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Lien hypertexte : nouvelle publication or not ? Cour d’appel de Douai, 3ème chambre, 30 juin 2022

By | Brèves juridiques

La Cour d’appel de Douai s’est distinguée, dans un arrêt du 30 juin 2022[1], par la qualité de sa motivation concernant la prescription trimestrielle en matière de presse issue, on le sait, de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881.

Dans cette espèce, trois publications étaient mises en cause, respectivement datées du 1er avril 2018, du 30 juillet 2018 et du 1er août 2018.

Un tweet renvoyant à la publication du 1er avril 2018 était également publié le 7 août 2018.

Les 16 et 17 août 2018, les demandeurs, considérant que ces publications revêtaient un caractère diffamatoire, formaient une assignation devant le juge des référés sur le fondement des articles 29 et suivants de la loi du 29 juillet 1881.

Le 23 octobre 2018, le juge des référés rendait une ordonnance au terme de laquelle les assignations du 16 et du 17 août 2018 étaient jugées nulles, faute d’avoir respecté le « le formalisme des actes en matière de diffamation publique ».

Le 27 novembre 2018, sans désemparer, les demandeurs assignaient au fond leurs détracteurs, devant le Tribunal de grande instance de Lille, en concurrence déloyale, parasitisme et diffamation.

Le 12 octobre 2021, le Tribunal de grande instance de Lille a jugé diffamatoires les publications poursuivies. Il a été relevé appel de ce jugement.

Deux questions se posaient alors : d’une part, le caractère interruptif de prescription d’une assignation en référé, nonobstant le vice de procédure qui l’affecte (1.) et, d’autre part, l’ouverture éventuelle d’une nouvelle prescription trimestrielle par la publication d’un lien hypertexte renvoyant à la publication litigieuse initiale (2.).

Avant de répondre à ces deux questions, la Cour d’appel de Douai s’est fendue d’un attendu de principe dont on ne peut que saluer la clarté :

« Sur la prescription de l’action en diffamation :

Le délai de prescription trimestriel de l’action en responsabilité civile extracontractuelle engagée à raison de la diffusion sur le réseau internet d’un message, prévu par l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse applicable en vertu de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, court à compter de sa première mise en ligne, date de la manifestation du dommage allégué.

Toutefois, une nouvelle publication ou une reproduction du contenu incriminé ouvre un nouveau délai de prescription trimestrielle. »

  1. le caractère interruptif de prescription d’une assignation en référé, même annulée

Dans un premier temps, la Cour d’appel de Douai a dû déterminer si l’assignation en référé délivrée les 16 et 17 août 2018 avait régulièrement interrompu la prescription trimestrielle, en dépit du vice qui l’affectait.

Afin de résoudre ce problème, la Cour d’appel de Douai a recours à la procédure civile générale, qui se trouve ainsi combinée à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881.

La Cour d’appel de Douai juge :

« À cet égard, alors que l’article 2241 alinéa 1, du code civil dispose que la demande fondée devant le juge des référés interrompt le délai de prescription, son alinéa 2 précise qu’il en est de même « lorsque l’acte de saisine de la juridiction en annulé par l’effet d’un vice de procédure ».

En l’espèce, l’assignation des 16 et 17 août 2018 a été annulée par le juge des référés pour violation des dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, à défaut d’avoir précisément indiqué le texte de loi applicable à la poursuite, de sorte qu’une telle annulation résulte d’un tel vice de procédure affectant cet acte introductif d’instance.

II en résulte que cette assignation s’analyse comme un acte ayant valablement interrompu la prescription à compter des 16 et 17 août 2018. En application de l’article 2242 du code civil, les effets d’une telle interruption se sont en outre produits jusqu’à l’extinction de l’instance, de sorte qu’une telle assignation a fait en définitive courir un nouveau délai trimestriel de prescription à compter de l’ordonnance ayant prononcé cette nullité. »

Au contraire, la Cour d’appel de Douai écarte l’application de l’article 2243 du Code civil, dont elle précise « qu’un tel non-avenu ne peut résulter que d’une fin de non-recevoir ou d’une défense au fond, et non d’un vice de procédure affectant l’acte de saisine ».

