La Cour d’appel de Douai s’est distinguée, dans un arrêt du 30 juin 2022[1], par la qualité de sa motivation concernant la prescription trimestrielle en matière de presse issue, on le sait, de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881.
Dans cette espèce, trois publications étaient mises en cause, respectivement datées du 1er avril 2018, du 30 juillet 2018 et du 1er août 2018.
Un tweet renvoyant à la publication du 1er avril 2018 était également publié le 7 août 2018.
Les 16 et 17 août 2018, les demandeurs, considérant que ces publications revêtaient un caractère diffamatoire, formaient une assignation devant le juge des référés sur le fondement des articles 29 et suivants de la loi du 29 juillet 1881.
Le 23 octobre 2018, le juge des référés rendait une ordonnance au terme de laquelle les assignations du 16 et du 17 août 2018 étaient jugées nulles, faute d’avoir respecté le « le formalisme des actes en matière de diffamation publique ».
Le 27 novembre 2018, sans désemparer, les demandeurs assignaient au fond leurs détracteurs, devant le Tribunal de grande instance de Lille, en concurrence déloyale, parasitisme et diffamation.
Le 12 octobre 2021, le Tribunal de grande instance de Lille a jugé diffamatoires les publications poursuivies. Il a été relevé appel de ce jugement.
Deux questions se posaient alors : d’une part, le caractère interruptif de prescription d’une assignation en référé, nonobstant le vice de procédure qui l’affecte (1.) et, d’autre part, l’ouverture éventuelle d’une nouvelle prescription trimestrielle par la publication d’un lien hypertexte renvoyant à la publication litigieuse initiale (2.).
Avant de répondre à ces deux questions, la Cour d’appel de Douai s’est fendue d’un attendu de principe dont on ne peut que saluer la clarté :
« Sur la prescription de l’action en diffamation :
Le délai de prescription trimestriel de l’action en responsabilité civile extracontractuelle engagée à raison de la diffusion sur le réseau internet d’un message, prévu par l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse applicable en vertu de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, court à compter de sa première mise en ligne, date de la manifestation du dommage allégué.
Toutefois, une nouvelle publication ou une reproduction du contenu incriminé ouvre un nouveau délai de prescription trimestrielle. »
- le caractère interruptif de prescription d’une assignation en référé, même annulée
Dans un premier temps, la Cour d’appel de Douai a dû déterminer si l’assignation en référé délivrée les 16 et 17 août 2018 avait régulièrement interrompu la prescription trimestrielle, en dépit du vice qui l’affectait.
Afin de résoudre ce problème, la Cour d’appel de Douai a recours à la procédure civile générale, qui se trouve ainsi combinée à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881.
La Cour d’appel de Douai juge :
« À cet égard, alors que l’article 2241 alinéa 1, du code civil dispose que la demande fondée devant le juge des référés interrompt le délai de prescription, son alinéa 2 précise qu’il en est de même « lorsque l’acte de saisine de la juridiction en annulé par l’effet d’un vice de procédure ».
En l’espèce, l’assignation des 16 et 17 août 2018 a été annulée par le juge des référés pour violation des dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, à défaut d’avoir précisément indiqué le texte de loi applicable à la poursuite, de sorte qu’une telle annulation résulte d’un tel vice de procédure affectant cet acte introductif d’instance.
II en résulte que cette assignation s’analyse comme un acte ayant valablement interrompu la prescription à compter des 16 et 17 août 2018. En application de l’article 2242 du code civil, les effets d’une telle interruption se sont en outre produits jusqu’à l’extinction de l’instance, de sorte qu’une telle assignation a fait en définitive courir un nouveau délai trimestriel de prescription à compter de l’ordonnance ayant prononcé cette nullité. »
Au contraire, la Cour d’appel de Douai écarte l’application de l’article 2243 du Code civil, dont elle précise « qu’un tel non-avenu ne peut résulter que d’une fin de non-recevoir ou d’une défense au fond, et non d’un vice de procédure affectant l’acte de saisine ».
La Cour d’appel de Douai énonce donc, de manière très affirmée, que :
- l’assignation en référé est interruptive de la prescription trimestrielle ;
- et ce quand bien même l’assignation en référé serait ultérieurement frappée de nullité, faute de respecter les dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881.
