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Exploitation de données issues d’un piratage par des journalistes : pas d’interdiction de publications futures en cas de dommage incertain … mais pas de « procédure bâillon » non plus

By | Brèves juridiques

L’ordonnance du 6 octobre 2022 (n°2022R00834) du Tribunal de commerce de Nanterre avait fait grand bruit.

Par cette décision, le juge des référés avait ordonné à une société éditrice d’un journal en ligne de ne plus publier de nouvelles informations issues du piratage[1] du réseau informatique de plusieurs sociétés d’un groupe présent dans les médias audiovisuels et la fourniture d’accès à internet à la téléphonie.

Dans une précédente news, nous avions attiré l’attention du lecteur sur l’ampleur de cette interdiction « générale et indifférenciée » de publication des informations issues de ce piratage et non des seules qui relèveraient du secret des affaires.

Par un arrêt du 19 janvier 2023, la Cour d’appel de Versailles[2] vient de statuer sur l’appel interjeté par la société éditrice du journal en ligne.

Le contrôle de la recevabilité de prétentions nouvelles en appel

Avant de se statuer sur l’appel proprement dit, la Cour s’est prononcée sur la recevabilité des prétentions nouvelles formulées par les sociétés intimées ainsi que de certaines pièces[3] communiquées.

En effet, dans le cadre de leur appel incident, lesdites sociétés ont ajouté à leurs prétentions de première instance, la suppression d’articles publiés postérieurement au 21 septembre 2022, date à laquelle leur assignation a été délivrée à l’éditeur du site internet.

Considérant qu’il s’agissait de prétentions nouvelles en appel, ledit éditeur, société appelante, conclut à leur irrecevabilité.

Pourtant les juges d’appel n’ont pas retenu cette fin de non-recevoir aux motifs que, si les demandes relatives aux articles postérieurs au 21 septembre 2022 sont matériellement nouvelles, lesdits articles sont suspectés « d’exploiter les mêmes données piratées que ceux visés par les mesures demandées au premier juges ».

La Cour d’appel en déduit :

  • d’une part, « que ces prétentions nouvelles « tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge» ».

Or, la Cour rappelle qu’aux termes de l’article 565 du Code de procédure civile :

« [l]es prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu’elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent » ;

  • d’autre part, que la demande de suppression des articles publiés après la date de l’assignation est destinée « à mettre un terme au trouble manifestement illicite ou aux dommages imminents allégués, et en sont « le complément nécessaire »» au sens de l’article 566 du code précité, lequel dispose que :

« « [l]es parties ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l’accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire ». »

Dit autrement, si ces prétentions sont bien « nouvelles » puisque formulées pour la première fois en appel, elles n’en encourent pas pour autant l’irrecevabilité qui s’attache d’ordinaire à ce type de demandes dans la mesure où elles ne sont pas détachables de celles de première instance.

La nécessité de distinguer le dommage résultant du piratage et celui lié à la publication de nouveaux articles

Ainsi que le rappelle la Cour, qui ici statue en juge des référés, dès lors que l’exception d’incompétence du tribunal de commerce n’a pas été soulevée, c’est au regard des dispositions de l’article 873 du Code de procédure civile qu’elle doit se prononcer :

« Le président peut, dans les mêmes limites, et même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.

 Dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire. »

Si, de la même manière que le juge des référés du Tribunal de commerce de Nanterre, la Cour d’appel de Versailles ne retient pas le trouble manifestement illicite, elle décide d’infirmer l’ordonnance de première instance sur le dommage imminent ; lequel avait fondé la décision d’interdiction de publications futures.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a opéré un contrôle de l’existence du dommage selon les principes suivants :

« Au sens de l’article 873 précité, le dommage imminent dont la preuve de l’existence incombe à celui qui l’invoque, s’entend du “dommage qui n’est pas encore réalisé, mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer”.