La Cour d’appel de Douai énonce donc, de manière très affirmée, que :

  • l’assignation en référé est interruptive de la prescription trimestrielle ;
  • et ce quand bien même l’assignation en référé serait ultérieurement frappée de nullité, faute de respecter les dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881.
  1. l’ouverture éventuelle d’une nouvelle prescription trimestrielle par la publication d’un lien hypertexte

Dans un deuxième temps, la Cour d’appel de Douai s’est penchée sur la question de l’ouverture d’un nouveau délai de prescription, à compter de la publication d’un lien hypertexte renvoyant à la publication initiale.

En l’espèce, un tweet renvoyant à la publication du 1er avril 2018 via un lien hypertexte avait été publié le 7 août 2018.

Les demandeurs faisaient valoir que ce tweet constituait une « nouvelle publication du contenu incriminé vers lequel renvoie cet hyperlien », de telle sorte qu’un nouveau délai de prescription aurait couru à compter du 7 août 2018.

La Cour d’appel va ici appliquer la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, en rappelant que :

« La chambre criminelle de la Cour de cassation a ultérieurement jugé que « toute reproduction, dans un écrit rendu public, d’un texte déjà publié, est constitutive d’une publication nouvelle dudit texte, qui fait courir un nouveau délai de prescription ; que l’insertion, sur internet, par l’auteur d’un écrit, d’un lien hypertexte renvoyant directement audit écrit, précédemment publié, caractérise une telle reproduction » (Crim., 2 novembre 2016, pourvoi n 15-87.163, Bull. crim. 2016, n ° 283), précisant que « le texte incriminé avait été rendu à nouveau accessible par son auteur au moyen d’un lien hypertexte, y renvoyant directement, inséré dans un contexte éditorial nouveau ».

Enfin, dans l’hypothèse distincte où l’hyperlien est publié sur un site externe par une autre personne que l’auteur de la publication à laquelle il renvoie directement, un tel lien constitue une reproduction de cette publication, qui fait courir un nouveau délai de prescription (Crim., 1er sept. 2020, n° 19-84.505). En l’espèce, l’hyperlien est à la fois profond, en ce qu’il renvoie directement au contenu incriminé, et externe, en ce qu’il renvoie à un site internet, qui constitue un support distinct du compté Twitter sur lequel cet hyperlien a été mentionné. »

Mais l’arrêt de la Cour d’appel de Douai est particulièrement instructif en ce qu’elle fait un vrai effort de systématisation.

En effet, la Cour d’appel de Douai dégage ici la condition sine qua non à l’ouverture d’un nouveau délai de prescription : l’absence d’identité entre, d’une part, l’auteur de l’article litigieux, et, d’autre part, l’auteur du tweet subséquent.

La Cour d’appel de Douai juge ainsi :

« Il résulte d’une telle identité entre l’auteur de l’article litigieux et le titulaire du compte Twitter l’ayant relayé par hyperlien que l’insertion de cet hyperlien ne constitue pas une nouvelle publication de la publication initiale. »

En l’espèce, l’auteur de la publication initiale et de la publication du lien hypertexte étant le même auteur, le tweet du 7 août 2018 n’a fait courir aucun nouveau délai de prescription.

On soulignera tout de même que, si la Cour d’appel de Douai semble ainsi réduire l’impact du tweet d’un lien hypertexte, elle en accentue ensuite le caractère substantiel :

« Il résulte de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, arrêt du 4 décembre 2018, Magyar Jeti Zrt c. Hongrie, n° 11257/16), que les liens hypertextes contribuent au bon fonctionnement du réseau internet, en rendant les très nombreuses informations qu’il contient aisément accessibles ».

Ainsi, lorsque la condition sine qua non de l’absence d’identité de l’auteur de la publication initiale et de l’auteur de la publication du lien hypertexte est satisfaite, il appartient au juge du fond de passer à l’examen de la substance même de cette seconde publication :

« pour apprécier si l’auteur d’un tel lien, qui renvoie à un contenu susceptible d’être diffamatoire, peut voir sa responsabilité engagée en raison de la nouvelle publication de ce contenu à laquelle il procède, les juges doivent examiner en particulier si l’auteur du lien a approuvé le contenu litigieux, l’a seulement repris ou s’est contenté de créer un lien, sans reprendre ni approuver ledit contenu, s’il savait ou était raisonnablement censé savoir que le contenu litigieux était diffamatoire et s’il a agi de bonne foi (point 77 de l’arrêt cité). »

Eu égard aux nombreuses occurrences d’un tel cas de figure, il ne fait pas de doute que la question de la valeur intrinsèque d’un lien hypertexte n’a pas terminé de faire couler de l’encre.

