Brèves juridiques

Le refus de répondre aux questions d’un journaliste ne fait pas obstacle à ce que soit ordonnée la publication d’un droit de réponse

By 15 février 2023 No Comments

Dans un arrêt[1] rendu le 17 janvier 2023, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH, 17 janvier 2023, Axel SPRINGER SE c. Allemagne, aff. n° 8964/18) apporte quelques précisions utiles quant aux conditions relatives à une obligation d’insertion d’un droit de réponse.

Dans cette affaire, le journal allemand Die Welt avait refusé de publier un droit de réponse sollicité à la suite d’un article relatif aux liens d’une responsable politique avec la Stasi, la police politique de l’ex-RDA.

Alors que la demande d’injonction de publier le droit de réponse avait été rejetée en première instance, la Cour d’appel de Berlin ordonna la publication du droit de réponse.

Une telle injonction constituant une atteinte à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, la CEDH, comme elle en a désormais l’habitude, a cherché à déterminer si cette « ingérence » était ou non « nécessaire dans une société démocratique ».

L’obligation d’insertion d’un droit de réponse : un élément normal du cadre juridique régissant la liberté d’expression mais qui doit être justifié par des circonstances exceptionnelles

Si, compte tenu du caractère essentiel du rôle joué par la presse dans une société démocratique, les journaux et autres médias doivent disposer d’une liberté éditoriale leur permettant d’apprécier si tel ou tel article, commentaire ou écrit, doit être ou non publié, il demeure que la Cour a déjà jugé qu’une disposition légale obligeant l’insertion d’une réponse « peut être considérée comme un élément normal du cadre juridique régissant l’exercice de la liberté d’expression par les médias »[2] (CEDH, 3 avril 2012, Kaperzyński c. Pologne, aff. n° 43206/07, § 66 ; CEDH, 8 mars 2016, Rusu c. Roumanie, aff.  n° 25721/04, § 25 ; CEDH ; 28 mars 2017, Marunić c. Croatie, aff. n° 51706/11, §§ 50 et 54).

Le droit de réponse est ainsi considéré comme le moyen de « se protéger contre certaines déclarations ou opinions diffusées par les médias et susceptibles de porter atteinte à sa vie privée, à son honneur ou à sa dignité » ; il a ainsi pour « objectif premier » de « permettre aux individus de contester les fausses informations publiées à leur sujet dans la presse » (voir CEDH, 8 septembre 2020, Gülen c. Turquie, aff. n° 38179/16, 38384/16, 38389/16, 38394/16, 38400/16, 38410/16, § 66)[3].

Une telle obligation se doit, cependant, d’être justifiée par des circonstances exceptionnelles.

Pour procéder à l’examen de la nécessité de l’ingérence, la Cour va prendre en compte « l’objet, le contenu, la durée et le moment de la rectification » et ainsi étudier successivement la question de l’intérêt légitime[4] puis de la proportionnalité[5] du droit de réponse.

La CEDH prend par ailleurs le soin d’ajouter que si la critique est plus largement admissible à l’endroit des personnalités politiques, il demeure que cette plus grande tolérance n’a pas pour conséquence d’accepter les « inexactitudes factuelles ».

Le refus de répondre aux questions d’un journaliste préalablement à la publication d’un article ne peut fonder celui de publier un droit de réponse

Sans revenir ici sur l’intégralité de l’analyse, classique au cas d’espèce[6], de la nécessité de l’ingérence par la Cour, son contrôle de l’intérêt légitime du droit de réponse mérite l’attention.

En effet, selon la société requérante – éditrice du média concerné -, les juridictions internes auraient dû rejeter la demande de droit de réponse de la personne évoquée dans l’article en raison de son refus de répondre aux questions des journalistes :

« En outre, la société requérante a fait valoir que le comportement de K. avant la publication de l’article litigieux n’avait pas été correctement pris en compte. Il aurait été simple pour K. de répondre à la question de la société requérante concernant la durée de son mandat de présidente de l' » Association des amis de la ND « , puisque cette information ne l’incriminait en aucune façon et n’était pas accessible au public. Toutefois, comme elle avait choisi de ne pas communiquer cette information à la société requérante (voir paragraphe 7 ci-dessus), elle n’aurait pas pu légitimement demander une rectification à cet égard. »

