Voilà une décision qui devrait renforcer la libération de la parole des personnes s’estimant victime de faits de harcèlement moral et sexuel.
En effet, dans son arrêt Allée c. France du 18 janvier 2024[1], la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a jugé que la « condamnation pénale pour diffamation publique de la requérante qui se plaignait d’un harcèlement moral et sexuel méconnaît l’article 10 de la Convention »[2].
Employée d’une association, la requérante avait demandé à l’un de ses directeurs d’être affectée à un autre poste en raison du comportement du Vice-président exécutif de ladite association – père dudit directeur – ; comportement qu’elle estimait constitutif de faits de harcèlement.
Rendu destinataire d’un SMS de l’époux de la requérante dénonçant des faits de harcèlement et d’agression sexuelle, le Directeur général de l’association ne proposa à celle-ci que de se placer en arrêt de travail dans l’attente d’une éventuelle rupture conventionnelle ou d’un changement d’affectation.
La requérante adressa alors un courriel au Directeur général de l’association avec copie à l’inspecteur du travail, ainsi qu’à son époux, au Vice-président exécutif précité et deux de ses fils, dont l’objet était « Agression sexuelle, Harcèlement sexuel et moral ».
Son époux publia également sur un mur Facebook un post reprenant les faits allégués qualifiés par lui de « scandale sexuel » dans lequel la famille du Vice-président et l’association qui employait la requérante étaient citées.
A la suite de ces courriels et de cette dernière publication, le Vice-président de l’association délivra à la requérante et à son époux une citation directe devant le Tribunal correctionnel de Paris du chef de diffamation publique.
Condamnée par le Tribunal correctionnel, qui avait retenu le caractère public du propos jugé diffamatoire au sens de l’article 29 § 1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la requérante a vu le jugement partiellement confirmé en appel ; la Cour d’appel considérant que, si le montant de l’amende devait être diminuée, le bénéfice de l’excuse de bonne foi ne pouvait lui être accordé dès lors que rien ne venait démontrer les faits d’agression sexuelle.
La requérante forma un pourvoi en cassation « en se plaignant notamment d’une violation de l’article 10 de la Convention, ainsi que de son « droit d’alerte » reconnu au salarié par le code du travail. »[3].
La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 26 novembre 2019 dans lequel elle juge :
- d’une part, que la Cour d’appel a justifié sa décision dès lors que « Les juges relèvent que, s’il existe des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral, voire sexuel dans la perception qu’a pu en avoir Mme Allée, rien ne permet de prouver l’existence de l’agression sexuelle que celle-ci date de l’année 2015 et pour laquelle elle n’a pas déposé plainte et ne peut produire ni certificat médical ni attestations de personnes qui auraient pu avoir connaissance, si ce n’est des faits, au moins du désarroi de la victime.» ;
- d’autre part, qu’en n’ayant pas réservé la révélation des agissements de harcèlement sexuel ou moral à son employeur ou à des organes chargés de veiller à l’application des dispositions du code du travail, la demanderesse au pourvoi ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité pénale :
« 18. La personne poursuivie du chef de diffamation après avoir révélé des faits de harcèlement sexuel ou moral dont elle s’estime victime peut s’exonérer de sa responsabilité pénale, en application de l’article 122-4 du code pénal, lorsqu’elle a dénoncé ces agissements, dans les conditions prévues aux articles L. 1152-2, L. 1153‑3 et L. 4131-1, alinéa 1er, du code du travail, auprès de son employeur ou des organes chargés de veiller à l’application des dispositions dudit code.
- Toutefois, pour bénéficier de cette cause d’irresponsabilité pénale, la personne poursuivie de ce chef doit avoir réservé la relation de tels agissements à son employeur ou à des organes chargés de veiller à l’application des dispositions du code du travail et non, comme en l’espèce, l’avoir aussi adressée à des personnes ne disposant pas de l’une de ces qualités.
- Par ailleurs, (…) la cour d’appel a déduit, à juste titre, que Mme Allée ne pouvait bénéficier de l’excuse de bonne foi, les propos litigieux ne disposant pas d’une base factuelle suffisante. »
Il revenait donc à la CEDH, saisie par la requérante, de se prononcer sur une éventuelle violation par les juridictions françaises de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
Aussi, c’est comme d’ordinaire, dans le cadre du contrôle de l’ingérence que représente une condamnation pénale dans l’exercice de la liberté d’expression que la CEDH s’est demandée :
- en premier lieu, si l’interprétation stricte donnée par les juridictions internes des conditions d’exonération de responsabilité pénale était ou non excessive et, partant, si le courriel litigieux était public au sens de la loi sur la liberté de la presse.
Sur ce premier point, la CEDH estime que l’approche retenue par les juridictions internes « apparaît, dans les circonstances de l’espèce, excessivement restrictive au regard des exigences attachées au respect de l’article 10. »[4].