 

[1] CA Douai, 30 juin 2022, n° 21/05597.

Requête en nullité pour violation des règles relatives à la conservation et à l’accès aux données de connexion : soyez précis !

By | Brèves juridiques

Les décisions faisant application des exigences européennes en matière de conservation et d’accès aux données de connexion s’enchaînent ; et cela n’est sans doute pas près de s’arrêter.

En moins de six mois à peine après les très commentés arrêts de la Cour de cassation du 12 juillet 2022, la Chambre criminelle a déjà enrichi le mode d’emploi des principes évoqués dans une précédente news.  Dans une décision du 22 novembre 2022[1], la Haute juridiction judiciaire poursuit la définition du régime juridique des nullités de procédure.

Pour faire simple, on rappellera que la Chambre de l’instruction ne peut faire droit aux demandes de nullité de procédure que dans l’hypothèse où le requérant démontre l’existence d’un grief dont il peut légitimement se prévaloir.

Dans l’arrêt ici commenté, la Chambre criminelle énonce que ne saurait être prononcée la nullité d’actes de procédure qui ne seraient pas précisément identifiés dans la requête en nullité, ou dans le mémoire en réplique aux réquisitions du ministère public :

«  6. Pour écarter les moyens de nullité et les demandes présentées par les requérants, pris de la non-conformité du droit français aux exigences européennes en matière de conservation des données de connexion, l’arrêt attaqué retient que ni les deux requêtes des personnes mises en examen, ni le mémoire en réplique aux réquisitions du ministère public, ne précisent quels actes ou quelles pièces de procédure seraient frappés de nullité parce que réalisés sur le fondement de l’article L. 34-2 du code de postes et des communications électroniques.

  1. En l’état de ces seules énonciations, la chambre de l’instruction a justifié sa décision.
  2. En effet le grief pris de la violation des exigences européennes en matière de conservation et d’accès aux données de connexion ainsi que de celles énoncées à l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui n’est pas d’ordre public, n’affecte qu’un intérêt privé. 
  3. Il s’en déduit que le demandeur, lorsqu’il présente une requête en nullité d’actes de la procédure, doit indiquer précisément à la chambre de l’instruction chacun des actes dont il sollicite l’annulation.»

Le grief tiré de la méconnaissance des principes dégagés par la jurisprudence européenne et de l’article 8 de la CEDH n’étant pas d’ordre public[2], il ne suffit donc pas de viser de manière générale les actes par lesquels les données de connexion ont été obtenues par les enquêteurs ; il est nécessaire d’identifier chacun d’entre eux avec précision.

On y voit désormais un peu plus clair.

[1] Cass. Crim., 22 novembre 2022, n° 22-83.221

[2] Dans sa note explicative sur les arrêts du 12 juillet 2022, la Cour de cassation précise que :

« Déclinant sa méthodologie à l’espèce, la chambre criminelle de la Cour de cassation relève que les exigences européennes en matière de conservation et d’accès aux données de connexion ont pour objet la protection du droit au respect de la vie privée, du droit à la protection des données à caractère personnel et du droit à la liberté d’expression (CJUE, arrêt du 6 octobre 2020 précité). Il en est ainsi en particulier de l’exigence d’un contrôle préalable par une juridiction ou une entité administrative indépendante qui vise à garantir, en pratique, le plein respect des conditions d’accès aux données à caractère personnel, et notamment que l’ingérence aux droits précités est limitée à ce qui est strictement nécessaire (CJUE, arrêt du 2 mars 2021 précité ; CJUE, arrêt du 5 avril 2022 précité). Il en résulte que les dispositions invoquées sont édictées dans le seul intérêt de la personne concernée. »

Rappels sur les modalités de la prescription en matière de presse

By | Brèves juridiques

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a une nouvelle fois rappelé, dans un arrêt du 29 novembre 2022[1], l’attention toute particulière qui doit être portée à l’écoulement du temps en matière de presse.

