Dans un arrêt du 5 mars 2024[1], publié au bulletin, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a de nouveau précisé les règles particulières de la mise en mouvement de l’action publique pour les chefs d’injure publique et de provocation à la haine en raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion.
Dans cette affaire, un individu a fait citer devant le Tribunal correctionnel l’auteur de propos et de dessins publiés dans un journal ainsi que la société civilement responsable, pour des propos qu’il considérait comme injurieux à l’égard des musulmans.
Le Tribunal correctionnel a déclaré le demandeur irrecevable en son action dirigée contre l’auteur des propos et le journal en sa qualité de civilement responsable « au motif que les propos et dessins poursuivis ne le visaient pas personnellement ».
Le demandeur, qui s’estimait victime en raison de son origine et de sa religion, contesta le jugement devant la Cour d’appel de Paris qui, par un arrêt du 9 février 2023, confirma la décision rendue en première instance dans laquelle le Tribunal correctionnel avait fait « droit à l’exception d’irrecevabilité » et l’avait « déclaré irrecevable en son action dirigée contre M. [F] et la société [2] des chefs d’injure publique à raison de l’appartenance à une religion et de provocation publique à la haine, à la discrimination ou à la violence à raison de la religion ».
La personne qui souhaitait mettre en mouvement l’action publique a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt et a soumis à cette occasion une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation[2], rejetée pour défaut de caractère sérieux dans une décision du 5 septembre 2023 que nous avions commentée dans une précédente News Droit de la presse et Réseaux sociaux.
Selon le demandeur au pourvoi, la Cour d’appel aurait porté une atteinte excessive au droit à un procès équitable et au droit à un recours effectif en refusant d’examiner s’il avait personnellement et directement souffert, en sa qualité de membre de la communauté musulmane, de la publication des propos et dessins qu’il dénonçait :
« qu’en statuant de la sorte quand elle relevait que la citation renvoyait à la communauté musulmane dont faisait partie l’exposant sans examiner s’il avait personnellement et directement souffert tout à la fois de l’injure publique et de la provocation publique à la haine qu’il dénonçait, la cour d’appel a porté une atteinte excessive au droit à un procès équitable et au droit à un recours effectif et a violé les articles 33 alinéa 3, 24 alinéa 7, 47, 48 et 48-1 alinéas 1 et 2, de la loi du 29 juillet 1881, articles 2, 2-1 alinéa 1 et 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale, ensemble les articles 6, 13 et 14 de la Convention européenne des droits de l’Homme »
La Haute Cour a répondu à ce moyen en trois points qui s’inspirent du raisonnement qu’elle avait tenu pour refuser le renvoi au Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité susmentionnée.
La restriction au droit d’ester en justice ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable
Premièrement, pour la Cour de cassation, la restriction apportée à la possibilité d’ester en justice, et de mettre en mouvement l’action publique, ne porte pas d’atteinte excessive au droit à un procès équitable des personnes s’estimant attaquées en raison de leur religion, dans la mesure où ladite restriction est justifiée par la nécessité de protéger l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (CEDH) :
« l’impossibilité pour la personne qui s’estime attaquée à raison de sa religion, alors qu’elle n’est pas personnellement et directement visée par les propos ou dessins, de mettre en mouvement l’action publique des chefs, d’une part, de provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, d’autre part, d’injure publique aggravée par les mêmes circonstances, est justifiée par la nécessité de limiter les atteintes à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et ne porte ainsi pas une atteinte excessive au droit à un procès équitable ».
Une restriction qui tend à limiter le risque de poursuites pénales abusives
Deuxièmement, la Chambre criminelle revient sur l’esprit de la loi ayant instauré cette restriction pour les membres d’un groupe à ester en justice, lorsqu’ils ne sont pas visés directement et personnellement par les propos.
Avant l’adoption de la loi Pleven en 1972, seul le Ministère public pouvait mettre en mouvement l’action publique lorsqu’un groupe était visé par des propos racistes. Comme le rappelait alors le rapporteur de la loi Pleven, le Ministère public exerçait cette faculté avec une « timidité excessive »[3].