Il s’ensuit que pour que la mesure sollicitée soit prononcée, il doit nécessairement être constaté, à la date à laquelle le premier juge a statué, et avec l’évidence qui s’impose à la juridiction des référés, l’imminence d’un dommage ou d’un préjudice sur le point de se réaliser et dont la survenance et la réalité sont certaines, un dommage purement éventuel ne pouvant être retenu pour fonder l’intervention du juge des référés. La constatation de l’imminence du dommage suffit à caractériser l’urgence afin d’en éviter les effets.

À nouveau, le juge des référés ne peut prononcer que les mesures conservatoires strictement nécessaires pour préserver les droits d’une partie.

La question que la cour doit trancher est celle de savoir si Y justifie, au regard des éléments de preuve qu’elle apporte du comportement de [la société éditrice du journal en ligne], de “l’existence d’un dommage ou d’un préjudice sur le point de se réaliser et dont la survenance et la réalité sont certaines”. »

Alors que la Cour énonce que le dommage résultant du piratage, de la menace de publication des données et de l’exécution de celle-ci, est imputable au groupe de hackers, elle constate cependant que :

« l’interdiction de nouvelles publications ou/et la suppression des articles mis en ligne par [la société éditrice du journal en ligne] n’y mettra pas fin puisque les données sont toujours accessibles sur internet, ce qui n’est pas contesté, peu importe que ce soit sur le darkweb. »

Dit autrement, un premier obstacle à la suppression des articles déjà publiés et à l’interdiction de publications futures tient au fait que :

« La pression exercée sur Y qui l’amènerait éventuellement à payer la rançon n’a donc pas pour unique origine les publications litigieuses par [l’éditeur du journal en ligne]»

Le second obstacle, affirment les juges d’appel, réside dans l’absence de certitude du préjudice imputable à la société éditrice et allégué par les sociétés intimées ; c’est-à-dire celui :

« qui ne manquerait pas de se réaliser en cas de nouvelles publications par [la société éditrice du journal en ligne] qui exploiteraient ou qui donneraient à voir d’autres données piratées. »

Après avoir relevé que « d’autres journaux » ont relayé la publication par les pirates des données en cause et que, partant, « les journalistes [du journal en ligne concerné ayant relayé] une information déjà rendue publique », « il leur est donc reproché de l’amplifier, au même titre que d’autres journaux », la Cour d’appel précise que « Le caractère certain de la menace de publication doit être démontré ».

Or, la Cour d’appel estime que l’analyse des pièces au soutien de cette démonstration ne permet pas d’établir le caractère certain du dommage.

Plus précisément, l’analyse d’une interview du cofondateur et rédacteur du journal en ligne ne permet pas de conclure à la certitude d’un dommage en cas de nouvelles publications :

« La pièce 59 est un article publié par le journal Libération qui rapporte une interview de M. (…), cofondateur et rédacteur [du journal en ligne] sur notamment l’ampleur de la fuite de données : “est-ce qu’on a réussi à les quantifier ? Non. Mais c’est suffisamment gros pour que depuis le 25 août on n’ait pas fait le tour des documents. Et on est deux et demi à travailler 10 heures par jour dessus”. Rien n’est dit cependant sur la publication de nouveaux articles et surtout la nature de leur contenu. L’hypothèse selon laquelle une telle quantité de travail doit aboutir à un résultat qui serait préjudiciable à l’intimée en augmentant la pression qu’elle subirait, si elle est probable, n’est donc pas certaine. »

En outre, même si un nouvel article « relatif aux montages financiers du groupe au Panama dans son dossier « Y au pays des pirates » » a été annoncé par le journal en ligne, l’impossibilité de vérifier à ce stade le contenu dudit dossier rend, là encore, incertain le trouble qui pourrait être causé :

« Dans ces conditions, la certitude du trouble au regard du caractère hypothétique du contenu, n’est pas démontrée. L’imminence du dommage allégué n’est pas établie.