A l’origine de cette affaire, des propos prononcés oralement, à la sortie d’une école, le 4 décembre 2020 : « est-ce que ton autorité parentale te permet de frapper ta fille et de mal la traiter quand elle est chez toi… ».

La procédure qui s’ensuivait était peu orthodoxe : le 20 décembre 2020, la victime des propos déposait une plainte simple du chef de diffamation publique devant les services de police. Le 30 décembre 2020, le Procureur de la République délivrait un soit-transmis aux fins d’enquête aux services de police, qui procédaient à l’audition des parties.

Le 26 janvier 2021, le Procureur de la République ordonnait un rappel à la loi, en application de l’article 41-1 du code de procédure pénale, notifié le 11 février 2021 à l’auteur des propos.

La procédure ne devait pas s’arrêter là.

Le 6 avril 2021, la victime des propos décidait de déposer une plainte avec constitution de partie civile du chef de diffamation publique entre les mains du Doyen des Juges d’instruction, qui rendait une ordonnance de refus d’informer en raison de la prescription des faits.

En matière de prescription, donc, deux questions se posaient ici, articulées en deux branches du même moyen : d’une part, celle de l’effet interruptif du soit-transmis aux fins d’enquête émis par le Procureur de la République, et des actes d’exécution consécutifs (1.) et, d’autre part, celle de l’effet suspensif du rappel à la loi (2.).

  1. concernant le soit-transmis aux fins d’enquête : un effet interruptif soumis aux critères posés par l’article 65 al. 2 de la loi du 29 juillet 1881

Le plaignant faisait valoir que le soit-transmis du 30 décembre 2020 avait interrompu la prescription trimestrielle. Le plaignant précisait que le soit-transmis aux fins d’enquête, accompagné de la plainte initiale, mentionnait « URGENT Prescription courte ».

La mention d’une prescription courte était toutefois totalement inopérante pour l’interruption de la prescription. En effet, pour interrompre la prescription, les réquisitions aux fins d’enquête doivent respecter les conditions définies à l’article 65 de la loi sur la liberté de la presse et plus particulièrement celles du deuxième alinéa dudit article :

« L’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait.

Toutefois, avant l’engagement des poursuites, seules les réquisitions aux fins d’enquête seront interruptives de prescription. Ces réquisitions devront, à peine de nullité, articuler et qualifier les provocations, outrages, diffamations et injures à raison desquels l’enquête est ordonnée. »

Dit autrement, seule la qualification des faits par le réquisitoire introductif conditionne le caractère interruptif des actes subséquents (i.e. le soit-transmis du Ministère public aux fins d’enquête et les actes d’exécution consécutifs).

En l’espèce, le soit-transmis n’a pas pu interrompre la prescription, dès lors que les réquisitions qui le précédaient ne faisaient état que d’une « diffamation publique, sans autre précision sur le type de diffamation visé ».

Ce faisant, la Chambre criminelle juge que :

« le soit-transmis du ministère public aux fins d’enquête et les actes d’exécution qui ont suivi n’ont pu interrompre la prescription, dès lors que les réquisitions aux fins d’enquête ont seulement fait état d’une diffamation publique, sans autre précision sur le type de diffamation visé, et n’ont donc pas qualifié les faits, comme l’exige l’article 65, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. »

En conséquence, faute pour les réquisitions de satisfaire aux exigences de l’article 65 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881, le soit-transmis et les actes d’enquête consécutifs n’ont pas interrompu la prescription.

  1. concernant le rappel à la loi issu de l’article 41-1 du Code de procédure pénale : un effet suspensif circonscrit

On savait déjà que le rappel à la loi, procédure prévue à l’article 41-1-1° du code de procédure pénale, « suspend la prescription de l’action publique ». La Cour de cassation précise ici, et de manière bienvenue, le moment de la reprise du délai prescription.

