Brèves juridiques

Refus du juge national d’exécuter une décision étrangère condamnant un organe de presse : besoin d’un éclairage de la CJUE ?

By 16 octobre 2024 No Comments

Dans son arrêt de Grande Chambre du 4 octobre 2024 (Aff. C‑633/22), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient d’apporter une pierre complémentaire importante à l’édification d’un régime juridique protecteur de la liberté d’expression.

Plus précisément,  la CJUE a statué sur « une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Cour de cassation (France), par décision du 28 septembre 2022, parvenue à la Cour le 11 octobre 2022 » dans une procédure opposant le club de football du Real Madrid et un membre de son équipe médicale à la société éditrice du quotidien Le Monde et à l’un de ses journalistes salariés ; procédure qui avait abouti à leur condamnation pour avoir publié le 7 décembre 2006, un article dans lequel il était affirmé que le Real Madrid et le Fútbol Club Barcelona avaient recouru aux services d’un instigateur d’un réseau de dopage dans le milieu du cyclisme.

Dans l’arrêt ici commenté, la CJUE a dû se prononcer sur la possibilité pour un juge national de refuser l’exécution d’une décision d’une juridiction étrangère lorsque celle-ci aurait pour effet une violation manifeste de la liberté de la presse.

En principe, le droit de l’Union européenne prévoit que l’exécution des décisions de justice rendues par une juridiction d’un autre Etat membre doit être simple et rapide ainsi qu’en disposaient les considérants 16 et 17 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000[1], concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, applicable à la présente espèce :

« (16) La confiance réciproque dans la justice au sein de la Communauté justifie que les décisions rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit, sans qu’il soit nécessaire, sauf en cas de contestation, de recourir à aucune procédure.

(17) Cette même confiance réciproque justifie que la procédure visant à rendre exécutoire, dans un État membre, une décision rendue dans un autre État membre soit efficace et rapide. À cette fin, la déclaration relative à la force exécutoire d’une décision devrait être délivrée de manière quasi automatique, après un simple contrôle formel des documents fournis, sans qu’il soit possible pour la juridiction de soulever d’office un des motifs de non-exécution prévus par le présent règlement. »

Toutefois, ce même règlement prévoyait

  • d’une part, à son article 34, point 1, que :

« Une décision n’est pas reconnue si :

  • la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’Etat membre requis».
  • d’autre part, à son article 45 que :

« 1. La juridiction saisie d’un recours prévu à l’article 43 ou 44 ne peut refuser ou révoquer une déclaration constatant la force exécutoire que pour l’un des motifs prévus aux articles 34 et 35. Elle statue à bref délai.

    1. En aucun cas la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. »

Pour mieux comprendre la raison de la demande préjudicielle adressée par la Cour de cassation à la CJUE, il est nécessaire de rappeler les faits et la nature de la condamnation prononcée par une juridiction espagnole à l’encontre de la société éditrice du Monde et de l’un de ses journalistes.

Ainsi que l’expose la Cour :

« Le 7 décembre 2006, le journal Le Monde a publié un article, rédigé par EE, journaliste salarié de ce journal, dans lequel il était affirmé que le Real Madrid et le Fútbol Club Barcelona avaient recouru aux services d’un instigateur d’un réseau de dopage dans le milieu du cyclisme. De nombreux médias, notamment espagnols, ont relayé cette publication. Le 23 décembre 2006, le journal Le Monde a publié, sans commentaire, une lettre de démenti que lui avait fait parvenir le Real Madrid. »

Assignés par le Real Madrid et le membre susmentionné de son équipe médicale, la société éditrice du Monde et le journaliste auteur de l’article ont été condamnés le 27 février 2009 par un tribunal madrilène – décision confirmée après rejet d’un pourvoi par la Cour suprême espagnole le 24 février 2014 – à payer, en réparation du préjudice moral subi, 300.000 euros au Real Madrid et 30.000 au membre de son équipe médicale.