C’est sur ce point précis que la réponse de la Cour mérite l’attention :

◼ en premier lieu, la Cour rappelle que « le comportement d’une personne avant la publication ne réduit son  » espérance légitime  » concernant la protection effective de sa vie privée que dans des circonstances spécifiques (voir Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no. 39954/08, § 101, 7 février 2012, …). Habituellement, une telle conséquence nécessitera que la personne concernée ait elle-même cherché à être sous les feux de la rampe (ibidem) ou résultera de ses propres actions illicites – comme, par exemple, la commission d’une infraction pénale (voir Mikolajová c. Slovaquie, no 4479/03, § 57, 18 janvier 2011).» ;

◼  en second lieu, les juges de Strasbourg précisent qu’avoir sollicité des réponses préalablement à la publication d’un article est sans incidence sur la légitimité du droit de réponse :

« La Cour observe par ailleurs que si les organes de presse sont tenus de rendre compte de bonne foi afin de fournir des informations  » fiables et précises  » conformément à la déontologie journalistique (voir Axel Springer AG, précité, § 93) et doivent donc donner à la personne concernée la possibilité de se défendre, le fait que les allégations litigieuses aient été communiquées ne confère pas une liberté illimitée de publier des allégations non vérifiées. Elle n’exclut pas non plus le droit de réponse de la personne concernée afin de corriger des faits prétendument inexacts. Dès lors, et compte tenu du fait que l’argument de la société requérante ne porte pas sur un quelconque comportement illicite de la part de K. avant la publication de l’article litigieux, son refus de répondre aux questions de la société requérante ne saurait servir d’argument pour limiter son droit à une rectification des faits inexacts. »

On retiendra donc, et le rappel n’est pas inutile, que :

◼ d’abord, ordonner la publication d’un droit de réponse ne méconnaît pas, par son caractère forcé, la liberté d’expression ;

◼ ensuite, refuser de répondre aux questions d’un journaliste avant la publication d’un article, doit demeurer sans effet sur l’appréciation de l’intérêt légitime à solliciter la publication d’un droit de réponse.

 

[1] Qui, selon la formule consacrée de la Cour, deviendra définitif dans les conditions fixées à l’article 44 § 2 de la Convention :

« L’arrêt d’une Chambre devient définitif : a lorsque les parties déclarent qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre; ou b trois mois après la date de l’arrêt, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé; ou c lorsque le collège de la Grande Chambre rejette la demande de renvoi formulée en application de l’article 43. »

[2] Traduction libre, l’arrêt ici commenté n’étant à ce jour disponible qu’en anglais.

[3] La CEDH fait également référence à la résolution 26 du Comité des ministres du 2 juillet 1974 « sur le droit de réponse – situation de l’individu à l’égard de la presse », dont l’annexe, intitulée « REGLES MINIMALES RELATIVES AU DROIT DE REPONSE A LA PRESSE, A LA RADIO, A LA TELEVISION ET A L’EGAR D D’AUTRES MOYENS DE COMMUNICATION A CARACTER E PERIODIQUE », précise en son point 1 que :

« Toute personne physique ou morale, ainsi que toute autre entité sans considération de nationalité ou de résidence, désignée dans un journal, un écrit périodique, dans une émission de radio ou de télévision, ou par tout autre moyen de communication à caractère périodique, et au sujet de laquelle des informations contenant des faits qu’elle prétend inexacts ont été rendus accessibles au public, peut exercer le droit de réponse afin de corriger les faits la concernant ».

[4] « en raison du contenu et de la diffusion de la déclaration litigieuse ; l’existence d’un lien suffisant entre la rectification et la déclaration litigieuse ».

[5] « au regard de son contenu et de sa longueur, le moment de la rectification et tout délai entre la publication de l’article et le dépôt de la demande de rectification ».

[6] Avant son examen de la présente affaire, la CEDH rappelle que : « Dans des affaires comme la présente, qui nécessitent de mettre en balance le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour estime que l’issue de la requête ne devrait pas, en théorie, varier selon qu’elle a été introduite devant la Cour sur le fondement de l’article 8 de la Convention par la personne ayant fait l’objet du reportage, ou sur celui de l’article 10 par l’éditeur. En effet, par principe, ces droits méritent un respect égal. » (§ 37)