Le plaignant faisait valoir que la prescription avait été suspendue entre le 26 janvier 2021 (décision du Procureur d’ordonner un rappel à la loi) et le mois de novembre 2021 (décision du Procureur sur l’action publique).

La Chambre criminelle de la Cour de cassation juge que l’effet suspensif du rappel à la loi est bien plus circonscrit que cela : la prescription n’est suspendue que de la date de la décision du Procureur de la République jusqu’à celle de la notification du rappel à la loi à l’intéressé, soit, en l’espèce, jusqu’au 11 février 2021 :

« le rappel à la loi prévu par l’article 41-1 du code de procédure pénale, dès lors qu’il s’effectue en deux temps, a entraîné la suspension du délai de prescription du 26 janvier 2021, date de la décision du ministère public, au 11 février suivant, date de la notification à l’intéressé dudit rappel. »

En conséquence, la prescription qui avait couru, sans être interrompue, du 4 décembre 2020 au 26 janvier 2021, puis à compter du 11 février 2021, était largement acquise le 6 avril 2021, jour du dépôt de la plainte avec constitution de partie civile.

Gare, donc, à l’écoulement du temps, dont on ne saurait distordre le cours à sa convenance.

[1] Cass. Crim., 29 novembre 2022, n° 22-81.814

Piqûre de rappel : une assignation contenant une double qualification pour un même fait encourt la nullité

By | Brèves juridiques

Dans un arrêt du 23 novembre 2022 (Cass. Civ. 1ère, 23 novembre 2022, n° 21-22.078), la Cour de cassation a eu l’occasion de rappeler ce qu’elle a jugé pourtant à de nombreuses reprises[1], à savoir qu’ :

« Est nulle une assignation qui retient pour le même fait la double qualification d’injure et de diffamation comme étant de nature à créer, une incertitude quant aux faits reprochés. »

Le principe qui fonde ce raisonnement est le même que dans des matières autres que le droit de la presse : pour permettre à la personne mise en cause de produire une défense utile, il ne doit exister aucune incertitude sur la qualification des faits reprochés à son auteur.

C’est ce qu’avait déjà précisé la Première chambre civile de la Cour de cassation[2] dans une affaire relative à des propos publiés sur Facebook que la personne visée considérait comme « constitutifs, à son égard, de diffamation et, pour certains, d’injures ».

La Cour de cassation avait censuré l’arrêt de la Cour d’appel au motif :

« Qu’en statuant ainsi, alors que les mêmes passages des mêmes écrits se trouvaient poursuivis sous deux qualifications différentes et que ce cumul de qualifications était de nature à créer pour M. Y… une incertitude préjudiciable à sa défense, de sorte que l’assignation était nulle en son entier, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; »

Dans l’arrêt ici signalé, rendu comme le précédent au visa de l’article 53[3] de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, une société s’estimant injuriée et diffamée par certains propos tenus dans un ouvrage, a assigné les coauteurs du livre, l’auteur des propos reproduits et la société d’édition, en suppression des passages litigieux sur le fondement de la loi précitée.

Appliquant une jurisprudence qu’il faut bien qualifier de constante, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi aux termes du raisonnement suivant :

« 6. La cour d’appel a constaté que, si la société avait distingué, dans les motifs des assignations, entre les propos estimés diffamatoires et ceux considérés comme injurieux, le dispositif qualifiait cumulativement les propos d’injurieux et de diffamatoires sans distinction et tendait à la suppression d’un passage entier du livre qui contiendrait ces propos.

7. C’est donc à bon droit, sans modifier l’objet du litige ni porter une atteinte excessive au droit d’accès au juge de la société X, qu’elle en a déduit que ce cumul de qualifications était de nature à créer, à l’égard des défendeurs, une incertitude préjudiciable à leur défense et qu’elle a annulé les assignations en leur entier.»

La jurisprudence de la Cour de cassation est donc limpide et nous confirme :

◾ d’une part, qu’est nulle une assignation comportant une double qualification pour un même fait ;

◾ d’autre part, que, quand bien même la distinction entre les propos allégués comme étant diffamatoires et ceux poursuivis comme étant injurieux apparaîtrait clairement dans les motifs de l’assignation, dès lors que le dispositif présente une double qualification pour les mêmes propos, la nullité de l’acte introductif d’instance est encourue.

