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Secret des sources : le Conseil constitutionnel confirme l’impossibilité pour un journaliste, tiers à une procédure pénale, de présenter une requête en nullité

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Le secret des sources est un principe cardinal de la liberté de la presse, défini en ces termes à l’article 2 de la loi 29 juillet 1881 :

« Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public.

Est considérée comme journaliste au sens du premier alinéa toute personne qui, exerçant sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, de communication au public en ligne, de communication audiovisuelle ou une ou plusieurs agences de presse, y pratique, à titre régulier et rétribué, le recueil d’informations et leur diffusion au public.

Il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi. Cette atteinte ne peut en aucun cas consister en une obligation pour le journaliste de révéler ses sources.

Est considéré comme une atteinte indirecte au secret des sources au sens du troisième alinéa le fait de chercher à découvrir les sources d’un journaliste au moyen d’investigations portant sur toute personne qui, en raison de ses relations habituelles avec un journaliste, peut détenir des renseignements permettant d’identifier ces sources.

Au cours d’une procédure pénale, il est tenu compte, pour apprécier la nécessité de l’atteinte, de la gravité du crime ou du délit, de l’importance de l’information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction et du fait que les mesures d’investigation envisagées sont indispensables à la manifestation de la vérité. »

Par un arrêt du 27 juillet 2022, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) formulée en ces termes :

« Les dispositions des articles 60-1, alinéa 3, 100-5, alinéa 4, 170, 171 et 173 du code de procédure pénale qui s’abstiennent de prévoir la possibilité pour un journaliste, qui n’est ni partie à la procédure ni témoin assisté, de saisir la chambre de l’instruction d’une requête en nullité d’actes de l’instruction portant atteinte à ses droits, sont-elles contraires au droit d’accès au juge, au droit à la liberté d’expression, au droit à la vie privée et au principe d’égalité consacrés par les articles 1, 2, 6, 11 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? »

Le 28 octobre 2022 (Décision n° 2022-1021 QPC), le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les dispositions contestées qu’il a identifiées comme étant :

  • le 3ème alinéa de l’article 60-1[1] du code de procédure pénale :

« A peine de nullité, ne peuvent être versés au dossier les éléments obtenus par une réquisition prise en violation de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. »

  • le 4ème alinéa de l’article 100-5[2] du code de procédure pénale :

« A peine de nullité, ne peuvent être transcrites les correspondances avec un journaliste permettant d’identifier une source en violation de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. »

Pour ce faire, après avoir rappelé qu’il résulte de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 « qu’il ne doit pas être porté d’atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction », les Sages de la rue de Montpensier ont jugé :

◼ en premier lieu, qu’en réservant[3], dans le cadre d’une information judiciaire, au juge d’instruction, au procureur de la République, aux parties et témoins assistés, la possibilité de « saisir la chambre de l’instruction aux fins d’annulation d’un acte ou d’une pièce de la procédure», le législateur a entendu poursuivre « les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et entendu garantir le droit au respect de la vie privée et de la présomption d’innocence, qui résulte des articles 2 et 9 de la Déclaration de 1789 »

◼ en second lieu, que le droit à un recours juridictionnel effectif n’est pas méconnu dans la mesure où un journaliste tiers à une procédure dispose de voies de droit.

Plus précisément, le Conseil constitutionnel en identifie deux, l’une par laquelle un journaliste qui s’estimerait victime d’une infraction pourrait mettre en action l’action publique, l’autre permettant de mettre en jeu la responsabilité de l’Etat du fait d’une violation du secret des sources :

« lorsqu’un acte d’investigation accompli en violation du secret des sources est constitutif d’une infraction, le journaliste qui s’estime lésé par celle-ci peut mettre en mouvement l’action publique devant les juridictions pénales en se constituant partie civile et demander la réparation de son préjudice. Si, en application de l’article 6-1 du code de procédure pénale, l’action publique ne peut être exercée dans le cas où l’illégalité de l’acte ne serait pas soulevée par le juge d’instruction, par le procureur de la République, par les parties ou par le témoin assisté, et définitivement constatée par la juridiction qui en est saisie, le journaliste conserve la possibilité d’invoquer l’irrégularité de cet acte à l’appui d’une demande tendant à engager la responsabilité de l’État du fait de cette violation. »

 

[1] Relatif au pouvoir de réquisition d’informations dans le cadre d’une enquête de flagrance.

[2] Qui permet au juge d’instruction, dans le cadre d’une information judiciaire, d’intercepter « des correspondances émises par la voie de moyens de communication électroniques »

[3] Articles 170 et 173 du code de procédure pénale.

Le refus de donner le code de déverrouillage de son téléphone portable peut constituer une infraction définie et réprimée par l’article 434-15-2 du code pénal

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Ce lundi 7 novembre 2022, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation vient de rendre une décision très attendue quant à l’application de l’article 434-15-2 du code pénal au mis en cause qui refuserait de communiquer aux enquêteurs le code de déverrouillage de son téléphone portable ; ledit article disposant que :

 

« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 270 000 € d’amende le fait, pour quiconque ayant connaissance de la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie susceptible d’avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit, de refuser de remettre ladite convention aux autorités judiciaires ou de la mettre en œuvre, sur les réquisitions de ces autorités délivrées en application des titres II et III du livre Ier du code de procédure pénale.

 

Si le refus est opposé alors que la remise ou la mise en œuvre de la convention aurait permis d’éviter la commission d’un crime ou d’un délit ou d’en limiter les effets, la peine est portée à cinq ans d’emprisonnement et à 450 000 € d’amende. »

 

Si cette affaire est parvenue devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, c’est que les juridictions du fond ont fait de la résistance.