La question est au surplus de savoir si une menace de publication est dommageable. S’agissant d’articles supposés être dans la lignée des précédents, la force du trouble allégué sera jugée insuffisante face à la nécessité de préserver la liberté d’expression.

L’ordonnance rendue le 6 octobre 2022 attaquée sera donc infirmée en ce qu’elle a jugé sur le dommage imminent et en ce qu’elle a ordonné à la société [éditrice] de ne pas publier sur le site de son journal en ligne “…” sur le site “…” de nouvelles informations. Il sera dit n’y avoir lieu à référé sur les prétentions des sociétés intimées. »

Une procédure « bâillon » ? L’action engagée par les sociétés victimes du piratage n’est pas jugée abusive

Dans ses écritures, la société appelante qualifiait la procédure initiée à son encontre de « procédure bâillon » et rappelait les « projets de directive européenne et de recommandation du Conseil de l’Europe visant à lutter contre » ces procédures. L’appelante considérait, notamment :

« qu’Y en saisissant dans le cadre d’une action “vindicative” et sans véritable fondement, le tribunal de commerce pour protéger les intérêts en réalité de M. X, a voulu contourner les règles protectrices de la liberté d’expression et de la liberté d’information pour solliciter des mesures qui violent ces principes fondamentaux. »

La société éditrice du journal en ligne, comme le syndicat de journalistes intervenu volontairement, sollicitaient ainsi le paiement de dommages et intérêts sur le fondement de l’article 32-1 du Code de procédure civile, lequel dispose que :

« Celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d’un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés. »

Si le thème des « procédures bâillons » est dans l’air du temps, la Cour n’a toutefois pas jugé la procédure initiée devant le Tribunal de commerce comme abusive et ce pour plusieurs raisons :

  • d’abord, alors qu’il en avait la possibilité, l’éditeur du journal en ligne n’a pas débattu la compétence du Tribunal de commerce en première instance ; difficile, dès lors, de conclure à un éventuel détournement de procédure du seul fait de la voie procédurale choisie par le groupe de sociétés victimes du piratage ;

 

  • ensuite, la Cour d’appel juge qu’il ne saurait y avoir lieu à condamnation à une amende civile dès lors qu’aucun n’abus de droit n’est constaté en l’espèce ; les juges d’appel insistant sur la différence entre l’abus de droit et la mauvaise appréciation de ses droits par la partie ayant introduit l’instance :

« L’amende civile prévue par l’article 32-1 du code de procédure civile, est une sanction qui suppose aussi qu’un abus de droit ait été commis, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, une mauvaise appréciation de ses droits par Y n’étant pas constitutive d’abus, de sorte que la demande présentée à ce titre par le SNJ sera rejetée, comme sa demande indemnitaire. Il sera ajouté à l’ordonnance querellée comme il sera dit au dispositif. »

Si cette décision est incontestablement protectrice de la liberté d’expression et du travail des journalistes, on relèvera donc qu’elle laisse ouverte la voie à la contestation de l’utilisation de données piratées en ne jugeant pas la procédure abusive.

Notons également que la décision rendue par la Cour d’appel est en référé ; la solution au fond méritera tout autant notre attention.

[1] Dont on vient d’apprendre le démantèlement par les autorités américaines (Cybersécurité : les autorités américaines annoncent le démantèlement de Hive, un rançongiciel aux plus de 1 500 victimes (francetvinfo.fr))

[2] CA Versailles, 19 janvier 2023, n° 22/06176.

[3] Lesdites pièces avaient d’abord été produites en anglais mais comme, ensuite, elles ont été traduites – sans que cette traduction soit contestée – , la Cour d’appel de Versailles a pu les déclarer recevables.

Obtenir les données d’identification ? Bien sûr, c’est toujours possible !

By | Brèves juridiques

Est-il encore possible d’obtenir d’un juge civil les données d’identification de l’utilisateur d’un compte en ligne (réseau social, plateforme collaborative…) ?