 

[1] Cass.Civ. 1ère, 4 février 2015, n° 13-16.263 et 13-19.455 ;

[2] Cass. Civ., 1ère, 7 février 2018, 17-11.316.

[3] Dont la Cour de cassation rappelle que « Ces dispositions assurent un juste équilibre entre le droit au recours juridictionnel du demandeur, la protection de la liberté d’expression et le respect des droits de la défense (CC, 17 mai 2013, n° 2013-311 QPC ; CEDH 2 mars 2017, [G] c/ France, n° 52733/13). »

Délit de presse : la possibilité d’identifier les auteurs des propos incriminés, par l’émission ou l’exécution d’une commission rogatoire internationale, ne suppose pas la nécessité d’une double incrimination et n’est pas empêchée par les dispositions de l’article 60-1-2 du code de procédure pénale

By | Brèves juridiques

 

Dans une précédente news, nous avions relayé un arrêt du 24 juin 2022 (non publiable en l’état) aux termes duquel la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris a précisé le champ d’application du nouvel article 60-1-2 du code procédure pénale [1] ; article issu d’un cavalier législatif lors de l’adoption de la loi n° 2022-299 du 2 mars 2022 visant à combattre le harcèlement scolaire.

Obtenue par notre cabinet, cette décision était venue rassurer les praticiens sur la préservation des moyens permettant d’identifier le ou les auteurs de délits de presse en jugeant que l’article 60-1-2 du code de procédure pénale ne fait pas obstacle à l’identification des destinataires des services assurant le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par ces destinataires, notamment l’identité de l’utilisateur du compte hébergé, dans la mesure où la communication requise dans le cadre de l’information judiciaire portant sur un délit de presse se limitera aux données listées aux articles 2 et 3 du décret n° 2021-1362 du 20 octobre 2021 [2] .

En effet, ainsi que nous avons pu le souligner à de nombreuses reprises, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne [3], d’une part, son interprétation et sa mise en œuvre par la Cour de cassation [4], d’autre part, ont soulevé de vives inquiétudes quant au risque d’impunité des auteurs d’infractions, autres que celles relevant de la « criminalité grave », en raison des exigences extrêmement strictes du droit européen concernant la conservation et l’accès aux données de connexion.

Ce risque d’impunité a même incité Monsieur Maciej SZPUNAR, avocat général près la CJUE, à proposer récemment une exception à la jurisprudence de la Cour pour les infractions commises en ligne.

Dans une affaire similaire, avant la création de l’article 60-1-2 du code de procédure pénale, la Cour d’appel de Paris avait infirmé une ordonnance de non-lieu du magistrat instructeur, motivée par l’impossibilité d’identifier les auteurs des propos incriminés alors qu’aucune réponse n’était adressée aux réquisitions aux motifs que les faits de diffamation et injures publiques n’étaient pas réprimés par les Etats concernés.

A cette occasion, la Cour avait rappelé que l’émission d’une commission rogatoire internationale ne supposait en rien la nécessité d’une double incrimination.

Le dossier avait donc été retourné au juge d’instruction auquel il appartenait de vérifier les actes et diligences concrètes pouvant être accomplis dans le cas d’espèce et, notamment, la possibilité de l’émission ou l’exécution d’une commission rogatoire internationale ; mesure qui, ainsi que le précisaient déjà les juges d’appel dans l’arrêt précité, ne suppose pas la nécessité d’une double incrimination.

Pourtant, après le retour du dossier au juge d’instruction, seuls étaient cotés à la procédure des courriers de magistrats de liaison au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, rédigés en des termes extrêmement généraux, sans référence à la procédure concernée et dont l’un était même antérieur à l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.

Une nouvelle ordonnance de non-lieu était alors rendue par le juge d’instruction qui, outre les courriers précités des magistrats de liaison, avançait l’argument selon lequel les dispositions de l’article 60-1-2 du code de procédure pénale feraient obstacle à la poursuite de l’information judiciaire, au motif que les réquisitions qu’elles prévoient ne sont pas possibles dans le cadre de procédures pénales relatives à des infractions punies de moins d’un an d’emprisonnement.

