L’ordonnance du 6 octobre 2022 (n°2022R00834) du Tribunal de commerce de Nanterre avait fait grand bruit.
Par cette décision, le juge des référés avait ordonné à une société éditrice d’un journal en ligne de ne plus publier de nouvelles informations issues du piratage[1] du réseau informatique de plusieurs sociétés d’un groupe présent dans les médias audiovisuels et la fourniture d’accès à internet à la téléphonie.
Dans une précédente news, nous avions attiré l’attention du lecteur sur l’ampleur de cette interdiction « générale et indifférenciée » de publication des informations issues de ce piratage et non des seules qui relèveraient du secret des affaires.
Par un arrêt du 19 janvier 2023, la Cour d’appel de Versailles[2] vient de statuer sur l’appel interjeté par la société éditrice du journal en ligne.
Le contrôle de la recevabilité de prétentions nouvelles en appel
Avant de se statuer sur l’appel proprement dit, la Cour s’est prononcée sur la recevabilité des prétentions nouvelles formulées par les sociétés intimées ainsi que de certaines pièces[3] communiquées.
En effet, dans le cadre de leur appel incident, lesdites sociétés ont ajouté à leurs prétentions de première instance, la suppression d’articles publiés postérieurement au 21 septembre 2022, date à laquelle leur assignation a été délivrée à l’éditeur du site internet.
Considérant qu’il s’agissait de prétentions nouvelles en appel, ledit éditeur, société appelante, conclut à leur irrecevabilité.
Pourtant les juges d’appel n’ont pas retenu cette fin de non-recevoir aux motifs que, si les demandes relatives aux articles postérieurs au 21 septembre 2022 sont matériellement nouvelles, lesdits articles sont suspectés « d’exploiter les mêmes données piratées que ceux visés par les mesures demandées au premier juges ».
La Cour d’appel en déduit :
- d’une part, « que ces prétentions nouvelles « tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge» ».
Or, la Cour rappelle qu’aux termes de l’article 565 du Code de procédure civile :
« [l]es prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu’elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent » ;
- d’autre part, que la demande de suppression des articles publiés après la date de l’assignation est destinée « à mettre un terme au trouble manifestement illicite ou aux dommages imminents allégués, et en sont « le complément nécessaire »» au sens de l’article 566 du code précité, lequel dispose que :
« « [l]es parties ne peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l’accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire ». »
Dit autrement, si ces prétentions sont bien « nouvelles » puisque formulées pour la première fois en appel, elles n’en encourent pas pour autant l’irrecevabilité qui s’attache d’ordinaire à ce type de demandes dans la mesure où elles ne sont pas détachables de celles de première instance.
La nécessité de distinguer le dommage résultant du piratage et celui lié à la publication de nouveaux articles
Ainsi que le rappelle la Cour, qui ici statue en juge des référés, dès lors que l’exception d’incompétence du tribunal de commerce n’a pas été soulevée, c’est au regard des dispositions de l’article 873 du Code de procédure civile qu’elle doit se prononcer :
« Le président peut, dans les mêmes limites, et même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire. »
Si, de la même manière que le juge des référés du Tribunal de commerce de Nanterre, la Cour d’appel de Versailles ne retient pas le trouble manifestement illicite, elle décide d’infirmer l’ordonnance de première instance sur le dommage imminent ; lequel avait fondé la décision d’interdiction de publications futures.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a opéré un contrôle de l’existence du dommage selon les principes suivants :
« Au sens de l’article 873 précité, le dommage imminent dont la preuve de l’existence incombe à celui qui l’invoque, s’entend du “dommage qui n’est pas encore réalisé, mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer”.
Il s’ensuit que pour que la mesure sollicitée soit prononcée, il doit nécessairement être constaté, à la date à laquelle le premier juge a statué, et avec l’évidence qui s’impose à la juridiction des référés, l’imminence d’un dommage ou d’un préjudice sur le point de se réaliser et dont la survenance et la réalité sont certaines, un dommage purement éventuel ne pouvant être retenu pour fonder l’intervention du juge des référés. La constatation de l’imminence du dommage suffit à caractériser l’urgence afin d’en éviter les effets.
À nouveau, le juge des référés ne peut prononcer que les mesures conservatoires strictement nécessaires pour préserver les droits d’une partie.
La question que la cour doit trancher est celle de savoir si Y justifie, au regard des éléments de preuve qu’elle apporte du comportement de [la société éditrice du journal en ligne], de “l’existence d’un dommage ou d’un préjudice sur le point de se réaliser et dont la survenance et la réalité sont certaines”. »
Alors que la Cour énonce que le dommage résultant du piratage, de la menace de publication des données et de l’exécution de celle-ci, est imputable au groupe de hackers, elle constate cependant que :
« l’interdiction de nouvelles publications ou/et la suppression des articles mis en ligne par [la société éditrice du journal en ligne] n’y mettra pas fin puisque les données sont toujours accessibles sur internet, ce qui n’est pas contesté, peu importe que ce soit sur le darkweb. »
Dit autrement, un premier obstacle à la suppression des articles déjà publiés et à l’interdiction de publications futures tient au fait que :
« La pression exercée sur Y qui l’amènerait éventuellement à payer la rançon n’a donc pas pour unique origine les publications litigieuses par [l’éditeur du journal en ligne]. »
Le second obstacle, affirment les juges d’appel, réside dans l’absence de certitude du préjudice imputable à la société éditrice et allégué par les sociétés intimées ; c’est-à-dire celui :
« qui ne manquerait pas de se réaliser en cas de nouvelles publications par [la société éditrice du journal en ligne] qui exploiteraient ou qui donneraient à voir d’autres données piratées. »
Après avoir relevé que « d’autres journaux » ont relayé la publication par les pirates des données en cause et que, partant, « les journalistes [du journal en ligne concerné ayant relayé] une information déjà rendue publique », « il leur est donc reproché de l’amplifier, au même titre que d’autres journaux », la Cour d’appel précise que « Le caractère certain de la menace de publication doit être démontré ».