A ces sommes sont venues s’ajouter celles de 90.000 euros, au profit du Real Madrid, et de 3.000 euros pour le soignant, au titre des intérêts et des frais, à la suite d’une décision du 11 juillet 2014 du Tribunal de première instance de Madrid ordonnant l’exécution de l’arrêt de la Cour suprême espagnole.

Si le 15 février 2018, le Tribunal de Grande Instance de Paris a rendu « deux déclarations constatant le caractère exécutoire de l’arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême) du 24 février 2014 ainsi que de ces ordonnances. », la Cour d’appel de Paris les a infirmées au motif qu’elles étaient manifestement contraires à l’ordre public international français dès lors que ces condamnations avaient « un effet dissuasif sur la participation d’un journaliste et d’un organe de presse à la discussion publique des sujets intéressant la collectivité, de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle, de sorte que la reconnaissance ou l’exécution des décisions prononçant ces condamnations heurtait de manière inacceptable l’ordre public international français, en tant qu’elle portait atteinte à la liberté d’expression ».

C’est à l’occasion de l’instruction du pourvoi en cassation formé par le Real Madrid et le membre de son équipe médicale que la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser pas moins de 7 questions préjudicielles[2].

Avant de dire comment il convient d’interpréter les dispositions des articles 34.1 et 45 du règlement n° 44/2001 à la lumière de l’article 11, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne aux termes duquel « toute personne a droit à la liberté d’expression, qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières », la CJUE rappelle que :

« un recours à la clause de l’ordre public, prévue à l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001, n’est concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision rendue dans un autre État membre heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État membre requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision étrangère, l’atteinte devrait constituer une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État membre requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique (arrêts du 28 avril 2009, Apostolides, C-420/07, EU:C:2009:271, point 59, et du 25 mai 2016, Meroni, C-559/14, EU:C:2016:349, point 42). »

L’exécution d’une décision d’une juridiction d’un Etat membre dans un autre Etat de l’Union doit donc être la règle ; le refus d’exécuter, l’exception :

« Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, l’article 34 du règlement no 44/2001 doit recevoir une interprétation stricte en ce qu’il constitue un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux poursuivi par ce règlement. Il ne doit dès lors jouer que dans des cas exceptionnels (arrêts du 28 avril 2009, Apostolides, C-420/07, EU:C:2009:271, point 55, et du 20 juin 2022, London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Associa on, C-700/20, EU:C:2022:488, point 77 ainsi que jurisprudence citée). »

En l’espèce, et comme la CJUE a l’habitude de le faire lorsqu’est en cause la liberté d’expression, elle va s’appuyer sur la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. La CJUE précise même qu’en vue de l’interprétation de l’article 11 de la Charte, elle doit « tenir compte des droits correspondants garantis par l’article 10 de la CEDH, tels qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme, en tant que seuil minimal de protection ».

La CJUE rappelle ainsi, dans des formulations très proches de celles employées par la CEDH, que :

  • d’abord, « Lorsque sont concernés des journalistes et/ou des éditeurs et organes de presse du fait d’une publication d’un article de presse, la liberté d’expression et d’information est spécifiquement protégée par l’article 11, paragraphe 2, de la Charte, en vertu duquel la liberté des médias et leur pluralisme doivent être respectés.» ;

 

  • ensuite, « l’article 11 de la Charte constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et pluraliste, faisant partie des valeurs sur lesquelles est (…) fondée l’Union» et que, dès lors, s’agissant de la presse et des journalistes, « Les ingérences dans les droits et libertés garantis par cet article 11 doivent donc, dans un tel contexte, être limitées au stricte nécessaire ».

