

En outre, une telle obligation d’anonymiser l’article peut, au regard des circonstances de l’affaire, être regardée comme faisant partie des « « devoirs et des responsabilités » incombant à la presse ainsi que des limites que les organes de presse peuvent se voir imposer (paragraphe 177 ci-dessus) »[22].

La Cour, au regard de sa grille de lecture affinée des ingérences à la liberté d’expression, conclut ainsi à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention dès lors que :

« les juridictions nationales ont soigneusement réalisé une mise en balance des droits en présence conforme aux exigences de la Convention, de sorte que l’ingérence dans le droit garanti par l’article 10 de la Convention découlant de l’anonymisation de l’article dans sa version électronique figurant sur le site internet du journal Le Soir a été réduite au strict nécessaire et peut dès lors, dans les circonstances de la cause, passer pour nécessaire dans une société démocratique et proportionnée. »

*

On ne peut que se réjouir d’une telle décision qui réussit à définir une méthode raisonnée et raisonnable pour atteindre un indispensable équilibre entre le respect de la liberté de la presse (à travers la nécessaire intégrité de ses archives) et le droit à l’oubli, particulièrement, dans son acception numérique.

En dehors des affaires dont le retentissement médiatique ou la  nature des faits ont concouru à leur dimension historique, un individu ayant purgé sa peine et ayant été réhabilité doit pouvoir prétendre à un légitime oubli. A défaut, la peine prononcée par les juges et, surtout, leur exécution, seraient privées de sens.

[1] CEDH, 4 juillet 2023, Hurbain c. Belgique, n° 57292/16.

[2] CEDH, 22, juin 2021, Hurbain c/ Belgique, n° 57292/16.

[3] §§ 177 et 178.

[4] §§ 182 et 183.

[5] § 187.

[6] § 189.

[7] § 189.

[8] § 191.

[9] § 193.

[10] § 194.

[11] § 199.

[12] § 200.

[13] CEDH, 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08

[14] § 202.

[15] § 203.

[16] § 205.

[17] § 189, § 210.

[18] § 219.

[19] § 221.

[20] § 225.

[21] § 234.

[22] § 254.