 

En effet :

 

  • en premier lieu, la Chambre criminelle[1] a censuré, sans renvoi, le 13 octobre 2020 un arrêt de la Cour d’appel de Paris[2] aux termes duquel les juges d’appel considéraient que :

 

« un code de déverrouillage d’un téléphone portable d’usage courant, s’il permet d’accéder aux données de ce téléphone portable et donc aux éventuels messages qui y sont contenus, ne permet pas de déchiffrer des données ou messages cryptés et, en ce sens, ne constitue pas une convention secrète d’un moyen de cryptologie.

 

Le délit de refus de remettre aux autorités judiciaires ou de mettre en œuvre la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie reproché au prévenu n’est donc pas constitué. »

 

Pour casser l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, la Chambre criminelle a jugé que « Le code de déverrouillage d’un téléphone portable peut constituer une telle convention [secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie] lorsque ledit téléphone est équipé d’un moyen de cryptologie » et que les juges d’appel avaient fondé leur décision sur « la notion inopérante de téléphone d’usage courant ».

 

  • en second lieu, dans une autre décision du 13 octobre 2020[3], la Chambre criminelle a cassé l’arrêt du 11 juillet 2019 par lequel la Cour d’appel de Douai a confirmé la relaxe prononcée par le Tribunal correctionnel de Lille du chef de refus de remettre ou de mettre en œuvre la convention secrète d’un moyen de cryptologie. Saisie sur renvoi, la Cour d’appel de Douai a pourtant confirmé le 20 avril 2021 la décision de relaxe.

 

 

 

 

Le Procureur général près la Cour d’appel de Douai s’étant pourvu en cassation, la Chambre criminelle a ordonné le renvoi à la formation la plus solennelle de la Haute juridiction afin qu’elle apporte une réponse définitive à la question suivante :

 

« Le code permettant de déverrouiller l’écran d’accueil d’un téléphone est-il ou non une « convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie », au sens de la loi pénale ? »[4]

 

Dans sa décision de ce jour, l’Assemblée plénière juge que, pour l’application de l’article 434-15-2 du code pénal et au sens de l’article 29 alinéa 1er de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004[5] pour la confiance dans l’économie numérique :

 

« une convention de déchiffrement s’entend de tout moyen logiciel ou de toute autre information permettant la mise au clair d’une donnée transformée par un moyen de cryptologie, que ce soit à l’occasion de son stockage ou de sa transmission. Il en résulte que le code de déverrouillage d’un téléphone mobile peut constituer une clé de déchiffrement si ce téléphone est équipé d’un moyen de cryptologie.

 

  1. Dès lors, il incombe au juge de rechercher si le téléphone en cause est équipé d’un tel moyen et si son code de déverrouillage permet de mettre au clair tout ou partie des données cryptées qu’il contient ou auxquelles il donne accès.

 

  1. Pour confirmer la relaxe, l’arrêt retient que la clé de déverrouillage de l’écran d’accueil d’un smartphone n’est pas une convention secrète de déchiffrement, car elle n’intervient pas à l’occasion de l’émission d’un message et ne vise pas à rendre incompréhensibles ou compréhensibles des données, au sens de l’article 29 de la loi du 21 juin 2004, mais tend seulement à permettre d’accéder aux données et aux applications d’un téléphone, lesquelles peuvent être ou non cryptées.

 

  1. En statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés. »

 

Le raisonnement et la portée de l’arrêt rendu par l’Assemblée plénière sont d’importance, tant pour le succès des enquêtes que pour les éventuelles atteintes à la vie privée que l’accès à un téléphone portable peut constituer, dans la mesure où, aujourd’hui, la plupart des téléphones portables sont équipés d’application de messagerie dont les échanges sont chiffrés.

 

Il est donc à parier que les condamnations pour refus de remettre ou de mettre en œuvre la convention secrète d’un moyen de cryptologie risquent de se multiplier dès lors qu’un mis en cause n’aura pas accepté de communiquer aux enquêteurs le code de déverrouillage de son téléphone portable.

[1] Cass. Crim., 13 octobre 2020, n° 20.80150.

[2] CA Paris, Pôle 8, Chambre 3, 16 avril 2019, n° 18/09267.

[3] Cass. Crim., 13 octobre 2020, n° 19-85.984.

[4] https://www.courdecassation.fr/toutes-les-actualites/2022/10/05/audience-venir-le-refus-de-communiquer-le-code-de-deverrouillage

[5] Article 29 al. 1 de la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique :

 

« On entend par moyen de cryptologie tout matériel ou logiciel conçu ou modifié pour transformer des données, à l’aide de conventions secrètes ou pour réaliser l’opération inverse avec ou sans convention secrète. Ces moyens de cryptologie visent principalement à garantir la sécurité du stockage ou de la transmission de données, en permettant d’assurer leur confidentialité, leur authentification ou le contrôle de leur intégrité. »

Suspension de la prescription pour la partie civile juridiquement empêchée et obligation de contrôle de la régularité de la plainte

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Dans un arrêt du 11 octobre 2022, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a statué sur le pourvoi formé contre un arrêt d’une Chambre de l’instruction qui, « sur renvoi après cassation, a confirmé l’ordonnance du juge d’instruction » renvoyant le requérant « devant le tribunal correctionnel, sous la prévention de complicité de diffamation publique envers un fonctionnaire. ».

L’examen des deux moyens du pourvoi a permis à la Chambre criminelle de rappeler deux principes importants du droit de la presse :

◼  le premier moyen portait sur la prescription de l’action publique.