La Cour reprend même la jurisprudence spécifique définie par la CEDH en la matière et selon laquelle :

  • « les exceptions auxquelles est soumise la liberté d’expression appellent une interprétation stricte», l’article 10, paragraphe 2, de la Convention ne laissant « guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique et dans celui des questions d’intérêt général » ;

 

  • « Si les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite doivent disposer de la possibilité d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les atteintes à leur réputation, toute décision accordant des dommages intérêts pour une atteinte causée à la réputation doit présenter un rapport raisonnable de proportionnalité entre la somme allouée et l’atteinte en cause».

 

La CJUE fait ainsi sienne la position de la CEDH qui incite à la prudence lorsque « les mesures ou les sanctions prises sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de questions présentant un intérêt général légitime, et donc avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté de la presse à l’égard de telles questions ».

C’est au vu de l’ensemble de ces principes que la CJUE va se livrer à une lecture conjointe de l’article 34, point 1 et de l’article 45 du règlement n° 44/2001 avec l’article 11 de la Charte et considérer que :

« 68 Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, en tenant compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce, parmi lesquelles figurent non seulement les ressources des personnes condamnées mais également la gravité de leur faute et l’étendue du préjudice telles qu’elles ont été constatées dans les décisions en cause au principal, si l’exécution de ces décisions aurait pour effet, au regard des critères énoncés aux points 53 à 64 du présent arrêt, une violation manifeste des droits et libertés tels que consacrés à l’article 11 de la Charte.

69 À cet effet, il incombe à cette juridiction de vérifier si les dommages-intérêts accordés dans lesdites décisions s’avèrent manifestement disproportionnés par rapport à l’atteinte à la réputation en cause et risquent ainsi d’avoir un effet dissuasif dans l’État membre requis sur la couverture médiatique de questions analogues à l’avenir ou, plus généralement, sur l’exercice de la liberté de la presse, telle que consacrée à l’article 11 de la Charte. »

Reste donc à attendre la décision qui sera rendue par la Cour de cassation sur le fondement de cette interprétation du droit de l’Union dans les circonstances spécifiques du litige opposant le Real Madrid à la société éditrice du Monde. La Haute juridiction française devra dire si l’exécution de la condamnation prononcée par la justice espagnole doit être refusée au motif qu’ « elle aurait pour effet une violation manifeste de la liberté de la presse, telle que consacrée à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux, et ainsi, une atteinte à l’ordre public de l’Etat membre requis ».

[1] Aujourd’hui abrogé et remplacé par le règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale

[2] « 1) Les articles 34 et 36 du règlement [no 44/2001] et l’article 11 de la [Charte] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’une condamnation pour l’atteinte à la réputation d’un club sportif par une information publiée par un journal est de nature à porter manifestement atteinte à la liberté d’expression et à constituer ainsi un motif de refus de reconnaissance et d’exécution ? 2) En cas de réponse affirmative, ces dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens que le caractère disproportionné de la condamnation ne peut être retenu par le juge requis que si les dommages-intérêts sont qualifiés de punitifs soit par la juridiction d’origine, soit par le juge requis, et non s’ils sont alloués pour la réparation d’un préjudice moral ? 3) Ces dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens que le juge requis ne peut se fonder que sur l’effet dissuasif de la condamnation au regard des ressources de la personne condamnée ou qu’il peut retenir d’autres éléments tels que la gravité de la faute ou l’étendue du préjudice ? 4) L’effet dissuasif au regard des ressources du journal peut-il constituer, à lui seul, un motif de refus de reconnaissance ou d’exécution pour atteinte manifeste au principe fondamental de la liberté de la presse ? 5) L’effet dissuasif doit-il s’entendre d’une mise en danger de l’équilibre financier du journal ou peut-il consister seulement en un effet d’intimidation ? 6) L’effet dissuasif doit-il s’apprécier de la même façon à l’égard de la société éditrice d’un journal et à l’égard d’un journaliste, personne physique ? 7) La situation économique générale de la presse écrite est-elle une circonstance pertinente pour apprécier si, au-delà du sort du journal en cause, la condamnation est susceptible d’exercer un effet d’intimidation sur l’ensemble des médias ? »