Nous nous sommes déjà posés cette question[1] alors que le Cour d’appel de Paris venait de rendre une décision aux termes de laquelle elle jugeait, à la suite de la modification de l’article L34-1 du code des postes et des communications électroniques, que dans la mesure où « la conservation des données d’identification par les fournisseurs d’accès à internet et de services d’hébergement est désormais strictement encadrée aux seuls besoins des procédures pénales », il n’est possible de solliciter leur communication, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, qu’à la condition de « démontrer l’existence d’un motif légitime suffisamment sérieux » (CA Paris, 27 avril 2022, n° 21/14958).

L’ordonnance de référé que vient de rendre le 21 décembre 2022 le Président du Tribunal judiciaire de Paris, sur le fondement des dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile[2], permet de faire le point sur les moyens d’obtenir du juge civil les données d’identification[3] et, plus particulièrement, sur la condition du motif légitime.

Dans l’affaire et la décision ici commentées, une célèbre encyclopédie en ligne avait refusé d’exécuter une ordonnance sur requête rendue au visa de l’article 145 du code de procédure civile, par laquelle il lui avait été enjoint de communiquer les données d’identification d’un de ses utilisateurs qui aurait gravement dénigré une société et son dirigeant.

Le juge des référés rappelle, d’abord, quels sont son office et sa compétence dans le cadre de l’article 145 du Code de procédure civile :

« La juridiction des référés, saisie en application de l’article 145, dispose d’un pouvoir souverain pour apprécier si le demandeur justifie d’un motif légitime et n’a pas à rechercher s’il y a urgence. Elle doit vérifier si le procès en germe allégué par le demandeur n’est pas manifestement voué à l’échec.

Sont légalement admissibles, des mesures d’instruction circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l’objectif poursuivi. Il lui incombe de vérifier si la mesure ordonnée est nécessaire à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence. »

Ensuite, pour déterminer si les mesures d’instruction sollicitées sont légalement admissibles, le Président du Tribunal judiciaire de Paris rappelle les dispositions de l’article L.34-1 du Code des postes et télécommunication :

« Selon l’article L34-1 du code des postes et communications électroniques, les opérateurs de communications électroniques sont tenus de conserver, pour les besoins notamment des procédures pénales, les informations relatives à l’identité civile de l’utilisateur jusqu’à l’expiration d’un délai de 5 ans à compter de la fin de validité de son contrat, et les autres informations fournies par l’utilisateur lors de la création d’un compte, jusqu’à l’expiration d’un délai d’un an à compter de la clôture de son compte. »

Le corollaire de cette obligation de conservation des « informations relatives à l’identité civile de l’utilisateur » et de celles fournies lors de la création de son compte est la possibilité de solliciter la communication desdites informations ; laquelle peut être une mesure d’instruction légalement admissible dès lors qu’elle est nécessaire pour l’engagement d’une procédure pénale ; ce qui était bien le cas en l’espèce puisqu’était évoquée à l’appui de la demande une procédure pour cyberharcèlement[4].

Enfin, opérant son contrôle de la légitimité du motif de la demande, le juge des référés estime :

  • en premier lieu, que, d’une part, l’action en concurrence déloyale – qu’il requalifie en dénigrement – , d’autre part, celle pour cyberharcèlement, ne sont pas, au vu des faits de l’espèce, manifestement vouées à l’échec :

« La page wikipedia relative à Monsieur X., créée le 12 octobre 2021 par l’utilisateur S., mentionne des éléments tels que : « il triche à son bac, avec des oreillettes et une antisèche », « il est un cousin du réalisateur antisémite X », « il est un cousin de l’écrivain pédophile Y », soit des informations au contenu manifestement malveillant et ciblé, tant sur sa vie professionnelle que sur sa vie privée. »

  • en second lieu, que :

« Le seul fait que le procureur ait l’opportunité des poursuites, comme le soutient la société Wikimedia Foundation Inc, ne saurait suffire à rendre illicite la mesure d’instruction sollicitée, qui vise à identifier l’auteur de ces actes. »

Le compte litigieux ayant été fermé en mars 2022, la défenderesse était donc tenue de conserver les données d’identification et doit, le motif étant légitime, les communiquer aux requérants.