S’il est de jurisprudence constante qu’il appartient à la partie civile de « de surveiller le déroulement de la procédure et d’accomplir les diligences utiles, c’est à la condition qu’elle puisse juridiquement le faire et qu’elle ne rencontre pas d’obstacle dirimant ».

Tel est le cas tant que le procureur de la République n’a pas pris ses réquisitions après communication de la plainte :

« « il résulte de la combinaison des articles 82-1 et 89 du code de procédure pénale que la faculté de présenter une demande d’acte au juge d’instruction n’est offerte à la partie civile qu’après l’ouverture de l’information[1]. Celle-ci ne dispose d’aucun moyen de droit pour obliger le juge d’instruction à accomplir un acte interruptif de prescription tant que le procureur de la République n’a pas pris ses réquisitions après communication de la plainte en application de l’article 86 dudit code de sorte qu’entre temps, la prescription est nécessairement suspendue. »

En l’espèce, faute d’ouverture d’une information judiciaire, la partie civile était bien juridiquement empêchée d’accomplir les diligences nécessaires pour interrompre la prescription de l’article 65 de la loi sur la presse :

« pour confirmer l’ordonnance du juge d’instruction ayant rejeté sa requête aux fins de constatation de la prescription de l’action publique, l’arrêt attaqué énonce que celle-ci ne saurait être constatée, puisqu’un obstacle de droit a interdit à la partie civile d’agir dès lors que, pour la période visée, de la décision de la chambre de l’instruction jusqu’à la saisine du ministère public par le juge d’instruction, la partie civile ne disposait d’aucun moyen de droit pour forcer le magistrat instructeur à accomplir un acte afin d’interrompre la courte prescription de l’article 65 de la loi sur la presse. »

◼  le second moyen critiquait le refus de la Chambre de l’instruction, « statuant comme juridiction de renvoi après cassation d’un arrêt rendu sur le règlement d’une procédure», d’examiner la demande de nullité fondée sur l’irrégularité de la plainte au regard des exigences de l’article 50 de la loi sur la presse.

Pour rappel, l’article 50 de la loi du 29 juillet 1881 dispose que :

« Si le ministère public requiert une information, il sera tenu, dans son réquisitoire, d’articuler et de qualifier les provocations, outrages, diffamations et injures à raison desquels la poursuite est intentée, avec indication des textes dont l’application est demandée, à peine de nullité du réquisitoire de ladite poursuite. »

Pour accueillir le moyen, la Chambre criminelle précise :

  • d’une part, que sur le fondement des articles 206 et 609-1 du code de procédure pénale, il relève bien de l’office de la Chambre de l’instruction, statuant dans les conditions exposées supra, « d’examiner la régularité des procédures qui lui sont soumises et, si elle découvre une cause de nullité, de prononcer la nullité de l’acte qui en est entaché et, s’il convient, celle de tout ou partie de la procédure ultérieure.».

Le raisonnement de la Haute Cour est sans surprise tant le texte de l’article 206[2] du code de procédure pénale est clair ; à tel point qu’il lui a suffi d’en reprendre les termes pour motiver sa décision.

  • d’autre part, que la nullité découlant de l’inobservation de l’article 50 de la loi sur la presse est absolue et d’ordre public. Plus précisément, la Chambre criminelle juge qu’en considérant que l’examen de la régularité de la plainte relevait de la compétence des juges du fond, la cassation de l’arrêt objet du pourvoi est encourue dès lors que ledit examen est « une condition nécessaire de la validité du renvoi de la personne mise en examen devant le tribunal correctionnel».

 

[1] Cass. Crim., 22 novembre 2005, n° 05-82.807, Bull. n° 304.

[2] Article 206 du code de procédure pénale :

« Sous réserve des dispositions des articles 173-1,174 et 175, la chambre de l’instruction examine la régularité des procédures qui lui sont soumises.

 Si elle découvre une cause de nullité, elle prononce la nullité de l’acte qui en est entaché et, s’il y échet, celle de tout ou partie de la procédure ultérieure.

 Après annulation, elle peut soit évoquer et procéder dans les conditions prévues aux articles 201,202 et 204, soit renvoyer le dossier de la procédure au même juge d’instruction ou à tel autre, afin de poursuivre l’information. »

Quand la liberté d’expression s’invite dans le contentieux de la protection fonctionnelle… mais n’y est pas la bienvenue

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Un élu d’un conseil régional, par ailleurs président d’une mission d’information et d’évaluation dudit conseil, a été cité à comparaître pour des faits de diffamation envers la Présidente de cette collectivité territoriale.

L’élu a sollicité auprès de la Région concernée le bénéfice de la protection fonctionnelle ; protection qui lui a été refusée par une délibération de la commission permanente du Conseil régional.

Dans un arrêt du 14 octobre 2022 (CAA Paris, 14 octobre 2022, n°21PA01886), la Cour administrative d’appel a confirmé le jugement du Tribunal administratif de Montreuil du 12 février 2021 par lequel les juges de première instance ont rejeté le recours dirigé contre la délibération ayant refusé au requérant le bénéfice de la protection fonctionnelle.

Si la motivation des juges d’appel, fondée sur l’impossibilité pour un élu régional n’assurant pas de fonction exécutive de bénéficier de la protection prévue au titre de l’article L. 4135-28 du code général des collectivités territoriales, n’appelle pas d’observations particulières, la décision de la Cour administrative d’appel est intéressante en tant qu’elle rappelle que la légalité d’une décision de refus d’accorder la protection fonctionnelle ne saurait être appréciée au regard de la liberté d’expression des élus ou de la présomption d’innocence[1].

