Brèves juridiques

Victime d’agression ou d’atteinte sexuelles et liberté d’expression : pas d’exigence d’une condamnation définitive pour bénéficier du régime protecteur de 39 l’article quinquies de la loi de 1881 sur la liberté de la presse

By 1 mars 2023 No Comments

Dans une précédente news « droit de la presse & réseaux sociaux », nous commentions le refus de la Chambre criminelle de la Cour de cassation[1] de renvoyer deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) portant sur l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; article qui, pour rappel, dispose que :

« Le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, des renseignements concernant l’identité d’une victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelles ou l’image de cette victime lorsqu’elle est identifiable est puni de 15 000 euros d’amende.

Les dispositions du présent article ne sont pas applicables lorsque la victime a donné son accord écrit. »

Le 7 février 2023, la Chambre criminelle a ainsi pu statuer sur le pourvoi proprement dit, formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 3 février 2022 ayant condamné l’auteur dudit pourvoi à 1.000 euros d’amende pour « diffusion d’image ou de renseignement sur l’identité d’une victime d’agression ou d’atteinte sexuelles sans son accord écrit. ».

Les moyens tirés de l’inconstitutionnalité de l’article 39 quinquies précité étant devenus sans objet à la suite du refus de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel, il revenait à la Chambre criminelle d’examiner deux moyens qui confèrent à l’arrêt ici commenté tout son intérêt :

  • en premier lieu, il était reproché à l’arrêt d’appel d’avoir donné un sens inexact au terme « victime » ; l’auteur du pourvoi estimant que ledit terme « s’entend, au sens de l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 qui est d’interprétation stricte, d’une personne reconnue comme telle, après condamnation de l’auteur de l’infraction ».

La réponse de la Chambre criminelle est claire :

« 8. Pour écarter le moyen selon lequel Mme [O] ne pouvait être considérée comme victime d’agression sexuelle en l’absence de déclaration de culpabilité de M. [V] pour de tels faits, l’arrêt attaqué énonce que le terme de « victime » employé à l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 s’applique nécessairement à toute personne se présentant comme telle.

 9. En l’état de ces énonciations, la cour d’appel a fait une exacte application des textes visés au moyen.

 10. En effet, le texte susvisé n’a pas entendu réserver sa protection aux seules victimes reconnues comme telles par décision définitive ayant prononcé la condamnation de l’auteur des faits.»

L’article 39 quinquies de la loi de 1881 bénéficie donc à toute personne qui se considère ou se présente comme victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelles.

  • en second lieu, la Chambre criminelle rappelle que, dans le cadre d’un contrôle classique mettant en balance deux droits de même valeur normative, à savoir, la liberté d’expression (art. 10 § 2 de la CEDH) et le droit au respect de la vie privée (art. 8 de la CEDH), il « appartient au juge saisi de rechercher, en cas de conflit, un juste équilibre entre ces deux droits».

Or, était soulevée devant la Cour de cassation, la violation par la Cour d’appel de l’article 10 de la CEDH pour avoir condamné le prévenu alors que l’identité de la partie civile « constituée dans une information suivie contre M. [V] du chef de viol, avait déjà été diffusée dans différents médias et qu’elle avait elle-même contribué à la diffusion de son image et à son identification, a déclaré le prévenu coupable d’avoir postérieurement diffusé ces mêmes renseignements et de s’être rendu complice d’une telle diffusion ».

Après avoir précisé que, dans la recherche de l’équilibre entre la liberté d’expression et le droit au respect à la vie privée, « le juge doit examiner si la diffusion de l’identité de la victime d’infraction sexuelle contribue à un débat d’intérêt général, tenant compte de l’éventuelle notoriété de la personne visée et de son comportement avant la diffusion, de l’objet de cette dernière, son contenu, sa forme et ses répercussions », la Chambre criminelle apporte, en deux temps, une réponse tout aussi définitive que celle donnée au premier moyen soulevé :

  • d’abord, en soutenant la motivation de la Cour d’appel aux termes de laquelle il est jugé que le fait pour la victime d’avoir contribué à son identification est sans incidence sur l’application de l’article 39 quinquies de la loi sur la liberté de la presse:

« En l’espèce, pour déclarer M. [V] coupable, infirmer le jugement sur la peine et le condamner à 1 000 euros d’amende, l’arrêt attaqué énonce en substance, par motifs propres et adoptés, qu’il importe peu que l’identité de la victime ait déjà été révélée ou que celle-ci ait contribué à son identification, l’article 39 quinquies de la loi précitée visant la seule diffusion d’informations concernant l’identité d’une victime. »

  • ensuite, en jugeant que la publication de l’identité de la victime « dans un ouvrage ainsi que dans deux autres médias, sans avoir recueilli son accord écrit» ne « contribuait pas à un débat d’intérêt général ».

Alors que la parole des victimes d’agression ou d’atteinte sexuelles s’est désormais libérée, la prise de position de la Chambre criminelle doit être saluée en ce que sa décision confirme le bénéfice de la protection définie à l’article 39 quinquies de la loi de 1881 à toute personne qui se considère victime de tels faits. On n’aurait pas compris qu’il puisse en être autrement sauf à permettre la diffusion de l’identité des victimes tant que l’auteur des faits n’a pas été condamné définitivement ; c’est-à-dire, potentiellement, pendant de nombreuses années.

De la même manière, si la sanction prononcée doit nécessairement être « proportionnée à l’ingérence dans la liberté d’expression du prévenu, au regard des circonstances particulières de l’affaire (CEDH [GC], arrêt du 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne, n°39954/08) », le rôle de la victime dans l’éventuelle révélation de son nom ou sa contribution à son identification ne doivent pas neutraliser l’exigence de son accord écrit pour toute diffusion ultérieure de son identité.

 

[1] Cass. Crim., 10 août 2022, n° 22-81.057.