Saisie d’un appel contre cette nouvelle ordonnance, la Chambre de l’instruction a dû se résoudre, dans un arrêt (non publiable à ce jour) du 9 novembre 2022, à faire une nouvelle fois œuvre de pédagogie pour expliquer en quoi rien dans les motifs retenus par le magistrat instructeur ne justifiait une impossibilité de poursuivre l’information judiciaire.

La Chambre de l’instruction rappelle ainsi que les restrictions apportées par l’article 60-1-2 du code de procédure pénale concernent les données dites « techniques », c’est-à-dire celles « mentionnées aux 3° du II bis de l’article L.34-1 du code des postes et communications électroniques », ou les « données de trafic et de localisation mentionnées au III du même article L.34-1 ».

Concrètement, il s’agit, d’une part, des données telles que l’adresse IP, le numéro d’identifiant de l’utilisateur, le numéro d’identification du terminal et le numéro de téléphone à l’origine de la communication [5], d’autre part, les caractéristiques ainsi que la date, l’horaire et la durée de chaque communication, les données permettant d’identifier le destinataire ou encore, la localisation de la communication lorsque l’opération est effectuée à l’aide d’un téléphone mobile [6].

En d’autres termes, ainsi que la Chambre de l’instruction l’avait déjà précisé dans une autre espèce, l’article 60-1-2 du code de procédure pénale ne fait pas obstacle à la prise de réquisitions relatives aux données d’identification (identité civile de l’utilisateur d’un compte d’un réseau social ou aux informations fournies par lui au moment de sa souscription).

Nous avions détaillé ce raisonnement dans notre news précédente et indiqué que :

« La Cour précise également que l’intention du législateur concernant l’article 60-1-2 du code de procédure pénale était en effet d’assurer une conciliation équilibrée entre, d’une part, le droit au respect à la vie privée et, d’autre part, la recherche des auteurs d’infractions de harcèlement scolaire commis par le biais des réseaux sociaux, en prévoyant de restreindre à des cas spécifiquement listés dans le corps de ce texte, le recours aux réquisitions portant sur les données de connexion, sur les équipements terminaux utilisés, ainsi que sur les données de trafic et de localisation.

Dans ces conditions, une réquisition de communiquer délivrée à l’hébergeur peut valablement porter sur les données suivantes :

  • Les nom et prénom, la date et le lieu de naissance ou la raison sociale, ainsi que les nom et prénom, date et lieu de naissance de la personne agissant en son nom lorsque le compte est ouvert au nom d’une personne morale ;
  • La ou les adresses postales associées ;
  • La ou les adresses de courrier électronique de l’utilisateur et du ou des comptes associés le cas échéant ;
  • Le ou les numéros de téléphone ;
  • L’identifiant utilisé ;
  • Le ou les pseudonymes utilisés ;
  • Les données destinées à permettre à l’utilisateur de vérifier son mot de passe ou de le modifier, le cas échéant par l’intermédiaire d’un double système d’identification de l’utilisateur, dans leur dernières version mise à jour.»

On ne peut, dès lors, que s’étonner qu’une nouvelle ordonnance de non-lieu ait été rendue et, en revanche, ne pas être surpris de son infirmation et du renvoi, à nouveau, du dossier au magistrat instructeur par la Chambre de l’instruction ; laquelle insiste :

◼ d’abord, au visa de l’article 81 du code de procédure pénale [7], nonobstant les dispositions de l’article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la loi de la presse [8], sur l’obligation pour le juge d’instruction « d’identifier et de localiser le ou les auteurs des propos incriminés»;

◼ ensuite, et au cas d’espèce, sur le fait que l’émission ou l’exécution d’une commission rogatoire internationale ne suppose pas la nécessité d’une double incrimination, et que, par voie de conséquence, un courrier rédigé en des termes généraux, par lequel un magistrat de liaison se contente de préciser que les faits de diffamation et d’injure publiques ne sont pas réprimés par l’Etat où sont situés les sièges des réseaux sociaux sur lesquels les propos incriminés ont été publiés, ne suffit pas « à justifier un non-lieu à suivre».

Des diligences concrètes devront donc être mises en œuvre par le juge d’instruction, sans que l’article 60-1-2 du code de procédure pénale ne puisse constituer un quelconque obstacle.