Plus précisément, alors que le requérant estime que « les poursuites exercées à son encontre par la Présidente de la Région (…) viseraient à bâillonner l’opposition », la Cour juge qu’est inopérant le moyen tiré d’une atteinte à liberté d’expression des élus ; laquelle est protégée par d’autres législations que celle relative à la protection fonctionnelle :

« En dernier lieu, M. B… ne peut utilement soutenir, dans le cadre du présent litige limité à la légalité de la décision contestée, que les poursuites exercées à son encontre par la présidente de la région (…) viseraient à bâillonner l’opposition et la liberté d’expression des élus, laquelle est protégée par d’autres législations. »

Nous avons vu, dans une news précédente, que certains juges, s’ils ne se reconnaissent pas le pouvoir d’apprécier le respect au droit à la vie privée ou celui de la liberté d’expression, peuvent rendre des décisions qui ont un effet juridique sur ces droits et libertés.

En l’espèce, au contraire, le contentieux objectif – selon l’expression de Léon DUGUIT – qu’est celui de l’excès de pouvoir ne laisse pas place au contrôle de droits et libertés dont l’appréciation du respect est, d’une part, sans rapport sur la légalité de l’acte déféré au juge administratif, d’autre part, relève d’autres législations et, partant, d’autres contentieux.

 

[1] La Cour administrative d’appel de Paris considère que « dès lors que la région (…) pouvait refuser à M. B… le bénéfice de la protection fonctionnelle pour le seul motif qu’il n’entrait pas dans le champ des bénéficiaires de cette protection, il ne peut utilement soutenir, d’une part, que la décision contestée porte atteinte à sa présomption d’innocence en ce qu’elle aurait retenu que ses propos seraient détachables de l’exercice de ses fonctions, d’autre part, que ces propos ne présenteraient pas de caractère diffamatoire et n’étaient pas détachables de l’exercice de ses fonctions. ».

Les « procédures bâillons » en débat ! Suite, mais pas fin (loin de là)

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Dans une précédente news, nous alertions sur la difficile mise en balance de la liberté d’expression et de l’accès à la justice, alors que la Commission européenne a publié le 27 avril 2022 une recommandation et une proposition de directive sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public »[1]).

La proposition de directive s’inscrit dans le cadre de la coopération judiciaire entre Etats membres repose sur les dispositions de l’article 81, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), relatives à la coopération judiciaire dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière et « Plus précisément, la base juridique est l’article 81, paragraphe 2, point f), du TFUE, qui habilite le Parlement européen et le Conseil à adopter des mesures visant à garantir « l’élimination des obstacles au bon déroulement des procédures civiles, au besoin en favorisant la compatibilité des règles de procédure civile applicables dans les États membres ». »

Ce mercredi 12 octobre 2022, le sujet a été débattu lors d’un événement organisé par le Comité Stratégique Avocats Lefebvre Dalloz.

S’il a été rappelé que la proposition de directive ne concerne que les procédures civiles et commerciales, le Conseil de l’Europe travaille cependant sur un texte qui inclurait la procédure pénale et qui devrait être finalisé vers la fin de l’année 2023, puis proposé au Comité des ministres début 2024. Le groupe de travail actuellement à l’œuvre sur ledit texte prévoit de définir un faisceau d’indices qui permettrait d’identifier une procédure bâillon. A n’en pas douter, l’exercice est délicat.

Cet élargissement notable, puisqu’il est susceptible d’influer sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, suppose que tous les praticiens du droit s’interrogent sur les conséquences concrètes de procédures permettant de rejeter de manière anticipée les actions manifestement infondées et de sanctionner celles qui seraient manifestement abusives.

En matière de presse, définir objectivement une procédure manifestement infondée, ou subjectivement, une procédure manifestement abusive, relève de la gageure, si ce n’est de la quadrature du cercle…

Se pose aussi la question des conséquences d’une procédure de rejet anticipé en termes de délai de procédure et de célérité de la justice : en effet, les recours susceptibles d’être engagés dans le cadre d’une procédure de rejet anticipé risquent d’allonger considérablement les délais pour aboutir à une décision définitive.

S’agissant des avocats, à s’exposer encore davantage à des procédures disciplinaires ou en responsabilité civile professionnelle, on peut légitimement se demander si nombre d’entre eux ne préféreront pas abandonner le droit de la presse s’il devait devenir trop risqué de le pratiquer.

D’ailleurs, dans sa recommandation du 27 avril 2022, la Commission européenne invite les Etats membres à « encourager les organes d’autorégulation et les associations de professionnels du droit à aligner, si nécessaire, leurs normes déontologiques, notamment leurs codes de conduite, sur la présente recommandation. Les États membres devraient également veiller, le cas échéant, à ce que les normes déontologiques qui visent à dissuader ou à empêcher les professionnels du droit d’adopter une conduite susceptible de constituer un abus de procédure ou un abus de leurs autres responsabilités professionnelles à l’égard de l’intégrité de la procédure judiciaire, ainsi que les sanctions disciplinaires correspondantes, couvrent les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public. Cela devrait s’accompagner d’activités de sensibilisation et de formation adéquates afin d’accroître la connaissance et l’efficacité des normes déontologiques existantes qui s’appliquent aux procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public. ».

Affaire à suivre donc, et de très près !

 

[1] Ou, en anglais, « Strategic Lawsuits Against Public Participation » (SLAPP).