Or, la Cour d’appel estime que l’analyse des pièces au soutien de cette démonstration ne permet pas d’établir le caractère certain du dommage.
Plus précisément, l’analyse d’une interview du cofondateur et rédacteur du journal en ligne ne permet pas de conclure à la certitude d’un dommage en cas de nouvelles publications :
« La pièce 59 est un article publié par le journal Libération qui rapporte une interview de M. (…), cofondateur et rédacteur [du journal en ligne] sur notamment l’ampleur de la fuite de données : “est-ce qu’on a réussi à les quantifier ? Non. Mais c’est suffisamment gros pour que depuis le 25 août on n’ait pas fait le tour des documents. Et on est deux et demi à travailler 10 heures par jour dessus”. Rien n’est dit cependant sur la publication de nouveaux articles et surtout la nature de leur contenu. L’hypothèse selon laquelle une telle quantité de travail doit aboutir à un résultat qui serait préjudiciable à l’intimée en augmentant la pression qu’elle subirait, si elle est probable, n’est donc pas certaine. »
En outre, même si un nouvel article « relatif aux montages financiers du groupe au Panama dans son dossier « Y au pays des pirates » » a été annoncé par le journal en ligne, l’impossibilité de vérifier à ce stade le contenu dudit dossier rend, là encore, incertain le trouble qui pourrait être causé :
« Dans ces conditions, la certitude du trouble au regard du caractère hypothétique du contenu, n’est pas démontrée. L’imminence du dommage allégué n’est pas établie.
La question est au surplus de savoir si une menace de publication est dommageable. S’agissant d’articles supposés être dans la lignée des précédents, la force du trouble allégué sera jugée insuffisante face à la nécessité de préserver la liberté d’expression.
L’ordonnance rendue le 6 octobre 2022 attaquée sera donc infirmée en ce qu’elle a jugé sur le dommage imminent et en ce qu’elle a ordonné à la société [éditrice] de ne pas publier sur le site de son journal en ligne “…” sur le site “…” de nouvelles informations. Il sera dit n’y avoir lieu à référé sur les prétentions des sociétés intimées. »
Une procédure « bâillon » ? L’action engagée par les sociétés victimes du piratage n’est pas jugée abusive
Dans ses écritures, la société appelante qualifiait la procédure initiée à son encontre de « procédure bâillon » et rappelait les « projets de directive européenne et de recommandation du Conseil de l’Europe visant à lutter contre » ces procédures. L’appelante considérait, notamment :
« qu’Y en saisissant dans le cadre d’une action “vindicative” et sans véritable fondement, le tribunal de commerce pour protéger les intérêts en réalité de M. X, a voulu contourner les règles protectrices de la liberté d’expression et de la liberté d’information pour solliciter des mesures qui violent ces principes fondamentaux. »
La société éditrice du journal en ligne, comme le syndicat de journalistes intervenu volontairement, sollicitaient ainsi le paiement de dommages et intérêts sur le fondement de l’article 32-1 du Code de procédure civile, lequel dispose que :
« Celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d’un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés. »
Si le thème des « procédures bâillons » est dans l’air du temps, la Cour n’a toutefois pas jugé la procédure initiée devant le Tribunal de commerce comme abusive et ce pour plusieurs raisons :
- d’abord, alors qu’il en avait la possibilité, l’éditeur du journal en ligne n’a pas débattu la compétence du Tribunal de commerce en première instance ; difficile, dès lors, de conclure à un éventuel détournement de procédure du seul fait de la voie procédurale choisie par le groupe de sociétés victimes du piratage ;
- ensuite, la Cour d’appel juge qu’il ne saurait y avoir lieu à condamnation à une amende civile dès lors qu’aucun n’abus de droit n’est constaté en l’espèce ; les juges d’appel insistant sur la différence entre l’abus de droit et la mauvaise appréciation de ses droits par la partie ayant introduit l’instance :
« L’amende civile prévue par l’article 32-1 du code de procédure civile, est une sanction qui suppose aussi qu’un abus de droit ait été commis, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, une mauvaise appréciation de ses droits par Y n’étant pas constitutive d’abus, de sorte que la demande présentée à ce titre par le SNJ sera rejetée, comme sa demande indemnitaire. Il sera ajouté à l’ordonnance querellée comme il sera dit au dispositif. »
Si cette décision est incontestablement protectrice de la liberté d’expression et du travail des journalistes, on relèvera donc qu’elle laisse ouverte la voie à la contestation de l’utilisation de données piratées en ne jugeant pas la procédure abusive.
Notons également que la décision rendue par la Cour d’appel est en référé ; la solution au fond méritera tout autant notre attention.
[1] Dont on vient d’apprendre le démantèlement par les autorités américaines (Cybersécurité : les autorités américaines annoncent le démantèlement de Hive, un rançongiciel aux plus de 1 500 victimes (francetvinfo.fr))
[2] CA Versailles, 19 janvier 2023, n° 22/06176.
[3] Lesdites pièces avaient d’abord été produites en anglais mais comme, ensuite, elles ont été traduites – sans que cette traduction soit contestée – , la Cour d’appel de Versailles a pu les déclarer recevables.