Par arrêt du 3 novembre 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France (pour la deuxième fois en moins d’un mois !) pour violation des articles 3 et 9 de la Convention combinés à l’article 13 de la CESDH dans l’affaire Loste c. France.
L’affaire débutait en 1976, lorsque la requérante, alors âgée de 5 ans, était confiée à l’aide sociale à l’enfance (ci-après, « l’ASE »). En 1981, la requérante était placée dans une famille d’accueil, membre des témoins de Jéhovah. Sa famille d’accueil l’élevait dans cette foi, ce qui était caché à l’ASE.
En 1985, la requérante âgée de 14 ans dénonçait auprès de la congrégation des témoins de Jéhovah les abus sexuels qui lui étaient infligés au sein de la famille d’accueil. En 1988, la prise en charge de la requérante était maintenue dans la même famille par le Juge des enfants.
En 1999, la requérante déposait une plainte entre les mains du Procureur de la République, qui était classée sans suite au motif que les faits étaient prescrits. Après le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile, le Magistrat instructeur concluait également à l’extinction de l’action publique.
En 2004, la requérante formait ensuite deux demandes préalables d’indemnisation des préjudices subis du fait des mauvais traitements dont elle avait été victime, l’une devant le Préfet et l’autre devant le Président du Conseil départemental. Après un passage devant tous les degrés de juridiction administrative, les deux demandes de la requérante étaient rejetées.
La décision du 3 novembre 2022, qui dresse le constat des insuffisances de la protection de l’enfance en danger en France (1.), rappelle également la nécessité pour les autorités judiciaires de ne pas s’abandonner à un formalisme excessif lorsqu’elles appliquent les mécanismes de prescription (2.).
- les insuffisances de la protection de l’enfance en danger en France : la violation des articles 3 et 9 de la Convention
La juridiction européenne juge que la France n’a pas satisfait à ses obligations positives tirées des articles 3 et 9 de la Convention, c’est-à-dire que la France a failli à son obligation de protection de la requérante, contre les mauvais traitements infligés par la famille d’accueil et pour le respect de la clause de neutralité religieuse.
- Pour arriver au constat de la violation de l’article 3 de la Convention (prohibition des traitements inhumains et dégradants), la Cour énumère les insuffisances de la surveillance par l’Etat de la situation de l’enfant placé.
La Cour observe surtout que, de 1976 à 1988, seulement six visites ont été diligentées par l’Etat au sein de la famille d’accueil.
Il est intéressant de constater que la Cour juge que le cadre législatif en vigueur de 1976 à 1989 permettait déjà d’assurer la protection des mineurs placés contre des atteintes graves à leur intégrité.
C’est l’application défaillante de ce cadre législatif qui mène à une violation des dispositions conventionnelles.
On peut alors s’interroger sur la réelle plus-value de l’inflation législative français en la matière, un an après la nouvelle modification du régime des agressions sexuelles sur les mineurs par la loi n°2021-478 du 21 avril 2021.
- Concernant la liberté de pensée, de conscience et de religion protégée par l’article 9 de la Convention, la requérante invoquait l’absence de respect de la clause de neutralité religieuse imposée par l’ASE à la famille d’accueil.
Pour arriver au constat d’une violation de l’article 9 de la Convention (liberté de pensée, de conscience et de religion), la Cour constate que la requérante a été exposée dès le début de son placement au prosélytisme religieux de la famille d’accueil, à défaut de mesures étatiques suffisantes pour faire appliquer la clause de neutralité religieuse qui figurait dans le contrat de placement.
La Cour relève ici aussi l’insuffisance des mesures mises en œuvre par les autorités françaises alors que, eu égard aux circonstances de l’espèce, l’ASE ne pouvait ignorer les pratiques religieuses de la famille d’accueil.
Encore une fois, c’est l’application défaillante du cadre normatif français, et non le cadre normatif lui-même, qui entraîne violation de la Convention.
Ces constatations inquiétantes appellent évidemment à un renforcement des moyens des travailleurs sociaux, à l’heure où le manque de moyens de l’Aide sociale à l’enfance n’est que trop connu.
- le formalisme excessif de l’application de la prescription : la violation de l’article 13 de la Convention combiné aux articles 3 et 9 de la Convention
La requérante se plaignait de l’impossibilité dans laquelle elle s’était trouvée, du fait de la prescription, de défendre sa demande devant les juridictions administratives et pénales.
- Concernant la prescription pénale, la Cour écarte le grief invoqué par la requérante, estimant qu’elle a suffisamment répondu au problème soulevé au titre de la prescription devant les juridictions administratives.
Il est tout de même intéressant de constater que la Cour souligne les évolutions du droit français en matière de prescription pénale (§§47 à 49), ce dont il semble s’évincer que le droit positif est en conformité avec la Convention.
Statuant manifestement en opportunité, la Cour s’abstient donc d’examiner la conventionnalité des anciennes dispositions internes en matière de prescription pénale.
- Concernant la prescription administrative, la Cour juge que les autorités judiciaires françaises ont fait une application excessivement formaliste des dispositions en la matière, emportant une violation du droit de la requérante à une protection effective par les tribunaux.
La Cour fait ici application d’une jurisprudence bien établie pour en tirer une conséquence particulièrement favorable à la requérante, dont elle juge qu’il ne pouvait lui être reproché d’avoir tardé à initier une procédure administrative.
On soulignera toutefois l’apport limité de cet arrêt pour la jurisprudence ultérieure : précautionneuse, la Cour souligne bien que ce sont « les circonstances très particulières de l’espèce » qui justifient cette solution.