Est-il donc toujours possible de demander la communication des données d’identification devant un juge civil ? La réponse est naturellement positive et on peut même aller plus loin.

S’il est désormais exigé, pour que le motif de la mesure d’instruction soit considéré comme légitime, que la communication soit sollicitée dans la perspective de l’engagement d’une procédure pénale qui ne serait pas vouée à l’échec, on comprend de l’ordonnance ici commentée que rien n’empêche le demandeur de s’appuyer sur les données d’identification obtenues pour exercer également une procédure civile.

 

[1] On sait également les nombreux débats sur la conservation et l’accès aux données de connexion (voir nos différentes news sur le sujet ici ou ).

[2] L’article 145 du Code de procédure civile permet toujours que des mesures d’instruction soient ordonnées sur requête ou en référé :

« S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. »

[3] Lesquelles doivent être distinguées des données dites « techniques », c’est-à-dire celles mentionnées aux 3° du II bis de l’article L.34-1 du code des postes et communications électroniques, ou les données de trafic et de localisation mentionnées au III du même article L.34-1. Cf. notre news du 7 décembre 2022.

[4] Le cyberharcèlement est une forme de harcèlement moral défini et réprimé par l’article 222-33-2-2 du Code pénal.

Délit de diffamation et d’injure envers la mémoire des morts : des conditions strictes protectrices du travail des journalistes

By | Brèves juridiques

Les célèbres affaires judiciaires sont d’inépuisables sujets de reportages ou d’émissions télévisées.

Parmi celles qui intéressent tout particulièrement le public, on compte naturellement les dossiers criminels non encore résolus.

L’un d’eux a été évoqué, parmi d’autres, dans le cadre d’un reportage sur France 2 diffusé en 2018 et intitulé « Corbeaux, les lettres de la honte » dans lequel une experte revenait sur l’analyse de dictées qui, selon elle, permettait d’identifier le « corbeau » de l’affaire dite du « petit [G] ».

Aujourd’hui décédée, la veuve et les enfants de la personne mentionnée par l’experte interviewée ont assigné France Télévision et sa directrice de la publication en réparation du préjudice moral qu’ils estimaient avoir subi en raison des propos tirés du reportage litigieux.

Saisi de l’appel contre un jugement du 13 octobre 2020 par lequel le Tribunal judiciaire de Versailles avait condamné le média et sa directrice de la publication pour diffamation publique et accordé une indemnisation du préjudice moral invoqué par les plaignants, la Cour d’appel de Versailles vient, dans un arrêt du 10 janvier 2023[1], d’infirmer le jugement de première instance.

Cet arrêt nous offre l’opportunité de revenir sur les conditions requises pour que soit constitué le délit de diffamation ou d’injure envers la mémoire des morts, tel qu’il est défini par l’article 34 de la loi 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, lequel dispose que :

« Les articles 31, 32 et 33 ne seront applicables aux diffamations ou injures dirigées contre la mémoire des morts que dans le cas où les auteurs de ces diffamations ou injures auraient eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants.

Que les auteurs des diffamations ou injures aient eu ou non l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants, ceux-ci pourront user, dans les deux cas, du droit de réponse prévu par l’article 13. »

La Cour d’appel de Versailles rappelle le « fonctionnement de ce mécanisme « à double détente » » que la Chambre criminelle de la Cour de cassation a défini dans des décisions qui remontent à 1948 et 1956 ou, plus récemment, dans un arrêt du 15 mars 2011 ; cette dernière décision ayant permis à la Haute juridiction judiciaire d’insister sur la nécessité de démontrer l’intention de l’auteur des propos incriminés de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires encore vivants.

