Le 27 avril 2022, la Commission européenne publiait deux textes visant à mieux protéger les personnes participant au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, plus communément appelées « poursuites-bâillons » ou « procédures-bâillons ». A travers une proposition de directive et une recommandation à l’attention de l’ensemble des Etats-membres, la Commission entendait renforcer le pluralisme et la liberté des médias dans l’Union européenne, en développant une compréhension commune de ce que constitue une « poursuite-bâillon » et en introduisant des garanties procédurales « contraignantes et cohérentes » dans l’ensemble des Etats-membres.
Paradoxalement, en dépit de l’importance donnée aux garanties procédurales à mettre en place, c’est justement au niveau du droit fondamental à l’accès à la justice que les deux textes du 27 avril 2022 peuvent étonner, voire inquiéter. En cherchant à empêcher certaines procédures nuisant au débat public, ces textes pourraient engendrer de nombreux obstacles à l’accès à la justice. On peut ainsi lister, de prime abord, trois principaux obstacles :
- premièrement, la proposition de directive du 27 avril 2022 prévoit une procédure de « rejet rapide des procédures judiciaires manifestement infondées » (Chapitre III de la directive). Aux termes des articles 9 à 13 de la proposition de directive, le défendeur à l’action qualifiée de « manifestement infondée» pourrait solliciter le rejet rapide de l’action intentée à son encontre, ce qui aurait pour effet de suspendre la procédure principale. Dans le cadre de cette procédure accélérée, il incomberait au requérant de « prouver que sa demande en justice n’est pas manifestement infondée ». Un examen prima facie du bien-fondé de la requête se trouverait ainsi substitué à un examen du fond de la requête, et ce au terme d’une procédure accélérée… au détriment, donc, de la sauvegarde du procès équitable.
Certains commentateurs soutiennent que le caractère accéléré de cette procédure pourrait être justifié par la lenteur générale du temps judiciaire. En raisonnant ainsi, il nous semble que l’on prendrait le problème à l’envers : en effet, il ne peut être souhaitable de prévoir une justice au rabais pour certaines actions, à travers des procédures expéditives, au motif qu’elle permettrait un désengorgement des tribunaux. Un tel objectif, ô combien louable, devrait au contraire être recherché par l’allocation de ressources plus importantes aux tribunaux, permettant la diminution des délais de procédure, et non pas par un affaiblissement du droit à l’accès à la justice.
- deuxièmement, la proposition de directive du 27 avril 2022 prévoit que, en plus du versement des dépens (article 14 de la directive) et de la réparation des dommages (article 15 de la directive), ce qui est classique et établi de longue date en droit français, le requérant pourrait également être condamné à des « sanctions effectives, proportionnées et dissuasives» dont les contours restent à définir. L’explication détaillée de cet article, fournie par la proposition elle-même, nous précise que le « montant des sanctions sera versé aux Etats membres ». Il s’agit donc d’une disposition totalement différente de l’article 472 du code de procédure pénale, avec lequel on pouvait, à première vue, faire un rapprochement, et qui viendrait s’y surajouter.
- troisièmement, en plus de ces mesures dissuasives pour la partie requérante elle-même, la recommandation du 27 avril 2022 prévoit des mesures qui s’adressent à leurs avocats. Ainsi, la recommandation prévoit que les règles déontologiques encadrant la conduite des professionnels du droit « incluent des mesures appropriées en vue de prévenir les procédures judiciaires manifestement infondées », ce qui, en clair, induit des sanctions disciplinaires pour les avocats qui initieraient une action ensuite qualifiée de manifestement infondée.
Cette disposition a pour effet direct de créer une entrave considérable à l’exercice du métier d’avocat, et fait double-emploi avec le devoir de conseil que supportent déjà les avocats français.
En accentuant l’intensité de cette règle préexistante, la recommandation européenne fait fi d’une donnée pourtant bien connue de tout praticien du droit : l’aléa judiciaire. Il est ainsi demandé à l’avocat, ab initio, de prendre la responsabilité d’évaluer le bien-fondé de l’action, en lieu et place d’un magistrat.
Sans attendre le texte européen définitif, des juridictions (pas toutes !) statuant en matière de presse ont amorcé le mouvement initié par les textes du 27 avril 2022, en reprenant le terme de « procédures-bâillons » dans leurs jugements, pour justifier la condamnation pour abus de constitution de partie civile à des sommes significatives (de 2.000 euros à 6.000 euros).
Dans une matière telle que le droit de la presse, où tout est en permanence débattu, les jugements assénant que les parties devraient, dès le premier jour, savoir que leur procédure n’aboutirait pas, posent très sérieusement problème.
Les premiers à payer les conséquences de ces décisions radicales sont bel et bien les avocats, dont la responsabilité civile professionnelle est susceptible d’être engagée.
Les seconds seront les justiciables qui pourraient rencontrer de plus en plus de difficultés à trouver un avocat qui accepterait de s’exposer à une sanction disciplinaire ou judiciaire, dès lors qu’une affaire présenterait des problématiques juridiques complexes.
Attention donc aux projets de texte qui, au motif de mieux protéger la liberté d’expression, viendraient restreindre l’accès à la justice. Ici, peut-être plus qu’ailleurs, l’équilibre des droits et libertés s’avère particulièrement difficile à atteindre.