Compensation des manquements au procès équitable : la CEDH réaffirme sa jurisprudence protectrice

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Garante du respect du droit à un procès équitable, la Cour européenne des droits de l’Homme rappelle régulièrement que, sans s’ériger « en juge de quatrième instance », il lui appartient de procéder à « un examen de l’équité globale de la procédure » pénale.

 

A l’occasion d’un arrêt rendu le 20 septembre 2022 (CEDH, 20 septembre 2022, Mehari et Delahaye c. France, n° 38288/15), la Cour de Strasbourg a réaffirmé la nature et l’étendue du contrôle qu’elle opère sur l’ensemble d’une procédure pénale au regard des exigences du droit à un procès-équitable.

 

En l’espèce, il s’agissait de déterminer si le fait d’avoir recueilli les aveux du requérant lors d’une audition libre, alors que celui-ci ne s’était pas vu notifier son droit de garder le silence et qu’il n’était pas assisté de son avocat, « a ou non affecté l’équité de la procédure dans son ensemble ».

 

S’il est vrai que l’affaire n’a pas un intérêt majeur pour l’avenir du procédé de l’audition libre dont le régime juridique[1] s’est grandement rapproché de celui, très protecteur, de la garde à vue, la décision de la Cour demeure intéressante dans la mesure où il y est réaffirmé que :

 

« La Cour doit (…) rechercher si les restrictions litigieuses aux droits garantis ont été compensées de telle manière que la procédure peut être considérée comme ayant été équitable dans son ensemble[2]. Pour ce faire, elle doit vérifier si les juridictions internes ont procédé à l’analyse nécessaire de l’incidence de l’absence d’avocat et du défaut de notification du droit de garder le silence à un moment crucial de la procédure. »

 

Dit autrement, il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour qu’il y a violation de l’article 6 de la CEDH si les manquements ayant affecté la procédure pénale, dans son entier déroulement, n’ont pas été rectifiés ou compensés.

 

A cet égard, on relèvera que les juges de Strasbourg notent que si le requérant « a bénéficié, dans le cadre de sa garde à vue postérieure à l’audition libre litigieuse, d’un certain nombre de garanties », la conjonction de différents facteurs « et non chacun d’eux pris isolément » a « rendu la procédure inéquitable dans son ensemble ».

 

Il revient donc aux juridictions nationales d’assurer cette rectification ou cette compensation afin que la procédure ne soit pas considérée comme inéquitable.

 

On remarquera, par ailleurs, et avec grand intérêt, que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ne dit pas autre chose. S’inspirant de la jurisprudence de la CEDH relative au droit au procès équitable, la CJUE a très récemment dit pour droit (CJUE, 15 septembre 2022, n° C 347/21), dans une décision rendue sur renvoi préjudiciel, que :

 

« si l’interrogatoire d’un témoin à charge lors d’une audience tenue en l’absence de la personne poursuivie pour des raisons indépendantes de sa volonté constitue une violation du droit de cette personne d’assister à son procès, consacré à l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2016/343, cette disposition ne s’oppose pas à ce qu’il soit remédié à cette violation à un stade ultérieur de la même procédure. »

Il convient donc de retenir qu’il y a inéquité globale d’une procédure pénale dès lors qu’une violation du droit au procès équitable n’a pu être compensée à un stade ultérieur de ladite procédure.

[1] L’article 61-1 du code de procédure pénale dispose aujourd’hui que :

« Sans préjudice des garanties spécifiques applicables aux mineurs, la personne à l’égard de laquelle il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction ne peut être entendue librement sur ces faits qu’après avoir été informée :

 

1° De la qualification, de la date et du lieu présumés de l’infraction qu’elle est soupçonnée d’avoir commise ou tenté de commettre ;

2° Du droit de quitter à tout moment les locaux où elle est entendue ;

3° Le cas échéant, du droit d’être assistée par un interprète ;

4° Du droit de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire ;

5° Si l’infraction pour laquelle elle est entendue est un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement, du droit d’être assistée au cours de son audition ou de sa confrontation, selon les modalités prévues aux articles 63-4-3 et 63-4-4, par un avocat choisi par elle ou, à sa demande, désigné d’office par le bâtonnier de l’ordre des avocats ; elle est informée que les frais seront à sa charge sauf si elle remplit les conditions d’accès à l’aide juridictionnelle, qui lui sont rappelées par tout moyen ; elle peut accepter expressément de poursuivre l’audition hors la présence de son avocat ;

6° De la possibilité de bénéficier, le cas échéant gratuitement, de conseils juridiques dans une structure d’accès au droit.

 

La notification des informations données en application du présent article est mentionnée au procès-verbal.

Si le déroulement de l’enquête le permet, lorsqu’une convocation écrite est adressée à la personne en vue de son audition, cette convocation indique l’infraction dont elle est soupçonnée, son droit d’être assistée par un avocat ainsi que les conditions d’accès à l’aide à l’intervention de l’avocat dans les procédures non juridictionnelles et à l’aide juridictionnelle, les modalités de désignation d’un avocat d’office et les lieux où elle peut obtenir des conseils juridiques avant cette audition.


Le présent article n’est pas applicable si la personne a été conduite, sous contrainte, par la force publique devant l’officier de police judiciaire.
 »

[2] CEDH, 9 novembre 2018, Beuze c. Belgique, n° 71409/10.

Données issues d’un acte de piraterie en ligne : le Président du Tribunal de commerce peut, en référé, interdire un média de publier de nouvelles informations susceptibles de porter atteinte au secret des affaires

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Les sociétés d’un groupe présent dans les médias audiovisuels et la fourniture d’accès à internet à la téléphonie ont été victimes d’un piratage informatique à l’aide d’un « rançongiciel ».