Opérant la synthèse de la jurisprudence de la Cour de cassation, la Cour d’appel de Versailles énonce que :

« Pour que le délit de diffamation ou d’injure envers la mémoire des morts soit constitué, il est nécessaire que le propos incriminé constitue une diffamation ou une injure à l’égard du défunt, et que l’auteur des propos ait eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants. La loi exige ici un « dol spécial ».

La chambre criminelle de la cour de cassation a précisé le fonctionnement de ce mécanisme « à double détente » : pour que la diffamation dirigée contre la mémoire des morts constitue un délit, il n’est pas nécessaire que les propos incriminés contiennent l’imputation de faits précis et déterminés contre les héritiers, il suffit que la diffamation envers les morts ait été commise avec intention de nuire aux héritiers des personnes décédées (Cass. crim., 9 janvier 1948, Bull. n°9 ; 29 avril 1897, Bull n°146).

En outre, si la diffamation envers la mémoire des morts suppose une atteinte à l’honneur et à la considération, elle n’exige pas que l’héritier y soit formellement désigné (Crim 28 février 1956 Bull 206).

Toutefois, dans un arrêt du 15 mars 2011 (pourvoi n°10. 281-216), la chambre criminelle a rejeté un pourvoi à l’encontre d’un arrêt d’appel qui avait retenu, en particulier que l’héritier poursuivant n’était pas désigné, qu’aucune allusion n’était faite à sa personne et que la preuve d’une volonté de porter atteinte aux héritiers n’était pas rapportée, la Cour de cassation ayant estimé que la cour d’appel avait justifié sa décision en particulier parce que l’intention de l’auteur de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires encore vivants exigée par l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 n’était pas établie. »

 Rapportés aux faits de l’espèce, les juges d’appel ont estimé que le délit n’était pas constitué dans la mesure où :

◼ d’abord, « le propos du reportage ne constitue pas une diffamation envers» le défunt. En effet :

en premier lieu, le « reportage lui-même ne désigne pas [V] [D] comme le corbeau de l’affaire [G]» ; seule l’experte interviewée exprimant sa conviction personnelle alors que « le début de la séquence du reportage consacré au corbeau de l’affaire [G] indique en introduction que le plus célèbre des corbeaux, celui de cette affaire, défie les enquêteurs depuis plus de 30 ans et reste introuvable. Ainsi, en dépit de l’opinion de Mme [Z]-[U], il ne peut être retenu que le reportage tient [V] [D] comme le corbeau de l’affaire, seule Mme [Z]-[Y] l’affirmant alors que le journaliste en voix off, immédiatement après les propos de l’intéressée, indique que si en 33 ans, trois personnes différentes ont été suspectées successivement d’être le corbeau, le mystère de son identité reste entier. » ;

◾ en deuxième lieu, l’opinion de l’experte n’est pas transformée ou érigée par le reportage en « vérité médiatique» ; ledit reportage, d’une part, informant les téléspectateurs qu’ « aux yeux de la justice [V] [D] ne sera jamais considéré comme l’auteur des lettres du corbeau », d’autre part, rappelant que « le mystère de l’identité du corbeau reste entier à ce jour » et donnant la parole à l’avocat de la famille de la victime qui indiquera que « s’il a cru longtemps que le corbeau était l’assassin de l’enfant, il ne le croit plus aujourd’hui. ».

