Affaire très médiatisée, la mise en examen pour viols de Tariq RAMADAN a donné lieu à des procédures annexes dont l’une à l’initiative d’une partie civile qui avait vu son nom mentionné par le mis en examen dans un communiqué de presse relatif à la publication d’un livre, puis à l’occasion d’une interview télévisée.
La victime présumée n’ayant pu obtenir du Tribunal de Grande Instance de Paris la cessation de la mention de son nom, elle déposa une plainte « pour publication d’identité d’une victime d’agression sexuelle ». Au terme d’une enquête préliminaire, le procureur de la République de Paris fit citer Tariq RAMADAN (et l’éditeur de l’ouvrage) devant le Tribunal judiciaire de Paris qui, par jugement du 6 novembre 2020 de sa 17ème chambre, le déclara « coupable d’avoir diffusé le 6 septembre 2019 des renseignements concernant l’identité d’une victime d’agression sexuelle et de s’être rendu complice de la diffusion de tels renseignements en étant l’auteur de l’ouvrage publié le 11 septembre 2019 ».
Le Tribunal considéra que l’élément matériel du délit était constitué dès lors que l’article 39 quinquies[1] de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 vise le fait de diffuser l’identité de la victime ; peu important qu’il s’agisse ou non de la révélation initiale du nom de celle-ci.
Le jugement fut confirmé en appel par un arrêt du 3 février 2022 de la Cour d’appel de Paris qui adopte les motifs de la décision de première instance dont, notamment, l’acception de la notion de « victime » au sens de l’article 39 quinquies précité ; notion qui, concernant ce texte précis, « s’applique nécessairement à toute personne se prétendant comme telle ».
La Chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par Tariq RAMADAN par un arrêt du 7 février 2023 (Cass. Crim., 7 février 2023, n° 22-81.057) après avoir rappelé que le juge se doit de rechercher un équilibre entre des droits de même valeur normative (droit au respect de la vie privée et droit à la liberté d’expression) en examinant « si la diffusion de l’identité de la victime d’infraction sexuelle contribue à un débat d’intérêt général, tenant compte de l’éventuelle notoriété de la personne visée et de son comportement avant la diffusion, de l’objet de cette dernière, son contenu, sa forme et ses répercussions. ».
Il est donc revenu à la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), dans un arrêt du 1er février 2024[2], de se prononcer sur une éventuelle violation de l’article 10 de la Convention que constituerait la condamnation du requérant sur le fondement de l’article 39 quinquies de la loi sur la liberté de la presse.
Plus précisément, et selon une méthode désormais bien connue, il appartenait à la Cour de déterminer si ladite condamnation constitue ou non une ingérence disproportionnée dans l’exercice du droit du requérant à liberté d’expression :
« La Cour constate que la condamnation du requérant pour avoir diffusé le nom de X est constitutive d’une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Elle rappelle qu’une telle ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du second paragraphe de l’article 10 de la Convention, c’est-à dire si elle n’est pas « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique, pour les atteindre ».
Une ingérence prévue par la loi
L’un des moyens soulevés par le requérant a consisté à dénoncer l’imprécision de la « base juridique » sur laquelle se fonde l’ingérence en cause. En l’espèce, était critiqué le caractère prétendument « imprévisible » de l’article 39 quinquies de la loi sur la liberté de la presse en raison de l’imprécision de la notion de « victime » et de l’absence d’indication dans la loi quant aux modalités de l’ « autorisation écrite » pouvant être donnée par la victime.
Après avoir rappelé que la Cour « reconnaît l’impossibilité d’atteindre une précision absolue dans la rédaction des lois », la CEDH estime que le requérant ne pouvait ignorer avoir diffusé l’identité de la partie civile et qu’il ne disposait pas de l’autorisation pour le faire. L’ingérence en cause était ainsi bien prévue par la loi :
« Examinant la question comme il se doit à la lumière des circonstances de la cause, la Cour est convaincue que le requérant était en mesure de prévoir qu’en mentionnant en septembre 2019 le nom de X dans un communiqué de presse, lors d’une interview et dans un livre, il « diffusait » l’identité de cette dernière, au sens de l’article 39 quinquies de la loi sur la liberté de la presse. Elle estime de plus qu’il ne pouvait ignorer que la condition posée par le second alinéa n’était pas remplie dès lors qu’il ne disposait d’aucune autorisation écrite de l’intéressée. Quant à la prétendue imprécision de la notion de « victime », la Cour relève que X s’était constituée partie civile en mars 2018 dans l’information judicaire initiée contre le requérant, se positionnant ainsi dans la procédure comme une personne ayant « personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction », selon les termes de l’article 2 du code de procédure pénale (paragraphe 19 ci-dessus), donc comme une victime des faits de nature criminelle objets de cette procédure. S’agissant de l’argument du requérant selon lequel en l’absence de condamnation pénale, X ne pourrait pas se prévaloir de la qualité de « victime » au sens de la loi sur la liberté de la presse, la Cour ne peut que constater qu’en effet, X n’a pas été à ce stade reconnue victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelle dans la mesure où l’information judiciaire est en cours et où aucune condamnation définitive n’a pour l’heure été prononcée. Elle renvoie toutefois aux conclusions des juridictions internes sur ce point, observant que le tribunal judicaire a précisé que « le seul fait que [X] se déclare victime de faits relevant des actes visés par le code pénal comme agression ou atteinte sexuelles, répond aux prévisions du texte en cause[, puisque] le code de procédure pénale fait référence, de manière récurrente, au terme « victime », et que ce dernier est utilisé pour désigner la personne se présentant comme telle et, si elle se constitue partie civile, déclarant avoir subi les faits dont elle sollicite la poursuite ou à laquelle elle s’associe » (paragraphe 13 ci-dessus). La cour d’appel de Paris (paragraphe 14 ci-dessus), puis la Cour de cassation (paragraphe 17 ci-dessus), ont confirmé que le terme de « victime » « s’applique nécessairement à toute personne se présentant comme telle ». Il apparaît, certes, que la Cour de cassation se prononçait en l’espèce pour la première fois sur le sens à donner à la notion de « victime » dans le contexte de l’application de l’article 39 quinquies de la loi sur la liberté de la presse. Cependant, comme cela est rappelé ci-dessus, le fait qu’une norme soit graduellement clarifiée par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre n’est pas en soi incompatible avec l’exigence de prévisibilité de la loi, dès lors que le résultat est cohérent avec la substance de l’infraction et est raisonnablement prévisible. Or la Cour ne voit aucune raison de considérer qu’il n’en va pas de la sorte en l’espèce et de se départir de la conclusion de la Cour de cassation selon laquelle l’ingérence litigieuse était « définie de manière suffisamment claire et précise pour que son interprétation, qui entre dans l’office du juge pénal, puisse se faire sans risque d’arbitraire ».