Ainsi, pour pallier les inconvénients des restrictions initialement prévues, l’article 48-1 a été adopté afin d’ouvrir la possibilité d’ester en justice aux associations régulièrement constituées depuis cinq ans et ayant statutairement pour objet social de combattre le racisme.
Le rapporteur de cette loi expliquait lors des débats parlementaires que « Cette restriction, n’est-il point vrai, évitera ainsi les abus de tous ordres qui, en raison même de la nature des délits, auraient peut-être pu provoquer de véritables scandales. [4]»
Depuis lors, le Ministère public et les associations visées par ce texte sont les seules à pouvoir mettre en mouvement l’action publique.
Cette restriction a pour objet de limiter le risque de poursuites pénales abusives exercées par un membre du groupe visé à raison de son appartenance religieuse, groupe qu’il ne peut prétendre représenter en exerçant tous les droits reconnus à la partie civile au seul motif que la religion visée par les propos serait la sienne.
Dans l’arrêt ici commenté, la Cour de cassation réaffirme sa position quant à l’application stricte des critères définis par le législateur :
« en réservant au ministère public et à certaines associations la possibilité de mettre en mouvement l’action publique du chef de provocation à la discrimination, à la haine, à la violence à raison de la religion, le législateur a entendu, eu égard à la liberté de la presse et au droit à la liberté d’expression, limiter le risque de poursuites pénales abusives exercées par un membre du groupe visé à raison de son appartenance religieuse, groupe qu’il ne peut prétendre représenter en exerçant tous les droits reconnus à la partie civile au seul motif qu’il professerait la religion considérée. »
La décision de la Chambre criminelle du 5 mars 2024 s’inscrit d’ailleurs dans le prolongement d’un arrêt du 18 janvier 2022[5], dans lequel la Cour de cassation a également rappelé les conditions d’application strictes de l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881, en cassant l’arrêt d’appel qui avait admis la constitution de partie civile d’un établissement public administratif au motif que :
« seules les associations régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par leurs statuts, de combattre le racisme, peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne le délit d’injure publique raciale prévu par l’article 33, alinéa 3, de la loi sur la presse. »
La restriction du droit d’ester en justice pour les membres d’une collectivité « pas suffisamment restreinte »
Troisièmement, la Haute juridiction rappelle que la loi de 1881 ne permet pas à chacun des membres d’une collectivité dépourvue de personnalité juridique, insuffisamment restreinte, de se sentir atteint par les propos :
« les infractions prévues par ces textes, qui supposent que soit visée une personne au sens de loi du 29 juillet 1881précitée, ne peuvent concerner le membre d’une collectivité dépourvue de personnalité juridique qui n’est pas suffisamment restreinte pour que chacun de ses membres puisse se sentir atteint. »
La Cour de cassation reprend ici les termes d’un arrêt du 29 janvier 2008[6], par lequel elle avait censuré l’arrêt d’appel admettant la constitution de partie civile de harkis, au motif qu’ils ne formaient pas un groupe suffisamment restreint permettant à chacun de ses membres de se sentir visé personnellement par des propos diffamatoires.
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En s’appliquant à reprendre très fidèlement les principes définis dans sa jurisprudence récente, la Haute juridiction a très vraisemblablement souhaité faire œuvre de pédagogie en rappelant, de manière claire, les raisons pour lesquelles il existe des restrictions au droit d’ester en justice en matière d’injure publique et de provocation publique à la haine, à la discrimination en raison de la religion et de l’origine.
En particulier, la Chambre criminelle veille, par sa jurisprudence, à limiter le risque de poursuites pénales abusives, face à la multiplication récente des contentieux introduits sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881.
[1] Cass. Crim., 5 mars 2024, n° 23-81.316.
[2] Cass. Crim., 5 septembre 2023, n° 23-81.316
[3] N°280, Sénat, Seconde session ordinaire de 1971-1972, Rapport de la Commission des lois sur la proposition de loi adoptée par l’Assemblée Nationale relative à la lutte contre le racisme, par M. Pierre MAILHE
[4] Journal officiel, débats parlementaires du Sénat, compte rendu de la 26ème séance, jeudi 22 juin 1971
[5] Cass, Crim, 18 janvier 2022, n°21-80.611
[6] Cass, Crim., 29 janvier 2008, n° 06-86.474