Dit autrement, « [V] [D] » n’étant pas présenté comme l’assassin de l’enfant, son innocence n’est pas remise en cause. En outre, même l’experte interviewée précise qu’elle ne peut affirmer que celui qui, selon elle, est le corbeau, serait l’assassin. Dès lors, ses héritiers n’étant pas présentés comme ceux d’un assassin, ils ne sont pas diffamés par les propos tenus dans le reportage ;

◾ en troisième et dernier lieu, la Cour estime qu’il n’était pas illégitime pour les journalistes d’interviewer la première experte intervenue dans cette affaire dès lors que le sujet portait justement sur le « fiasco» des « expertises en écritures » ; le reportage indiquant :

 « qu’après l’annulation de l’expertise de Mme [Z]-[U], en 33 ans trois personnes différentes ont été successivement suspectées d’être le corbeau mais que pour l’instant le mystère de son identité reste entier, ce qui, selon la thèse du reportage révèle l’échec des expertises en écritures en l’espèce – « c’est le début d’un fiasco, celui des expertises en écritures » . «  – . Dans cette optique, il n’apparaît donc pas illégitime pour les journalistes, quand bien même son expertise a été annulée faute pour elle d’avoir été désignée par le juge d’instruction, d’avoir interrogé Mme [Z] – [U], puisque celle-ci désigne [V] [D] comme le corbeau alors que précisément, il sera innocenté ultérieurement, cette circonstance étant bien de nature à conforter l’incapacité en l’espèce des expertises en écriture à permettre l’identification de l’auteur des lettres anonymes de l’affaire [G].

Le sujet du reportage n’étant pas  » l’affaire [G] « mais les » corbeaux  » en général, la critique de ne pas avoir donné au spectateur toutes les informations nécessaires sur cette affaire est inopérante de même que les reproches faits par les consorts [D] au travail de Mme [Z]-[U]. »

Une telle motivation est volontairement protectrice de la liberté d’expression, voire éditoriale, des journalistes dont le propos n’est pas nécessairement diffamatoire lorsqu’ils font état d’une opinion – exprimée par un tiers – que des héritiers, époux ou légataires d’un défunt peuvent par ailleurs contester.

Il en va de même de la possibilité pour un journaliste d’évoquer le fait qu’une personne décédée a, un jour, été soupçonnée de tel ou tel délit, de tel ou tel crime. La Cour d’appel de Versailles considère sur ce point que :

« Il est un fait que [V] [D] a été à un moment soupçonné et disculpé ensuite. Rappeler ce fait constitue une information journalistique et ne peut en soi être considéré comme diffamatoire dès lors que le reportage prend bien le soin de préciser que [V] [D], aux yeux de la justice, ne sera jamais considéré comme le corbeau de l’affaire. Admettre la thèse inverse des consorts [D], contraire tant à la lettre qu’à l’esprit de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881, texte de nature pénale et donc d’interprétation stricte, reviendrait à interdire à la presse ne serait-ce que de mentionner ce fait que [V] [D] a été à un moment donné soupçonné d’être le corbeau de l’affaire, tout aussi objectif que le fait lui-même qu’il ait ensuite été disculpé, alors qu’une telle interdiction heurterait de manière frontale la liberté d’expression garantie tant par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen que par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et la liberté de la presse garantie par cette même loi du 29 juillet 1881. »

◼ ensuite, « aucun des consorts [D] n’est cité dans le reportage qui est même dépourvu de toute allusion à leur endroit». Le défunt n’étant, en outre, pas présenté comme étant un assassin, l’intention des auteurs du reportage de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires encore vivants, n’est pas établie.

L’objectivité des faits judiciaires rappelés dans le reportage leur conférant la nature d’informations journalistiques, le débat posé sur l’efficacité des expertises graphologiques, l’absence de mention de l’identité des « héritiers, époux ou légataires encore vivants », ne permettent pas, selon la Cour d’appel de Versailles, de caractériser les éléments constitutifs du délit de diffamation envers la mémoire des morts.

On retiendra donc de cette affaire et de la motivation de la Cour, l’énoncé de certaines lignes directrices dont l’objectif est, tout à la fois, de protéger la mémoire des morts que de garantir la liberté d’expression.