A défaut de paiement d’une rançon, le groupe de pirates informatiques menaçait de « rendre publiques les données piratées, documents financiers et documents privés de dirigeants du Groupe » concerné sur leur site internet.

Le groupe de sociétés en question ayant refusé de céder aux menaces des « hackers », ces derniers ont publié un lien permettant d’accéder à 25% des données piratées ; données qui ont été exploitées par un journal en ligne dans une série de trois articles.

Les sociétés victimes du piratage en ligne ont alors, parallèlement à une plainte contre X, été autorisées à engager une procédure de référé d’heure à heure devant le Président du tribunal de commerce de Nanterre, contre la société éditant le journal en ligne précité.

Étaient demandées au tribunal de commerce :

  • la suppression sous astreinte des articles précités ;
  • la suppression des données issues du piratage et la preuve de cette suppression ;
  • l’interdiction de publier ou de diffuser tous contenus se rapportant aux données piratées ;
  • l’interdiction d’accès aux données piratées ou de les télécharger.

Si le juge des référés a estimé que les sociétés demanderesses ne subissaient aucun trouble manifestement illicite[1] causé par une atteinte à un système de traitement automatisé de données[2] et qu’elles ne démontraient pas que les informations publiées étaient confidentielles et relevaient du secret des affaires au sens de l’article L.151-1 du code de commerce, il a néanmoins ordonné à la société éditrice « de ne pas publier sur le site de son journal en ligne (…) de nouvelles informations, dont il n’est pas contesté qu’elles ont été obtenues illégalement par le groupe [de pirates informatiques], quand bien même ce dernier les aurait déjà mises en ligne ».

La décision (Tribunal de commerce de Nanterre, 6 octobre 2022, n° 2022R00834), est ici remarquable par l’étendue de l’interdiction de publication. En effet, au visa de l’alinéa 2 de l’article 873 du code de procédure civile, le Président du tribunal de commerce de Nanterre juge que constitue un dommage imminent la volonté affirmée par un organe de presse de poursuivre la publication d’informations nouvelles qu’un groupe de hackers pourrait rendre publiques.

Pour juger que la publication éventuelle desdites nouvelles informations doit être comprise comme une menace pouvant « être qualifiée de dommage imminent », l’ordonnance évoque « l’incertitude des parutions à venir qui pourraient révéler des informations relevant du secret des affaires ».

Plus précisément, alors que la société défenderesse a opposé que « que les informations qu’elle entend publier relèvent d’un débat d’intérêt général et de la liberté d’expression et de communication, protégée par la Constitution et la Cour européenne des droits de l’homme, sans pour autant justifier avec l’évidence requise en référé en quoi les dispositions de l’article L 151-8 du code de commerce pourraient trouver à s’appliquer en l’espèce », le Président du Tribunal de commerce statuant en référé, tout en reconnaissant qu’il ne relève pas de sa compétence « de se prononcer sur une éventuelle atteinte à la liberté d’expression qui nécessite ici un débat au fond », considère qu’il dispose du pouvoir, « en application des dispositions de l’article 873 alinéa 2 du code de commerce, de prendre des mesures conservatoires propres à faire cesser un dommage imminent, résultant d’une menace avérée. ».

En l’espèce, c’est donc une interdiction générale et indifférenciée de publication des informations que pourraient révéler les pirates informatiques qui est ordonnée et non des seules qui relèveraient du secret des affaires.

Si, en effet, il n’appartient pas au juge des référés du tribunal de commerce de statuer sur une éventuelle atteinte à la liberté d’expression, il demeure qu’une interdiction générale et absolue de publication de nouvelles informations par un organe de presse vient comme restreindre plus que de raison la liberté d’expression.

Et surtout, en l’absence d’une démonstration par les demanderesses d’une violation du secret des affaires, le juge des référés avait-il d’autre choix que de les débouter de leur demande ?

En tout état de cause, s’agissant du dommage imminent, ne pas circonscrire l’interdiction de publication ne peut manquer d’interroger.

 

[1] Les informations publiées par les hackers étant, notamment, relatives au « train de vie » des dirigeants des sociétés demanderesses, le tribunal de commerce de Nanterre rappelle que les extraits de publication cités par les défenderesses « relèvent de l’appréciation du respect ou non de la vie privée, débat qui ne peut être porté devant le président du tribunal de commerce ».

[2] Le tribunal de commerce de Nanterre a estimé que, dans la mesure où la société éditrice du journal en ligne n’était pas l’auteur du piratage informatique, les articles 323-1 et suivants du code pénal, relatifs aux atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données, ne lui étaient pas applicables.

Projet de directive sur les poursuites-bâillons : une difficile mise en balance de la liberté d’expression et de l’accès à la justice

By | Brèves juridiques

Le 27 avril 2022, la Commission européenne publiait deux textes visant à mieux protéger les personnes participant au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, plus communément appelées « poursuites-bâillons » ou « procédures-bâillons ». A travers une proposition de directive et une recommandation à l’attention de l’ensemble des Etats-membres, la Commission entendait renforcer le pluralisme et la liberté des médias dans l’Union européenne, en développant une compréhension commune de ce que constitue une « poursuite-bâillon » et en introduisant des garanties procédurales « contraignantes et cohérentes » dans l’ensemble des Etats-membres.

