Dans deux arrêts du 10 juillet 2024[1], la Cour de cassation affirme qu’un propriétaire peut agir en référé pour s’opposer à la diffusion par un tiers, d’une vidéo réalisée sur sa propriété si cette diffusion lui cause un trouble manifestement illicite.
Dans chacune de ces deux affaires, une même association était opposée à des entreprises d’élevages de poules.
Concernant la première[2], l’association Vegan Impact avait mis en ligne sur son site internet des images tournées au sein des installations de la Ferme du pré, sans l’autorisation de la société, pour exposer ce qu’elle présentait comme de mauvaises conditions d’élevage de « quarante mille poules en détresse ».
Le 27 octobre 2021, La Ferme du pré assignait en référé l’association Vegan Impact pour un trouble manifestement illicite résultant de la violation du droit de propriété de la société, du droit à la protection de son domicile et de la mise en péril de ses intérêts par l’atteinte aux règles sanitaires applicables à son élevage.
L’association Vegan Impact demandait devant la juridiction d’appel l’annulation de l’assignation au motif que La Ferme du pré aurait dû agir sur le fondement de la liberté d’expression protégée par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, et non sur celui du trouble manifestement illicite.
Le 8 septembre 2022, la Cour d’appel rejetait la demande d’annulation de l’assignation tout en estimant qu’il n’y avait pas lieu à référé car la société n’apportait pas la preuve que la vidéo publiée sur le site internet de l’association aurait été réalisée en violation du droit de propriété et des règles d’hygiène par un membre de l’association :
« Pour dire n’y avoir lieu à référé, l’arrêt retient qu’il n’est produit aucun élément permettant d’établir, avec l’évidence requise en référé, la preuve que les membres de l’association se sont introduits de façon illicite dans les locaux de la société et qu’ils ont violé le droit de propriété de cette dernière, ni que les règles sanitaires applicables à cette exploitation n’ont pas été respectées à l’occasion du tournage de la vidéo et que le fait qu’elle ait été tournée à l’intérieur de ces locaux, sans autorisation, ne peut en soi constituer la preuve du trouble manifestement illicite invoqué, tiré de la violation du droit de propriété et des règles sanitaires, dès lors que la vidéo a pu être réalisée par une personne habilitée à pénétrer dans les lieux ».
La Ferme du pré formait un pourvoi en cassation et Vegan Impact un pourvoi incident.
Dans son arrêt du 10 juillet 2024, la première chambre civile de la Cour de cassation rejetait le pourvoi incident formé par Vegan Impact, confirmant ainsi que l’action de La Ferme du pré ne relevait pas du champ d’application de la loi de 1881, mais bien d’une action en référé visant à faire cesser un trouble manifestement illicite :
« Ayant constaté que l’action de la société était fondée sur un trouble manifestement illicite résultant de la violation de son droit de propriété, de la protection de son domicile et de la mise en péril de ses intérêts par l’atteinte aux règles sanitaires applicables à son élevage, qu’il n’était pas fait état du contenu de la vidéo dans l’assignation et que celle-ci ne mentionnait pas d’allégations ou d’imputations de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la société, la cour d’appel en a déduit, à bon droit, que cette action ne relevait pas des dispositions de la loi du 29 juillet 1881. »
On notera que, sur ce point, le principe et la solution retenus par la 1ère Chambre civile sont les mêmes dans les deux espèces alors que dans l’une d’elle[3], la société avait produit au soutien de sa demande de retrait des images, un constat d’huissier les décrivant ; ce qui n’a cependant pas convaincu la Cour de cassation que l’action en cause était fondée sur la loi du 29 juillet 1881 :
« 5. Ayant constaté que l’action de la société était fondée sur un trouble manifestement illicite résultant de la violation de son droit de propriété, de la protection de son domicile et de la mise en péril de ses intérêts par l’atteinte aux règles sanitaires applicables à son élevage, que l’assignation ne mentionnait pas d’allégations ou d’imputations de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la société et que, si un constat d’huissier, décrivant les vidéos et les pages web litigieuses, avait été annexé à l’assignation, il visait seulement à sauvegarder la preuve des éléments dont se prévalait la société, la cour d’appel en a déduit, à bon droit et sans méconnaître son office, que cette action ne relevait pas des dispositions de la loi du 29 juillet 1881. 6. Le moyen n’est donc pas fondé. »
La Cour de cassation casse[4] par ailleurs l’arrêt de la Cour d’appel d’Amiens[5] – qui, contrairement à celle de Versailles[6], avait dit n’y avoir lieu à référé – au motif que la diffusion d’une vidéo réalisée à l’intérieur des locaux de La Ferme du pré sans autorisation, même sans preuve d’une intrusion illicite, pouvait constituer un trouble manifestement illicite, dès lors qu’elle portait atteinte au droit de propriété de la société :
« Vu les articles 544 du code civil et 835, alinéa 1, du code de procédure civile :
- Il résulte de ces textes qu’un propriétaire peut s’opposer à la diffusion, par un tiers, d’une vidéo réalisée sur sa propriété, y compris par la voie d’une action en référé lorsque cette diffusion lui cause un trouble manifestement illicite.