 

[1] CA Versailles, 10 janvier 2023, n° 2°/05069

Diffamation publique envers un particulier : incompétence de la chambre de l’instruction pour se prononcer sur l’absence d’identification de la personne visée par les propos incriminés

By | Brèves juridiques

En matière de diffamation envers un particulier, outre l’appréciation du caractère diffamatoire des propos incriminés, la caractérisation de l’infraction dépend également de la possibilité d’identifier clairement la personne visée.

Dans un arrêt du 13 décembre 2022[1], la Chambre criminelle de la Cour de cassation est venue rappeler qui, de la chambre de l’instruction ou des juges du fond, est compétent pour se prononcer sur l’identification de la victime.

Dans l’affaire objet du pourvoi, une plainte avec constitution de partie civile avait été déposée par une personne qui estimait être visée par des propos diffamatoires figurant dans un livre.

N’étant pas cité nommément, le plaignant considérait pourtant que les informations et détails donnés dans le livre permettaient de l’identifier.

Le juge d’instruction auquel l’affaire avait été confiée a toutefois rendu une ordonnance de non-lieu au motif que « l’information judiciaire n’a pas permis de qualifier les termes employés comme relevant de la diffamation envers un particulier, la personne visée dans l’extrait ne pouvant être identifiée. ».

Sur appel de l’ordonnance de non-lieu par la partie civile, un supplément d’information a été ordonné par la chambre de l’instruction aux fins de « de procéder à l’interrogatoire de première comparution de M. [E] et d’envisager sa mise en examen du chef de diffamation publique » ; ce qui a abouti à la mise en examen de ce dernier et à un arrêt de dépôt.

Dans une motivation succincte mais claire, la Chambre criminelle[2] précise qu’une chambre de l’instruction ne dispose pas du pouvoir de se prononcer sur l’identification de la victime ; question qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond :

« C’est à tort que la chambre de l’instruction, saisie, sur le seul appel de la partie civile, d’une ordonnance de non-lieu fondée sur l’absence d’identification de la personne visée par les propos diffamatoires, s’est prononcée sur cette question pour infirmer l’ordonnance de non-lieu, alors que les éléments relatifs à l’identification de la victime relèvent du débat contradictoire et que, soumis à l’appréciation souveraine des juges du fond, ils échappent à la compétence de la juridiction d’instruction. »

Une occasion de rappeler le périmètre restreint de l’office de la juridiction d’instruction en matière de presse.

 

 

[1] Cass. Crim., 13 décembre 2022, n° 22-85.880.

[2] On notera, cependant, que l’arrêt par lequel la chambre de l’instruction a infirmé l’ordonnance de non-lieu n’est pas censuré au motif que le moyen soulevé au soutien du pourvoi est irrecevable :

« Cependant, l’arrêt n’encourt pas la censure, dès lors que le moyen, qui se borne à critiquer les énonciations de l’arrêt, relatives à l’identification de la personne visée par les propos diffamatoires, ne comportant aucune disposition que le tribunal saisi de la poursuite n’aurait pas le pouvoir de modifier, est irrecevable en application de l’article 574 du code de procédure pénale. ». L’article 574 du code de procédure pénale dispose que : « L’arrêt de la chambre de l’instruction portant renvoi du prévenu devant le tribunal correctionnel ou de police ne peut être attaqué devant la Cour de cassation que lorsqu’il statue, d’office ou sur déclinatoire des parties, sur la compétence ou qu’il présente des dispositions définitives que le tribunal, saisi de la prévention, n’a pas le pouvoir de modifier. ».

 

Olivier, BARATELLI, avocat de François, Henri PINAULT obtient la démolition de bâtiments construits illégalement dans la cour des Beaux-Arts à Paris

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« Le retard des Beaux-arts à démolir ses préfabriqués a suscité l’irritation d’un autre voisin, Olivier Reza, également représenté par Olivier BARATELLI »

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