- La Cour relève donc que les juridictions nationales ont justement considéré que X doit être considérée comme une victime au sens de l’article 39 quinquies de la loi sur la liberté de la presse.»
Une ingérence proportionnée au but légitime poursuivi
En l’espèce, le but légitime poursuivi, « protéger la dignité et la vie privée de la victime d’infraction sexuelle et éviter des pressions sur celle-ci », est interprété par la Cour comme correspondant à « la « protection de la réputation ou des droits d’autrui » au sens du second paragraphe de l’article 10, ceux de » la victime.
Comme d’ordinaire en telle matière, il s’agissait pour la CEDH de « déterminer si l’ingérence était nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce but ».
La Cour rappelle, contrairement aux situations où la restriction de la liberté d’expression porte sur des questions d’intérêt général ou dans le domaine du discours politique, que :
« les Etats parties disposent en revanche d’une marge d’appréciation élargie lorsque les propos litigieux ne se rattachent pas à un sujet d’intérêt général ».
Tel était bien le cas dans cette affaire dès lors qu’il « apparaît qu’en diffusant l’identité de X, le requérant n’entendait pas prendre part à un débat sur un sujet d’intérêt général, mais voulait se défendre publiquement des accusations d’infractions sexuelles qui le visaient (paragraphe 23 ci-dessus). L’État défendeur disposait en conséquence d’une marge d’appréciation élargie. »
C’est donc en prenant en considération ce prisme de lecture que la CEDH a étudié l’ensemble de la procédure devant les juridictions internes, du jugement du 6 novembre 2020, en passant par l’arrêt d’appel du 3 février 2022, puis celui de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 7 février 2023.
Son analyse lui a permis de juger que la « requête est manifestement mal fondée et donc irrecevable, et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3a) et 4 de la Convention » dès lors que la Cour a pu constater que :
« les juridictions internes ont clarifié la notion de « victime » au sens de la loi sur la liberté de la presse et ont réaffirmé que seule une autorisation écrite émanant de la victime aurait pu lever l’obligation de secret et l’interdiction de la diffusion de l’identité de X et ainsi exonérer le requérant de sa responsabilité pénale au regard de la loi. Les juridictions nationales n’ont pas éludé le comportement de la victime qui a éprouvé le besoin de s’exprimer sur les faits, et a révélé, ce faisant, des éléments permettant de l’identifier. Elles ont également mis dans la balance de leur appréciation le droit du requérant à la libre expression dans le cadre de sa défense publique au regard des faits graves et infamants qui lui sont reprochés. 43. La Cour ne voit donc aucune raison de se départir de l’appréciation des juridictions internes, qui repose sur la mise en balance des droits du requérant et de ceux de X ainsi que sur des motifs pertinents et suffisants. 44. Enfin, la Cour relève le caractère modéré des montants auxquels le requérant a été condamné au titre de l’amende et des dommages et intérêts, lesquels, diminués au stade de l’appel afin notamment de prendre en compte le fait que X avait contribué à son identification, sont respectivement de 1 000 EUR et 1 500 EUR (soit, s’agissant des dommages et intérêts, 2 000 EUR, dont 1 000 EUR solidairement avec l’éditeur du livre) (paragraphes 15-16 ci-dessus). 45. Eu égard aussi à la marge d’appréciation élargie dont disposait l’État défendeur (paragraphe 36 ci-dessus), la Cour conclut que l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi. »
Par cet arrêt, la CEDH confirme l’interprétation donnée par la Cour de cassation dans son arrêt du 7 février 2023 sur le caractère suffisamment précis de l’article 39 quinquies de la loi sur la liberté de la presse que nous avions alors commenté dans une précédente News Droit de la Presse et des Réseaux sociaux ».
La Cour de Strasbourg valide donc définitivement l’appréciation par les juridictions françaises de la notion de « victime » s’agissant de l’application de l’article 39 quinquies précité, c’est-à-dire :
- d’une part, que la qualité de victime est invocable par toute personne qui estime en être une ;
- d’autre part, qu’il n’est pas exigé, pour l’application de ce texte spécial, qu’une condamnation définitive ait été prononcée
[1] Article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 :
« Le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, des renseignements concernant l’identité d’une victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelles ou l’image de cette victime lorsqu’elle est identifiable est puni de 15 000 euros d’amende.
Les dispositions du présent article ne sont pas applicables lorsque la victime a donné son accord écrit. »
[2] CEDH, 1er février 2024, Tariq RAMADAN c. France, req. n° 23443/23.