Paradoxalement, en dépit de l’importance donnée aux garanties procédurales à mettre en place, c’est justement au niveau du droit fondamental à l’accès à la justice que les deux textes du 27 avril 2022 peuvent étonner, voire inquiéter. En cherchant à empêcher certaines procédures nuisant au débat public, ces textes pourraient engendrer de nombreux obstacles à l’accès à la justice. On peut ainsi lister, de prime abord, trois principaux obstacles :

  • premièrement, la proposition de directive du 27 avril 2022 prévoit une procédure de « rejet rapide des procédures judiciaires manifestement infondées » (Chapitre III de la directive). Aux termes des articles 9 à 13 de la proposition de directive, le défendeur à l’action qualifiée de « manifestement infondée» pourrait solliciter le rejet rapide de l’action intentée à son encontre, ce qui aurait pour effet de suspendre la procédure principale. Dans le cadre de cette procédure accélérée, il incomberait au requérant de « prouver que sa demande en justice n’est pas manifestement infondée ». Un examen prima facie du bien-fondé de la requête se trouverait ainsi substitué à un examen du fond de la requête, et ce au terme d’une procédure accélérée… au détriment, donc, de la sauvegarde du procès équitable.

Certains commentateurs soutiennent que le caractère accéléré de cette procédure pourrait être justifié par la lenteur générale du temps judiciaire. En raisonnant ainsi, il nous semble que l’on prendrait le problème à l’envers : en effet, il ne peut être souhaitable de prévoir une justice au rabais pour certaines actions, à travers des procédures expéditives, au motif qu’elle permettrait un désengorgement des tribunaux. Un tel objectif, ô combien louable, devrait au contraire être recherché par l’allocation de ressources plus importantes aux tribunaux, permettant la diminution des délais de procédure, et non pas par un affaiblissement du droit à l’accès à la justice.

  • deuxièmement, la proposition de directive du 27 avril 2022 prévoit que, en plus du versement des dépens (article 14 de la directive) et de la réparation des dommages (article 15 de la directive), ce qui est classique et établi de longue date en droit français, le requérant pourrait également être condamné à des « sanctions effectives, proportionnées et dissuasives» dont les contours restent à définir. L’explication détaillée de cet article, fournie par la proposition elle-même, nous précise que le « montant des sanctions sera versé aux Etats membres ». Il s’agit donc d’une disposition totalement différente de l’article 472 du code de procédure pénale, avec lequel on pouvait, à première vue, faire un rapprochement, et qui viendrait s’y surajouter.

 

  • troisièmement, en plus de ces mesures dissuasives pour la partie requérante elle-même, la recommandation du 27 avril 2022 prévoit des mesures qui s’adressent à leurs avocats. Ainsi, la recommandation prévoit que les règles déontologiques encadrant la conduite des professionnels du droit « incluent des mesures appropriées en vue de prévenir les procédures judiciaires manifestement infondées », ce qui, en clair, induit des sanctions disciplinaires pour les avocats qui initieraient une action ensuite qualifiée de manifestement infondée.

Cette disposition a pour effet direct de créer une entrave considérable à l’exercice du métier d’avocat, et fait double-emploi avec le devoir de conseil que supportent déjà les avocats français.

En accentuant l’intensité de cette règle préexistante, la recommandation européenne fait fi d’une donnée pourtant bien connue de tout praticien du droit : l’aléa judiciaire. Il est ainsi demandé à l’avocat, ab initio, de prendre la responsabilité d’évaluer le bien-fondé de l’action, en lieu et place d’un magistrat.

Sans attendre le texte européen définitif, des juridictions (pas toutes !) statuant en matière de presse ont amorcé le mouvement initié par les textes du 27 avril 2022, en reprenant le terme de « procédures-bâillons » dans leurs jugements, pour justifier la condamnation pour abus de constitution de partie civile à des sommes significatives (de 2.000 euros à 6.000 euros).

Dans une matière telle que le droit de la presse, où tout est en permanence débattu, les jugements assénant que les parties devraient, dès le premier jour, savoir que leur procédure n’aboutirait pas, posent très sérieusement problème.

Les premiers à payer les conséquences de ces décisions radicales sont bel et bien les avocats, dont la responsabilité civile professionnelle est susceptible d’être engagée.

Les seconds seront les justiciables qui pourraient rencontrer de plus en plus de difficultés à trouver un avocat qui accepterait de s’exposer à une sanction disciplinaire ou judiciaire, dès lors qu’une affaire présenterait des problématiques juridiques complexes.

Attention donc aux projets de texte qui, au motif de mieux protéger la liberté d’expression, viendraient restreindre l’accès à la justice. Ici, peut-être plus qu’ailleurs, l’équilibre des droits et libertés s’avère particulièrement difficile à atteindre.

Précision sur les auteurs du délit de favoritisme et rappel des conditions d’appréciation du préjudice

By | Brèves juridiques

Le délit d’octroi d’avantage injustifié, dit plus communément délit de « favoritisme », est défini et réprimé par l’article 432-14 du code pénal, lequel dispose que :

« Est puni de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 200 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction, le fait par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l’Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d’économie mixte d’intérêt national chargées d’une mission de service public et des sociétés d’économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l’une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession. »

Dans un arrêt du 7 septembre 2022, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a eu à se prononcer sur la possibilité d’imputer le délit de favoritisme à une salariée d’une association, titulaire sortante de la délégation de service public (DSP) portant sur la gestion du restaurant scolaire d’une commune et, par ailleurs, employée municipale (catégorie C) de ladite commune, affectée au service scolaire pour la gestion et la surveillance du restaurant scolaire.

