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Le délai raisonnable mérite une plénière !  

By 22 juin 2022 No Comments

🟩 RESUME :

Si le droit à être jugé dans un délai raisonnable est au cœur de nombreuses décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et constitue une composante essentielle du droit au procès équitable (Article 6§1), il n’est pas uniquement consacré par des textes internationaux ; ledit droit étant également affirmé par des normes de droit interne.

Cependant, jusqu’à présent, la Cour de cassation s’est toujours refusée de donner une sanction procédurale aux violations de ce droit ; la Haute juridiction considérant que la méconnaissance du délai raisonnable ouvre seulement droit à réparation sur le fondement de l’article L.141-1 du code de l’organisation judiciaire.

Or, un mouvement jurisprudentiel très marqué depuis les décisions rendues en première instance et en appel dans l’affaire dite de la « Chaufferie de La Défense » pourrait bien amener la Chambre criminelle à revoir sa position.

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Si le droit à être jugé dans un délai raisonnable est au cœur de nombreuses décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), il n’est pas uniquement consacré par des textes internationaux ; ledit droit étant également affirmé par des normes de droit interne.

 

Les sources nationales

✅ En premier lieu, le droit à être jugé dans un délai raisonnable apparaît au cinquième alinéa du III de l’article préliminaire du code de procédure pénale ; lequel dispose que :

« Il doit être définitivement statué sur l’accusation dont [la personne suspectée] fait l’objet dans un délai raisonnable. »

✅ Dans le même sens, en second lieu, il est précisé à l’article L.111-3 du code de l’organisation judiciaire que :

« Les décisions de justice sont rendues dans un délai raisonnable. »

Enfin, l’article 175-2 du code de procédure pénale prévoit que :

« En toute matière, la durée de l’instruction ne peut excéder un délai raisonnable au regard de la gravité des faits reprochés à la personne mise en examen, de la complexité des investigations nécessaires à la manifestation de la vérité et de l’exercice des droits de la défense. (…) »

 Si, à l’issue d’un délai de deux ans à compter de l’ouverture de l’information, celle-ci n’est pas terminée, le juge d’instruction rend une ordonnance motivée par référence aux critères prévus à l’alinéa précédent, expliquant les raisons de la durée de la procédure, comportant les indications qui justifient la poursuite de l’information et précisant les perspectives de règlement. Cette ordonnance est communiquée au président de la chambre de l’instruction qui peut, par requête, saisir cette juridiction conformément aux dispositions de l’article 221-1.

 L’ordonnance prévue à l’alinéa précédent doit être renouvelée tous les six mois. »

 

Les sources internationales

Reconnu à l’article 47 alinéa 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[1] ainsi qu’à l’article 14.3 c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[2], le droit à être jugé dans un délai raisonnable, ou à tout le moins sans retard excessif, est le plus souvent invoqué sur le fondement de l’article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui en fait une composante essentielle du droit à un procès équitable :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

 La Cour Européenne des Droits de l’Homme a précisé que ce droit vise à garantir « que les accusés ne demeurent pas pendant un temps trop long sous le coup d’une accusation et qu’il soit décidé sur son bien-fondé »[3] (CEDH, 27 juin 1968, Wemhoff c. Allemagne, série A n° 7, § 18 ; CEDH, 3 décembre 2009, Kart c. Turquie, n° 8917/05, § 68).

 

✔ Quatre critères ont ainsi été dégagés par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour caractériser la durée excessive de la durée d’une procédure pénale et, partant, une violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable :

  • La complexité de l’affaire ;
  • Le comportement de l’intéressé ;
  • Le comportement des autorités nationales compétentes (administratives et judiciaires) ;
  • L’enjeu de l’affaire pour l’intéressé.

Lesdits critères s’apprécient in concreto, c’est-à-dire suivant les circonstances en cause propres à chaque affaire, lesquelles « commandent une évaluation globale »[4].

 

Vers un revirement jurisprudentiel par la Cour de cassation ?

La violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable peut être sanctionnée à un double titre.

Plus précisément, en matière pénale notamment, un requérant peut rechercher :

  • Soit la nullité totale ou partielle d’une procédure pénale, c’est-à-dire une sanction procédurale,
  • Soit, l’engagement de la responsabilité de l’Etat afin d’obtenir réparation des préjudices subis en raison de la durée excessive d’une procédure pénale en assignant l’Agent judiciaire de l’Etat sur le fondement de l’article L.141-1 du code de l’organisation judiciaire[5].

Sur la possibilité d’une sanction procédurale, il est important de signaler que l’on se trouve dans une période d’incertitude.

En effet, jusqu’à présent, la Cour de cassation a toujours refusé de prononcer la nullité de tout ou partie d’une procédure en cas de violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable.

Plus précisément, la Haute juridiction considère qu’une durée excessive ne saurait entraîner sa nullité et ouvre seulement droit à réparation (Cass. Crim., 24 avril 2013, n° 12-82.863). C’est ainsi que la Chambre criminelle a affirmé que :

« si la méconnaissance du délai raisonnable peut ouvrir droit à réparation, elle est sans incidence sur la validité des procédures »

Cette position pourrait être amenée à évoluer très prochainement.

En effet, alors que le pourvoi formé contre l’arrêt par lequel la Cour d’appel de Versailles le 15 septembre 2021 (CA Versailles, 15 septembre 2021, n° 21/3005) a annulé une partie de la procédure dans l’affaire dite de la « Chaufferie de la Défense » devait venir à l’audience du 30 mars 2022 de la formation restreinte de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, cette dernière a décidé de renvoyer au 22 septembre 2022 le dossier en plénière de chambre.