- Peut caractériser un tel trouble la diffusion d’une vidéo, tournée à l’intérieur de ses locaux sans son autorisation, peu important qu’elle l’ait été ou non au cours d’une intrusion et que son auteur soit ou non identifié.
- Pour dire n’y avoir lieu à référé, l’arrêt retient qu’il n’est produit aucun élément permettant d’établir, avec l’évidence requise en référé, la preuve que les membres de l’association se sont introduits de façon illicite dans les locaux de la société et qu’ils ont violé le droit de propriété de cette dernière, ni que les règles sanitaires applicables à cette exploitation n’ont pas été respectées à l’occasion du tournage de la vidéo et que le fait qu’elle ait été tournée à l’intérieur de ces locaux, sans autorisation, ne peut en soi constituer la preuve du trouble manifestement illicite invoqué, tiré de la violation du droit de propriété et des règles sanitaires, dès lors que la vidéo a pu être réalisée par une personne habilitée à pénétrer dans les lieux.
- En statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés.»
Avec ces décisions, la Cour de cassation réaffirme le droit des propriétaires de contrôler l’utilisation de l’image de leurs biens, même en l’absence d’une intrusion physique non autorisée avérée, et ce quand bien même l’auteur de ladite image ou vidéo ne serait pas identifié.
En outre, la diffusion de contenus potentiellement dommageables, même si ceux-ci sont diffusés dans un contexte militant ou informatif peut donner lieu à une action en référé.
L’arrêt « Ferme des prés » peut sembler marquer également une limite à la protection de la liberté d’expression des associations lorsqu’elle entre en conflit avec les droits fondamentaux d’autres parties, tels que le droit de propriété et le respect des règles sanitaires.
Toutefois, dans la seconde affaire[7] opposant l’association Vegan Impact à une autre entreprise d’élevage de poules, la Cour de cassation vient rappeler que « Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, entre deux droits conventionnellement protégés, le juge national doit toujours procéder à une mise en balance des intérêts en présence afin de rechercher un équilibre entre les droits en concours et, le cas échéant, privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime ».
Au terme de son habituel contrôle, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation estime que la Cour d’appel de Versailles a bien procédé à la mise en balance des deux droits « en concours », celui « au respect de ses biens »[8] et celui « à la liberté d’expression »[9], et a pu justement déduire que les moyens mis en œuvre par l’association avaient causé une atteinte disproportionnée aux droits de la société :
« 18. La cour d’appel a retenu, d’abord, qu’il existait un débat public d’intérêt général sur la question du bien-être animal et que l’association disposait d’un droit d’informer le public sur le sujet des maltraitances animales et de choisir les moyens d’expression qui lui paraissaient les plus adaptés. Elle a relevé, ensuite, que le tournage des vidéos, sans autorisation, en violation du droit de propriété de la société, avait engendré un risque pour la santé des animaux et des consommateurs découlant de la méconnaissance des normes sanitaires très strictes en matière d’accès aux locaux et des mesures de biosécurité. Elle a considéré, enfin, que la divulgation des images présentées de manière particulièrement accrocheuse, destinée à susciter l’indignation de l’opinion publique, comportait un risque important de mise en péril de la jouissance paisible du propriétaire.
19. Ayant ainsi procédé à la mise en balance des droits en présence, elle en a justement déduit que les moyens choisis par l’association aux fins de parvenir à son objectif de sensibilisation à la cause animale avaient causé une atteinte disproportionnée aux droits de la société. »
En définitive, si l’on peut interpréter ces deux décisions comme un renforcement du droit au respect des biens des entreprises, il demeure que lorsque est invoquée la protection de la liberté d’expression, les juges ne peuvent faire l’économie du contrôle des intérêts garantis, notamment, par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. On ne peut donc exclure, a priori, des situations où le respect de la liberté d’expression primerait dès lors qu’aucune atteinte disproportionnée au droit de propriété n’aurait été commise.
[1] Cass. Civ. 1ère, 10 juillet 2024, n° 22-23.247 ; Cass. Civ. 1ère, 10 juillet 2024, n° 22-23.170.
[2] Pourvoi n° 22-23.247.
[3] Pourvoi n° 22-23.170
[4] « CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu’il déboute l’association Vegan impact de sa demande d’annulation de l’assignation délivrée à son encontre, l’arrêt rendu le 8 septembre 2022, entre les parties, par la cour d’appel d’Amiens ;
Remet, sauf sur ce point, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Versailles »
[5] Pourvoi n° 22-23.247
[6] Pourvoi n° 22-23.170
[7] Pourvoi n° 22-23.170.
[8] Article 1er du protocole additionnel n° 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
[9] Article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.