- l’ouverture éventuelle d’une nouvelle prescription trimestrielle par la publication d’un lien hypertexte
Dans un deuxième temps, la Cour d’appel de Douai s’est penchée sur la question de l’ouverture d’un nouveau délai de prescription, à compter de la publication d’un lien hypertexte renvoyant à la publication initiale.
En l’espèce, un tweet renvoyant à la publication du 1er avril 2018 via un lien hypertexte avait été publié le 7 août 2018.
Les demandeurs faisaient valoir que ce tweet constituait une « nouvelle publication du contenu incriminé vers lequel renvoie cet hyperlien », de telle sorte qu’un nouveau délai de prescription aurait couru à compter du 7 août 2018.
La Cour d’appel va ici appliquer la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, en rappelant que :
« La chambre criminelle de la Cour de cassation a ultérieurement jugé que « toute reproduction, dans un écrit rendu public, d’un texte déjà publié, est constitutive d’une publication nouvelle dudit texte, qui fait courir un nouveau délai de prescription ; que l’insertion, sur internet, par l’auteur d’un écrit, d’un lien hypertexte renvoyant directement audit écrit, précédemment publié, caractérise une telle reproduction » (Crim., 2 novembre 2016, pourvoi n 15-87.163, Bull. crim. 2016, n ° 283), précisant que « le texte incriminé avait été rendu à nouveau accessible par son auteur au moyen d’un lien hypertexte, y renvoyant directement, inséré dans un contexte éditorial nouveau ».
Enfin, dans l’hypothèse distincte où l’hyperlien est publié sur un site externe par une autre personne que l’auteur de la publication à laquelle il renvoie directement, un tel lien constitue une reproduction de cette publication, qui fait courir un nouveau délai de prescription (Crim., 1er sept. 2020, n° 19-84.505). En l’espèce, l’hyperlien est à la fois profond, en ce qu’il renvoie directement au contenu incriminé, et externe, en ce qu’il renvoie à un site internet, qui constitue un support distinct du compté Twitter sur lequel cet hyperlien a été mentionné. »
Mais l’arrêt de la Cour d’appel de Douai est particulièrement instructif en ce qu’elle fait un vrai effort de systématisation.
En effet, la Cour d’appel de Douai dégage ici la condition sine qua non à l’ouverture d’un nouveau délai de prescription : l’absence d’identité entre, d’une part, l’auteur de l’article litigieux, et, d’autre part, l’auteur du tweet subséquent.
La Cour d’appel de Douai juge ainsi :
« Il résulte d’une telle identité entre l’auteur de l’article litigieux et le titulaire du compte Twitter l’ayant relayé par hyperlien que l’insertion de cet hyperlien ne constitue pas une nouvelle publication de la publication initiale. »
En l’espèce, l’auteur de la publication initiale et de la publication du lien hypertexte étant le même auteur, le tweet du 7 août 2018 n’a fait courir aucun nouveau délai de prescription.
On soulignera tout de même que, si la Cour d’appel de Douai semble ainsi réduire l’impact du tweet d’un lien hypertexte, elle en accentue ensuite le caractère substantiel :
« Il résulte de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, arrêt du 4 décembre 2018, Magyar Jeti Zrt c. Hongrie, n° 11257/16), que les liens hypertextes contribuent au bon fonctionnement du réseau internet, en rendant les très nombreuses informations qu’il contient aisément accessibles ».
Ainsi, lorsque la condition sine qua non de l’absence d’identité de l’auteur de la publication initiale et de l’auteur de la publication du lien hypertexte est satisfaite, il appartient au juge du fond de passer à l’examen de la substance même de cette seconde publication :
« pour apprécier si l’auteur d’un tel lien, qui renvoie à un contenu susceptible d’être diffamatoire, peut voir sa responsabilité engagée en raison de la nouvelle publication de ce contenu à laquelle il procède, les juges doivent examiner en particulier si l’auteur du lien a approuvé le contenu litigieux, l’a seulement repris ou s’est contenté de créer un lien, sans reprendre ni approuver ledit contenu, s’il savait ou était raisonnablement censé savoir que le contenu litigieux était diffamatoire et s’il a agi de bonne foi (point 77 de l’arrêt cité). »
Eu égard aux nombreuses occurrences d’un tel cas de figure, il ne fait pas de doute que la question de la valeur intrinsèque d’un lien hypertexte n’a pas terminé de faire couler de l’encre.
[1] CA Douai, 30 juin 2022, n° 21/05597.