En effet, la Cour considère que compte tenu, d’une part, du contexte tendu dans lequel le courriel a été envoyé, d’autre part, du nombre réduit de personnes destinataires du courriel faisant que ce dernier ne saurait être perçu comme ayant vocation à être diffusé au public, les juges nationaux ont eu tort de reconnaître le caractère public dudit courriel :
« 47. La Cour souligne que le courriel pour l’envoi duquel la requérante a été pénalement condamnée a été diffusé dans un contexte tendu mêlant le travail et la vie privée de l’intéressée. En effet, il a été consécutif à des démarches infructueuses de cette dernière puis de son époux alertant les cadres de l’association sur le comportement de A. à son égard. Tant les échanges antérieurs que le courriel litigieux avaient pour but de remédier à cette situation et de trouver une solution permettant à la requérante de ne plus travailler avec A.
- S’agissant, en premier lieu, des destinataires du courriel litigieux, la Cour rappelle qu’ils n’étaient qu’au nombre de six : le prétendu agresseur (alors vice-président exécutif de l’employeur), ses deux fils (dont l’un était également directeur spirituel de l’association et était déjà au courant des allégations), le directeur général de l’association, l’inspecteur du travail et enfin l’époux de l’intéressée (également au courant des allégations). Ainsi, sur ces six personnes, seul le second fils de A. était hors de l’affaire, tandis que toutes les autres étaient soit impliquées, directement ou indirectement dans cette dernière, soit habilitées à recevoir les dénonciations de harcèlement. La Cour considère dès lors qu’il s’agissait d’un texte envoyé à un nombre limité de personnes, n’ayant pas vocation à être diffusé au public (voir aussi Matalas, précité, § 55), mais dont le seul but était d’alerter les intéressés sur la situation de la requérante afin de trouver une solution permettant d’y mettre fin.»
- en deuxième lieu, si, eu égard à la nature des propos litigieux, le bénéfice de l’excuse de bonne foi pouvait être refusé à la requérante au motif que ceux relatifs aux faits allégués d’agression sexuelle ne reposeraient pas sur une base factuelle suffisante.
Ici, la CEDH considère :
- d’abord, que « requérante a agi en qualité de victimealléguée des faits qu’elle dénonçait », ce qui « entraine l’inopérance, dans l’exercice de mise en balance, du critère de l’existence d’un intérêt public ou d’un débat d’intérêt général. »[5] ;
- ensuite, et par voie de conséquence, qu’au regard des exigences de l’article 10 de la Convention, il convient d’apporter une « protection appropriée aux personnes dénonçant les faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes»[6].
Aussi, alors qu’il est constant que plus les allégations sont sérieuses, plus la base factuelle doit être solide, la CEDH juge que « les juridictions nationales, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, ont fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait dénoncer. ».
En effet, la Cour « relève, ainsi que le fait valoir la requérante, que les faits dénoncés ont été commis sans témoins, et que l’absence de plainte relativement à de tels agissements ne saurait conduire à caractériser sa mauvaise foi ».
- en troisième lieu, qu’il convient de prendre en compte le fait que ce n’est pas tant le courriel litigieux que la publication Facebook faite par son époux qui a généré de vives réactions et rendu publique l’affaire. Dans ces conditions, la CEDH « considère que le courriel envoyé par la requérante à six personnes dont une seulement était hors de l’affaire n’a entraîné, en tant que tel, que des effets limités sur la réputation de son prétendu agresseur. »[7].
- en quatrième et dernier lieu, que même si l’amende prononcée à l’encontre de la requérante a été réduite en appel et que, partant, la peine ne saurait être « qualifiée de particulièrement sévère», il demeure qu’une condamnation pénale « comporte, par nature, un effet dissuasif susceptible de décourager les intéressés de dénoncer des faits aussi graves que ceux caractérisant, à leurs yeux, un harcèlement moral ou sexuel. »[8].
Aussi « Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut à l’absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction au droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention »[9].
Par cette décision, dont l’apport relatif au caractère public du propos litigieux est déjà à lui seul intéressant en matière de délit de presse, la CEDH vient surtout de consacrer une approche protectrice des personnes qui s’estiment victime de faits de harcèlement moral et sexuel. On notera, en particulier, que la Cour, d’une part, se prononce en faveur d’une charge de la preuve raisonnable qui prend en compte les circonstances de l’espèce, d’autre part, attire l’attention des juridictions internes sur les conséquences restrictives d’une condamnation pénale sur l’exercice du droit à la liberté d’expression, en l’espèce, sur la dénonciation des faits de harcèlement.
Il ne faudrait toutefois pas en conclure que la CEDH invite à ne jamais condamner des prévenus qui auraient dénoncé des faits aucunement étayés. La Cour attire toutefois l’attention des juridictions internes sur une prise en considération très précise des circonstances de chaque espèce.
[1] CEDH, 18 janvier 2024, Allée c. France, req. N° 20725/20.
[2] Communiqué de presse de la CEDH publié le 18 janvier 2024.
[3] § 20 de l’arrêt.
[4] § 49 de l’arrêt.
[5] § 50 de l’arrêt.
[6] § 52 de l’arrêt.
[7] § 53 de l’arrêt.
[8] § 54 de l’arrêt.
[9] §55 de l’arrêt.