Reste à souhaiter que cet enseignement infuse dans les galeries d’instruction, pour éviter un engorgement inutile de la Chambre de l’instruction et, peut-être surtout, faire aboutir, dans la mesure du possible, des procédures dont les magistrats instructeurs sont saisis en matière de délits de presse.

 

[1] « A peine de nullité, les réquisitions portant sur les données techniques permettant d’identifier la source de la connexion ou celles relatives aux équipements terminaux utilisés mentionnées au 3° du II bis de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques ou sur les données de trafic et de localisation mentionnées au III du même article L. 34-1 ne sont possibles, si les nécessités de la procédure l’exigent, que dans les cas suivants :

1° La procédure porte sur un crime ou sur un délit puni d’au moins trois ans d’emprisonnement ;

2° La procédure porte sur un délit puni d’au moins un an d’emprisonnement commis par l’utilisation d’un réseau de communications électroniques et ces réquisitions ont pour seul objet d’identifier l’auteur de l’infraction ;

3° Ces réquisitions concernent les équipements terminaux de la victime et interviennent à la demande de celle-ci en cas de délit puni d’une peine d’emprisonnement ;

4° Ces réquisitions tendent à retrouver une personne disparue dans le cadre des procédures prévues aux articles 74-1 ou 80-4 du présent code ou sont effectuées dans le cadre de la procédure prévue à l’article 706-106-4. »

[2] C’est-à-dire les nom, prénom, date et lieu de naissance, adresses postales associées, adresse de courrier électronique, numéros de téléphone (article 2 du décret) et l’identifiant utilisé, le ou les pseudonymes utilisés, les données destinées à permettre à l’utilisateur de vérifier son mot de passe ou de le modifier, le cas échéant par l’intermédiaire d’un double système d’identification de l’utilisateur, dans leur dernière version mise à jour (article 3 du décret)

[3] CJUE, 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a, French Data Network e.a, C- 511/18, C- 512/18, C- 520/18.

[4] Note explicative relative aux arrêts de la chambre criminelle du 12 juillet 2022 (pourvois n° 21-83.710, 21-83.820, 21-84.096 et 20-86.652)

[5] Article R.10-13 du code des postes et communications électroniques précise en son IV :

« IV.-Les données techniques permettant d’identifier la source de la connexion ou celles relatives aux équipements terminaux utilisés, mentionnées au 3° du II bis de l’article L. 34-1, que les opérateurs de communications électroniques sont tenus de conserver, sont :

1° L’adresse IP attribuée à la source de la connexion et le port associé ;

2° Le numéro d’identifiant de l’utilisateur ;

3° Le numéro d’identification du terminal ;

4° Le numéro de téléphone à l’origine de la communication. »

[6] Article R.10-13 du code des postes et communications électroniques dispose en son V :

« V.-Les données de trafic et de localisation mentionnées au III de l’article L. 34-1, que les opérateurs de communications électroniques sont tenus de conserver sur injonction du Premier ministre, sont :

1° Les caractéristiques techniques ainsi que la date, l’horaire et la durée de chaque communication ;

2° Les données relatives aux services complémentaires demandés ou utilisés et leurs fournisseurs ;

3° Les données techniques permettant d’identifier le ou les destinataires de la communication, mentionnées aux 1° à 4° du IV du présent article;

4° Pour les opérations effectuées à l’aide de téléphones mobiles, les données permettant d’identifier la localisation de la communication.

  1. – Les surcoûts identifiables et spécifiques supportés par les opérateurs requis par les autorités judiciaires pour la fourniture des données relevant des catégories mentionnées au présent article sont compensés selon les modalités prévues à l’article R. 213-1 du code de procédure pénale.»

[7] Dont le premier alinéa dispose que :

« Le juge d’instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité. Il instruit à charge et à décharge. »

[8] Article qui, en son troisième alinéa, précise que :

« Le juge d’instruction ne peut instruire sur les preuves éventuelles de la vérité des faits diffamatoires, ni sur celles de la bonne foi en matière de diffamation, ni non plus instruire sur l’éventuelle excuse de provocation en matière d’injure. »