Pour critiquer l’arrêt d’appel, la salariée (responsable du restaurant) / employée municipale (adjoint administratif) avançait que :

« le délit de favoritisme au sens de l’article L. 432-14 du code pénal est un délit attitré qui ne peut être imputé qu’aux organes et/ou personnes spécialement désignés par ce texte ; qu’en l’absence de tout élément susceptible de rattacher la requérante au cercle restreint des personnes entrant dans le champ de ce texte, la cour a procédé par voie d’analogie et a violé le texte susvisé ensemble le principe d’interprétation stricte de la loi pénale. »

Pour juger que la prévenue relevait « bien de la catégorie des personnes visées par les dispositions de l’article 432-14 du code pénal et susceptibles d’être poursuivies pour délit de favoritisme », la Chambre criminelle s’est assuré que la Cour d’appel avait justifié sa décision en considérant que, notamment, par ses doubles fonctions au sein de l’association titulaire de la DSP et de la municipalité, sa qualité d’interlocutrice directe de la directrice générale des services concernant le restaurant scolaire et principale des usagers, elle « jouait un rôle déterminant dans l’organisation de la restauration scolaire ».

Pour écarter le moyen, la Cour de cassation précise également que :

d’une part, « l’article 432-14 du code pénal n’exige pas que la personne poursuivie soit intervenue, en fait ou en droit, dans la procédure d’attribution d’une commande publique» ;

d’autre part, « en raison de ses connaissances techniques et du savoir-faire dont elle disposait du fait de son affectation au service de restauration scolaire de la commune, la prévenue disposait de compétences et d’informations privilégiées lui ayant permis de procurer à la société [5] et à son dirigeant M. [P] un avantage injustifié de nature à porter atteinte au principe de liberté d’accès et d’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession.»

La capacité à procurer un avantage injustifié suffit donc pour être auteur du délit de favoritisme.

Par ailleurs, cette affaire a été l’occasion pour la Chambre criminelle de rappeler comment les juges du fond doivent apprécier le caractère direct et certain du préjudice invoqué par le candidat évincé, partie civile, en l’espèce l’ancien titulaire de la DSP, non retenu à l’issue de la procédure de renouvellement du contrat.

Après avoir énoncé le principe posé à l’article 2 du code de procédure pénale selon lequel « l’action en réparation du dommage causé par un délit appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par cette infraction », la Cour de cassation juge que la Cour d’appel ne pouvait débouter la partie civile de sa demande en réparation sans avoir recherché si elle « avait, compte tenu de son activité, de son expérience ou de tout autre élément, une chance sérieuse d’obtenir la DSP et si l’attribution irrégulière de celle-ci a eu pour conséquence directe de lui faire perdre cette chance ».

C’est donc, selon une méthode proche de celle mise en œuvre par le juge administratif lorsqu’il statue sur une demande indemnitaire formulée par un candidat évincé irrégulièrement d’une procédure de passation d’un contrat de commande publique et non dépourvu de toute chance de remporter le contrat (CE, 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe c/ Commune du Lamentin, n° 249630 ; CE, 19 décembre 2012, Simon, n° 355139) que les juges du fond doivent se prononcer sur les intérêts civils :

« Lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu’il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l’irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l’absence de toute chance, il n’a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu’il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d’emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre, lesquels n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d’intérêt général. » (CE, 28 février 2020, Société Régal des Iles, n° 426162)

Diffamation envers un fonctionnaire public : L’existence d’ « éléments de conviction » fait obstacle au prononcé de mesures par le juge des référés, juge de l’évidence

By | Brèves juridiques

Le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris a rendu une ordonnance[1] très intéressante, dont la solution mériterait toutefois d’être débattue, qui constitue un rappel utile des limites des pouvoirs dudit juge en matière de diffamation publique.

Dans cette affaire, le juge des référés a été amené à se prononcer sur le caractère diffamatoire de propos tenus à l’encontre de Monsieur Martin HIRSCH, alors Directeur général de l’AP-HP, par Monsieur Juan BRANCO, dans une émission diffusée sur Youtube et également accessible sur Facebook.

Si nous éviterons de reproduire l’intégralité des propos considérés, par le demandeur, comme constitutifs du délit de diffamation à l’encontre d’un fonctionnaire public, il convient de souligner que :

alors que le juge des référés reconnait le caractère diffamatoire des propos,

s’il estime que le ou leurs auteurs font valoir leur bonne foi et établissent, dès lors, l’existence d’ « éléments de conviction susceptibles d’être utilement discutés devant le juge du fond de la diffamation. En l’état, rien ne permet d’exclure a priori, avec l’évidence exigée en matière de référé, les défendeurs du bénéfice du fait justificatif tiré de l’excuse de bonne foi. Dès lors, le trouble allégué ne revêt pas le caractère manifestement illicite autorisant le juge des référés à prononcer les mesures sollicitées, ni toute autre mesure moins grave, mais restrictive cependant de la liberté d’expression./ Pour les mêmes raisons, l’obligation de réparer le préjudice invoqué par le demandeur n’est pas évidente, et se heurte à une contestation sérieuse, faisant obstacle à l’octroi d’une provision dans les conditions prévues à l’article 835 alinéa 2 du code de procédure civile. »

La motivation retenue démontre toute la difficulté d’agir en référé en matière de diffamation. En effet, quelle que soit la virulence des propos, le seul fait qu’ils soient étayés, notamment par la production de pièces, susceptibles d’établir, a priori, une conviction personnelle de leur auteur nécessitant d’être débattue devant le juge du fond prive, ainsi, le juge des référés, juge de l’évidence, de la possibilité d’ordonner les mesures sollicitées par le demandeur.

Cette solution implique cependant que le juge des référés se penche, même a minima, sur des éléments de fond.

 

[1] TJ Paris, ord. référé, 22 avril 2022, Martin H. c/ Eric M. et autres.