👉 Voir Le procès de la  » Chaufferie de la Défense » :

On peut interpréter ce renvoi comme la volonté pour la Haute juridiction de se prononcer sur un mouvement jurisprudentiel qui a pris de l’ampleur depuis le jugement rendu par le Tribunal correctionnel de Nanterre du 11 janvier 2021 dans cette même affaire de la « Chaufferie de la Défense ».

Rappelons que, selon les juges d’appel, la nullité des poursuites ne s’applique que lorsque la durée excessive de la procédure a porté une atteinte tout aussi excessive aux droits de la défense.

Plus précisément, la Cour d’appel avait constaté « le caractère déraisonnable de la procédure, l’atteinte au droit à un procès équitable, au principe du contradictoire et à l’équilibre des droits des parties, ainsi qu’aux droits de la défense ».

Que va donc décider la formation plénière de la Chambre criminelle de la Cour de cassation sachant que les annulations de procédure se sont multipliées depuis le jugement susmentionné du Tribunal correctionnel de Nanterre ?

A ce jour, ce n’est pas moins de huit juridictions de première instance qui ont, en moins de 18 mois, décidé d’annuler les procédures pénales sur lesquelles elles avaient à statuer.

A titre d’exemple, dans un jugement rendu le 12 janvier 2022, le Tribunal correctionnel de Tours a motivé ainsi sa décision de mettre fin aux poursuites :

« La Cour de cassation juge de manière constante que le non-respect du délai raisonnable n’a pas de conséquence sur la validité de la procédure et rappelle d’une part que la sanction de la violation du droit est la réparation financière prévue par l’article L141-1 du code de l’organisation judiciaire et d’autre part qu’il existe la protection du droit au jugement dans un délai raisonnable qui est garantie par des dispositions du code de procédure pénale.

Cette position de principe est ancienne et antérieure à l’adoption de l’article préliminaire du code de procédure pénale. Dans sa lignée, la haute juridiction refuse de transmettre les questions prioritaires de constitutionnalité formées au vu des décisions du Conseil constitutionnel appelant pour toute sanction d’un droit de procédure une sanction procédurale et non une réparation. La Cour de cassation considère en effet que la protection du délai raisonnable est garantie par d’autres dispositions du code de procédure pénale tendant à éviter une durée de procédure déraisonnable.

Cependant, au regard des dispositions du droit européen, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est un droit à part entière et une composante du procès équitable qui garantit les droits de la défense.

En l’espèce, les motifs qui ont conduit le tribunal à caractériser le non-respect du droit susvisé démontrent que la seule méconnaissance de ce droit constitue en soi une violation des principes généraux du procès équitable définis par l’article préliminaire du code de procédure pénale et l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme.

L’atteinte excessive portée au droit des prévenus à être jugés dans un délai raisonnable les prive nécessairement d’un procès équitable dès lors que le procès aurait lieu au-delà du délai raisonnable et en raison des effets irrémédiables du temps qui s’est écoulé tant sur les mémoires que sur l’administration de la preuve. »

Dans un autre jugement du 22 février 2022, le Tribunal correctionnel a justifié l’annulation des poursuites par l’impossibilité de réparer la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable par le seul octroi de l’indemnisation prévue par l’article L.141-1 du code de l’organisation judiciaire :

« Cependant, le tribunal observe que la procédure qui lui est soumise (…) viole la norme d’un délai raisonnable et porte atteinte de façon irrémédiable à l’ensemble des principes de fonctionnement de la justice pénale, notamment le respect des droits de la défense. Le seul recours en indemnisation pour faute grave du service public de la justice ne saurait être de nature à rétablir l’atteinte manifeste portée aux droits de la défense, notamment celui d’être jugé dans un délai raisonnable dans le cadre d’un procès respectant les principes du procès équitable et du contradictoire.[6]

Partant, le tribunal estimant que ces violations empêchent la poursuite du procès pénal, annule les poursuites ayant conduit au renvoi des prévenus devant le tribunal correctionnel de ce siège. »

On doit donc comprendre qu’un grand nombre de juridictions de première instance considèrent que la position de la Cour de cassation n’est plus tenable car ne protégeant pas assez le justiciable en ne garantissant pas de manière effective le droit à être jugé dans un délai raisonnable ; composante essentielle du droit au procès équitable.

Il semble temps, désormais, qu’une sanction procédurale vienne s’ajouter à la simple indemnisation pour faute grave dans le fonctionnement du service public de la justice.

Le juriste attaché au respect dudit droit ne peut qu’attendre avec impatience l’audience du 22 septembre prochain et l’arrêt à intervenir de la Cour de Cassation.

 

Céline ASTOLFE                                                                         Sébastien du PUY-MONTBRUN

Avocat associé                                                                             Avocat

Lombard Baratelli Astolfe & associés                                    Lombard Baratelli Astolfe & associés

 

 

 

[1] « Article 47 : Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial

Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.

Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice. »

[2] « Toute personne accusée d’une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes : (…) c) A être jugée sans retard excessif ; »

[3] Guide sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme – Droit à un procès équitable (volet pénal), Cour Européenne des Droits de l’Homme, 31 décembre 2021, p. 65.

[4] CEDH, Guide sur l’article 6 de la Convention – Droit à un procès équitable (volet pénal), n° 328 p. 67.

[5] « L’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.

Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. »

[6] Mis en gras et souligné par nos soins.